L’évolution conceptuelle en psychopathologie

 

Dans le champ de la psychopathologie, vers la fin du XIXe siècle, la mise en œuvre rationnelle d’un ensemble de concepts conduisit Sigmund Freud à faire la supposition du psychisme. Mais, plusieurs modèles explicatifs différents ont été, et sont encore, en concurrence, bien qu'ils soient construits sur le même principe de la recherche d'une causalité. Aucun n'a réussi à s'imposer comme paradigme fédérateur.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. L'évolution conceptuelle en psychopathologie. Philosophie, Science et Société. https://philosciences.com/paradigme-psychopathologie.

 

Plan :


  • 1 - Une épistémologie historique de la psychopathologie
  • 2 - La dynamique conceptuelle qui a porté Freud
  • 3 - La réception du modèle et ses concurrents
  • Conclusion : le paradigme introuvable en psychopathologie

 

Texte intégral :

1. Une épistémologie historique de la psychopathologie

Une mise en perspective

L’évolution conceptuelle en psychopathologie peut être retracée par une mise en perspective historique des débats depuis le milieu du XIXe siècle à nos jours. Que s’est-il passé à partir du XIXe siècle dans le domaine de la psychopathologie ? Un changement de modèle s’est-il opéré et a-t-il produit un nouveau paradigme ? Qu’en est-il à l’heure actuelle ? Retracer l’histoire de la conceptualisation qui s’est produite semble un moyen pour démêler l’écheveau d’un présent embrouillé par un passé chargé et mal digéré, grâce à la restitution de sa genèse.

Pour retracer cette histoire, il faut nécessairement connaître l'arrière-plan intellectuel dans lequel les protagonistes ont été pris.Comment pense-t-on à cette époque dans le domaine de la médecine et de la psychopathologie ? Il faut nécessairement le savoir si l’on veut comprendre les débats qui se sont engagés, les controverses qui ont eu lieu, les nouveautés qui sont apparues.

La notion de « formations discursives » avancée par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir pourrait être adaptée pour rassembler le corpus divers et flou de la psychopathologie éparpillé entre médecine, psychologie, psychanalyse, philosophie, anthropologie. Mais, pour suivre le fil évolutif sur la longue durée, nous nous sommes plutôt intéressés à l’interaction entre dynamique conceptuelle, évolutions pratiques et réception sociale des doctrines.

Thomas Khun et son concept de « paradigme », puis celui, plus précis, de « matrice disciplinaire », est notre source d’inspiration la plus forte. Cet auteur réalise un équilibre intéressant entre les influences sociologiques et la dynamique propre à la connaissance tout en mettant en avant un point de vue de type structural par la saisie d’ensembles épistémiques stables et cohérents qui dépassent les acteurs.

Cette approche d’inspiration structuraliste et simultanément généalogique tient éloigné de la perspective individualiste du savant génial, sujet souverain de la pensée, qui, par la puissance d’un entendement, résoudrait les problèmes laissés en suspens et trouverait, par un Eurêka soudain, la vérité. Elle n’allait cependant pas jusqu’à faire supposer des Idées sans individus pour les porter, ce qui renouerait, souterrainement et presque à rebours, avec l’idéalisme.

Une histoire à grands traits

Comment se génère la pensée dans le domaine de la psychopathologie ? Le chercheur et ses pairs utilisent des concepts, des notions, des principes, qu’ils confrontent à leur expérience (ici la pratique clinique) individuellement et collectivement. L’histoire que l’on peut en faire est celle des évolutions collectives et individuelles, associant conditions de possibilité et dynamique propre. La perspective envisagée est celle d’une historicisation de la pensée scientifique en psychopathologie, d’une temporalisation de la connaissance psychopathologique telle qu’elle est produite au cours de l’histoire.

L’intelligence, la tournure d’esprit, les capacités, la culture de l’individu ne peuvent être négligées, mais finalement, ce qui compte, c’est qu’elles soient mises au service de la connaissance. Négligeant « l’auteur » au sens traditionnel, nous avons préféré considérer le jeu de la dynamique conceptuelle au fil du temps. L’autonomie, au moins relative, de la pensée demande seulement un agent rationnel qui mette en œuvre des raisonnements.

Autrement dit, il fallait exhumer des façons de penser, des raisonnements divers ayant une portée très générale, jouant sur une assez longue durée, faire une étude longitudinale des modèles en psychopathologie, de leur réception et aussi de leur rejet, de l'ignorance et de l’amnésie récurrente en ce domaine.

En arrière-plan il y a eu une oscillation incessante qui traverse les XIXe et XXe siècles et notre début de XXIe, entre organicisme et psychologisme, réduction au neurologique ou acceptation d’une origine psychologique (mais qui reste mal définie). Termes qui d’ailleurs ne signifient pas la même chose pour tout le monde, ni tout au long de l’histoire que nous voulons retracer.

La contextualisation

Les idées dépendent-elles du contexte, de la période historique, selon quel type de rapport, selon quelles continuités (filiations, influences) ou discontinuités ? L'approche « externaliste » met en évidence l’environnement intellectuel conçu comme condition de possibilité, mais jusqu’où étendre l’investigation ? Autour de l’épicentre de la recherche, jusqu’où aller : aux différents auteurs de la discipline, aux autres disciplines, à toute la culture ? Faut-il inclure les aspects sociologiques et politiques et jusqu’à quel point ?

Jusqu’où aller dans la recherche des conditions et du contexte ? Peut-on aller jusqu’à considérer la psychopathologie comme une activité sociale dépendant de son contexte socio-politico-économique ? C'est certain, mais le développement de la pensée à vocation de connaissance scientifique n’est pas entièrement conditionné par ce qui l’environne. Son développement et sa réception dépendent des conditions sociales et institutionnelles, mais elle a aussi une dynamique propre, une dynamique purement conceptuelle et c’est ce qui nous intéresse ici.

Nous nous limiterons concernant le contexte philosophique et scientifique à la pensée positiviste. Elle instaure l’exigence d’une recherche causale qui a eu pour conséquence le passage d’une médecine nosographique à une médecine anatomo-clinique, puis étiologique. Ce sera aussi celui de la querelle ontologique entre dualisme et matérialisme qui désigne a priori où chercher et situer les causes : dans la matière cérébrale, dans l’esprit, dans le psychologique ou ailleurs dans un lieu neutre ?

L’étude proposée se situe dans la perspective d’une épistémologie historique, qui articule les concepts aux rationalités qui les portent, pour reprendre les termes de Ferhat Taylan (Concepts et rationalités. Héritages de l'épistémologie historique, de Meyerson à Foucault, Paris, Éditions Matériologiques, 2018).

Continuité ou rupture ?

La mise en évidence des discontinuités est intéressante, car, au-delà de la périodisation, elle permet de saisir la nouveauté et d’interroger la pertinence du changement.

La reconstitution effectuée par un travail précis sur l’évolution de la pensée montre qu’à un moment donné, l'exigence causale a fait émerger un nouveau modèle en psychopathologie. Il y a bien là une nouveauté qui produit une discontinuité avec les savoirs préexistants. Mais, pour autant, ils n'ont pas disparu.

Après les travaux d’Alexandre Koyré, Gaston Bachelard, Georges Canguilhem, Michel Foucault, on aura tendance à voir des différences, des coupures. Les expériences (certes fondées sur un savoir-faire préexistant) ne procéderaient pas des mêmes concepts et n’entretiennent pas la même relation à la théorie. La coupure épistémologique donnerait un avant et un après dans la façon de connaître le monde.

La rupture au sens épistémologique ajoute à l’historicisation une réflexion sur la qualité et la valeur différentielle de la connaissance et des savoirs produits. Le relativisme est également battu en brèche par l’histoire de la pensée conçue de cette manière, car elle montre des franchissements conceptuels, des acquis dans le savoir, des différences qualitatives dans les façons de connaître qui persistent dans la durée. Il y a, à certains moments dans le domaine scientifique, un saut qualitatif correspondant à une amélioration dans la façon de connaître et à une augmentation du savoir sur le monde. Mais que deviennent-ils, comment s’intègrent-ils dans l’époque qui les accueille ? C’est variable. Des régressions sont possibles comme on va le constater.

2. La dynamique conceptuelle qui a porté Freud

Nous nous contenterons dans cet article d'un coup de projecteur sur une dynamique particulière : celle qui fait s'opposer les partisans d'une origine psychique à ceux tenant pour une origine neurobiologique des troubles. C'est à Sigmund Freud que l'on doit la mise en avant du psychisme comme entité plausible pour y situer les causes des troubles psychopathologiques. Voyons le contexte intellectuel dans lequel s’est produite l’intervention de Sigmund Freud dans le champ de la psychopathologie.

La « querelle des méthodes » date de la fin du XIXe siècle ; elle a opposé les partisans d'une science explicative à ceux d'une science compréhensive. Ceci a été mis en lumière en 1883 par Wilhelm Dilthey dans son Introduction aux sciences de l'esprit. Les principaux auteurs ayant eu une influence sur la psychopathologie à ce moment sont Franz Brentano avec La Psychologie du point de vue empirique, Wilhelm Wundt Fondements de la psychologie publiés en allemand la même année (1874) et divers auteurs situés du côté psychiatrique Emil Kraepelin, Krafft Ebing, Wilhelm Griesinger, Martin Charcot.

Mais, le ressort principal des travaux de Freud est celui de la causalité qui a investi le champ médical depuis le début du XIXe siècle détrônant la médecine classificatoire. À partir de là et sur une période d’environ dix ans, il introduit sous différentes formes l’idée de causes psychiques dans les névroses et fonde la psychopathologie. Pour cela, il associe les psychologies associationnistes (allemande, anglaise), les travaux de Pierre Janet à ses connaissances en neurologie.

Freud n’est pas un philosophe, mais un médecin qui exerce et les aspects pratiques ont joué un rôle décisif dans la genèse et l’évolution de sa pensée. Les résultats thérapeutiques sont la preuve du bien-fondé d’une thèse ou le motif de sa réfutation. L’observation et l'expérimentation dans les sciences, la clinique et la thérapeutique en médecine valident ou réfutent les conceptions, elles font évoluer les idées de manière dynamique. Elles participent pleinement au mouvement de la pensée.

Mais, le mouvement conceptuel majeur est l’utilisation du concept de psychisme comme entité hypothétique « dont on doit supposer l’existence », ce qui le rend hétérogène à l’esprit conçu par substantification de la subjectivité ou comme ensemble phénoménal attesté par le sens interne. La supposition d’une entité hypothétique dont on doit construire un modèle renouvelle la donne épistémologique et constitue à nos yeux une rupture épistémologique potentielle (nous reviendrons sur ce terme). C’est une attitude positiviste qui évite d'avoir à donner une qualification ontologique (de supposer une substance, ou une essence, ou simplement une réalité factuelle, ou de supposer des états mentaux, ou quoi que ce soit).

Une nouvelle anthropologie voit le jour dans laquelle 1/ la pensée et le symbolique ont une place pleine et entière ; 2/ l’histoire individuelle joue un rôle dans les conduites humaines ; 3/ la biologie et le social ont aussi une place. Il s’agit d’une anthropologie pluraliste conjuguant plusieurs types de déterminations. Le psychisme peut toutes les accueillir compte tenu de son statut ontologiquement neutre. La figure de l’homme proposée est plurielle. Nous convenons que ce qui est exposé ici ne correspond pas à la vision qui s'est imposée, puisque généralement, on assimile le psychisme à l'esprit, terme pris dans une acception psychologisante. C'est une interprétation que nous considérons comme erronée et malheureuse.

En cherchant la causalité du symptôme hystérique, Freud renouvelle le paradigme psychologique en apportant l’idée d’un psychisme dont on doit supposer l’existence à partir de faits empiriques, ce qui rompt la subjectivité de l’esprit liée à l’expérience ordinaire et permet de proposer une théorie modélisante pour expliquer les faits qui viendra dans un second temps (1915) avec la métapsychologie. Le point central, c’est la possibilité d’une objectivation des faits humains sans réduction (en particulier sans ravalement de différentes formes de la pensée à des épiphénomènes).

En cherchant la cause, Freud met en évidence le sens (la signification, le symbole) et lui donne un statut positif. Il montre aussi le rôle des événements, c’est-à-dire de l’histoire individuelle dans les symptômes et conduites. Le biologique (via le pulsionnel) et le socioculturel (via les apprentissages, les interdits, les normes) sont également pris en compte. Un abord positiviste du psychisme (sans présupposé ontologique) permet d’intégrer tous les aspects (biologique, représentationnel et symbolique, et social) des déterminations humaines.

Une dynamique conceptuelle très précise a produit un nouveau paradigme en psychopathologie et, par extension, dans la conception et la façon de connaître l’homme. Ce changement n’est pas relativisable et remplaçable indifféremment par tout autre. On peut le juger pour lui-même et dire s’il a une vertu ou pas pour la connaissance de l’homme et s’il se situe en rupture ou continuité avec d’autres.

Freud donne une réponse positive aux amorces incertaines de Spinoza et de Nietzsche de critique du dualisme. Face aux conceptions de l’esprit, une voie radicalement différente est offerte, celle du psychisme qui, ayant une complète neutralité ontologique (les faits conduisent à supposer une entité nécessaire), n’impose pas d’ a priori substantiel et permet d’accueillir toutes les déterminations utiles pour expliquer les conduites individuelles. Sur le plan paradigmatique pour les sciences humaines, il propose une offre concurrente au réductionnisme : un abord objectivant de l’homme sans sacrifier le domaine de la pensée, c’est-à-dire n’excluant pas (ou ne minimisant pas) ce qu’on nomme pensée, sens, symbolique, sémantique, représentation, etc.

Ce nouveau modèle apparaît, produit d’une dynamique de la pensée ayant ses ressorts et sa logique propre. Cette dynamique dépend d’enjeux conceptuels préexistant à son développement. Le résultat pour être nouveau fait-il rupture, opère-t-il une discontinuité ?

3. La réception du modèle et ses concurrents

Une réception incertaine

Michel Foucault propose, dans L'Archéologie du savoir, quatre seuils (positif, épistémologisation, scientificité, formalisation). Dans le domaine considéré, celui de la psychopathologie, on en est plutôt au seuil de la positivité avec la juxtaposition de paradigmes concurrents. Le point central pour nous est la réception du modèle de pensée, sa transformation (ou pas) en paradigme fédérateur, son enrôlement éventuel à d'autres fins.

Le nouveau modèle qui a surgi suite au travail de Freud a été mal compris, en partie ignoré et reste non avéré collectivement. Autrement dit, la découverte freudienne n’a pas fait paradigme au sens de Thomas Kuhn de faire école. Au lieu de cela, on a assisté à une multiplication des objets et des doctrines, ce qui ressemble bien à la « phase préscientifique » décrite par Thomas Kuhn. Il n’y a pas eu de changement décisif, mais une coexistence problématique de divers paradigmes inconciliables auxquels des groupes de chercheurs et de praticiens se rattachent.

Divers courants intellectuels, très différents les uns des autres ont joué un rôle dans la psychopathologie. Au XXe siècle, la psychanalyse elle-même a été emportée par la vague structuralo-linguistique et le psychisme ramené à un inconscient langagier ; puis le langage ramené à sa structure signifiante, quand ce n’est pas à un système phonologique. Les dimensions du biologique et du social ont été, du même coup, mises de côté. Il n’y là rien de nécessaire, mais plutôt l’adoption collective d’une orientation dans la manière de penser à caractère social.

Les modèles de compréhension de type neurobiologique sont entrés en concurrence avec l'orientation psychologique vers le milieu du XIXe siècle. Ils ont eu un regain de notoriété vers la fin du XXe siècle grâce aux progrès techniques qui leur ont donné du poids. Ce qui n’est pas étonnant, car ils sont fondés sur le même principe de recherche de causalité. La différence tient à ce que le support de la cause est biologique et donc, pour la psychopathologie, avec des incidences cérébrales. On est dans la même dynamique conceptuelle avec des arguments, eux aussi, cliniques parfaitement recevables, mais avec une orientation guidée par des présupposés de type naturaliste matérialiste (opposés au dualisme).

Une conception donnée se heurte à une multitude de tendances contradictoires ou simplement hétérogènes. Comme finit par le remarquer Michel Foucault - ce qui met à mal le projet d’une épistémè homogène -, les sciences, à une époque donnée, entretiennent les unes avec les autres des relations complexes qu’il n’est pas possible de déployer dans un seul plan : « l’épistémè ne se totalise pas » (L’Archéologie du savoir, p. 310). Nous traduirons : ne se synthétise pas en une structure unique qui en rendrait compte de manière satisfaisante.

Les évolutions peuvent être erratiques. Un renouveau paradigmatique rendu possible par le modèle proposé par Freud a été ignoré et laissé de côté, alors que des aspects secondaires de ses travaux ont été mis en avant et ont fait l’objet d’âpres polémiques (la sexualité, l’inconscient, l’hystérie comme possession).

Le modèle explicatif biologique s'était amorcé à la même époque avec le succès rencontré dans la maladie découverte par Bayle (1822) d'une lésion de l'arachnoïde, maladie qui a pris le nom de paralysie générale sous l'influence de Delaye (1824), puis est devenue la syphilis nerveuse. L'exigence de causalité par rapport aux troubles mentaux a été doublement remplie : causalité symptomatique par la lésion de l'arachnoïde et la cause étiologique ultérieurement mise en évidence avec la découverte du Treponema pallidum en 1905 à Berlin par Fritz Schaudinn et Erich Hoffmann. Selon Michel Foucault, avec la paralysie générale, la maladie mentale et son obscur cortège discursif trouvait place dans « une objectivité organique » (Histoire de la Folie, p. 542).

L'évolution culturelle

Sur le plan de l’évolution culturelle globale, si le courant psychologisant a eu le vent en poupe après la Seconde Guerre mondiale, le réductionnisme biologisant a massivement triomphé à partir des années 1980. Son modèle explicatif potentiellement paradigmatique n'est pas devenu le modèle admis, au sens de s'imposer et faire autorité. Il a été contesté au nom de celui décrit au-dessus et que les deux se sont concurrencés, l'un prenant le pas sur l'autre selon les époques. Ces fluctuations s’inscrivent dans une perspective ontologique et métaphysique plus large : le dualisme traditionnel et ses tentatives de résolution par la pondération maximale d’un des deux pôles, disons pour simplifier biologique ou psychologique. La lutte entre le dualisme et le matérialisme a alimenté et motivé souterrainement les divergences en psychopathologie nourrissant deux grands courants contraires :

- D’un côté, le naturalisme biologisant du XIXe siècle s’est poursuivi et a pris de l’importance à partir des années 1980 pour devenir dominant : l’homme explicable par la biologie et la neurobiologie, et soignable par des thérapeutiques médicamenteuses. Ce qui a abouti, au cours des années 2000, au projet lancé par Thomas Insel, directeur du puissant National Institute of Mental Health, de redéfinir la psychiatrie comme « une neuroscience clinique » (« Psychiatrie as a Clinical Neuroscience Discipline », The Journal of the American Medical Association, 2005, p. 2221-2224).

Ce projet a donné le Research Domain Criteria qui repose sur le présupposé selon lequel les maladies mentales seraient des maladies du cerveau. Cette thèse réductionniste ramène la psychiatrie à une neuroscience. Il s’agit de répertorier et de caractériser un comportement en lien avec un système neuronal dont le dysfonctionnement serait à l’origine des troubles.

- D'un autre côté, un culturalisme psychologisant a perduré, avec la mise en avant de l’esprit assimilé au phénoméno-subjectif, ou au psychisme, ou au langage, ou à la pensée, courant qui s'est raccroché à tout ce qui pouvait donner corps à un « esprit » vivement contesté. La découverte freudienne a massivement été enrôlée dans ce courant, perdant ainsi une partie de son originalité.

L'opposition farouche entre dualité substantielle cartésienne et réduction matérialiste perdure dans la psychopathologie contemporaine qui se présente comme un champ de bataille mouvant.

Le troisième front

Un troisième front s'est ouvert dans cette bataille, le front se disant non théorique et récusant les deux autres. Il est apparu aux USA et la charge a été menée par l'Association Américaine de Psychiatrie lors de l’élaboration de la version 3 du Diagnostic and Statistical Manual (DSM) et des suivantes (la version 5 est parue en 2018).

Le raisonnement qui a conduit à une telle démarche est double :

Le philosophe Carl Gustav Hempel, lors d'une conférence donnée en 1959, avait conseillé aux psychiatres de revenir à une approche purement descriptive afin de consolider leur langage et de la rendre partageable dans la communauté savante. Mais, la démarche est surtout venue d'une volonté de « dépasser les idéologies », lancée dans le livre collectif Psychiatric Ideologie and Institutions de 1964. Les auteurs y dénonçaient les « ensembles d'idées psychiatriques partagées collectivement » ou les « philosophies psychiatriques ».

Dans le DSM III, cette attitude s'est assortie de l'affirmation selon laquelle lesdites idéologies ne seraient pas scientifiques. Melvin Sabshin qui devint directeur de l'APA en 2008 avait une ambition : « J'étais convaincu qu'un champ d'étude dominé par l'idéologie avait de sévères faiblesses et que sa crédibilité risquait d'être ruinée par les disputes, les querelles et les malentendus ». Il souhaitait une approche du diagnostic rationnelle et fondée sur des preuves, ce qui est inattaquable, mais une approche a-théorique, c'est-à-dire purement empirique et classificatoire est-elle vraiment rationnelle et fondée sur des preuves ?

Par rapport à la dynamique conceptuelle que nous avons mise en évidence au-dessus, a-théorique veut dire a-causal, c'est-à -dire qui renonce à trouver une cause que ce soit aux symptômes ou plus largement une cause étiologique. Cette recherche est considérée comme non scientifique ce qui est un peu paradoxal, car tous les progrès réalisés dans la définition et le traitement des maladies vient de la mise en évidence des causes symptomatiques et des causes étiologiques.

Ce modèle a-théorique potentiellement paradigmatique et voulant l'être ne s'est pas non plus imposé, même s'il est fortement présent dans la période contemporaine.
Toutes ces tendances sont, au sens de Thomas Kuhn, pré-paradigmatiques : elles servent de modèle et elles entraînent le ralliement d'un groupe autour d'elles, mais elles n'aboutissent pas à s'imposer et à souder la communauté savante.

Si la doctrine a-théorique et empirico-statistique a pris de l'ampleur, c'est à cause du conflit entre les écoles défendant un seul type de causes possibles, mais aussi du piétinement des recherches dans les deux camps. L'approche dite a-théorique est en vérité soutenue par une théorie selon laquelle une approche empirique et classificatoire de la psychopathologie pourrait donner de meilleurs résultats. L'abandon de l'exigence causale est une régression épistémologique. Cette exigence qui a investi le champ de la médecine, puis de la psychopathologie, a provoqué des conflits paradigmatiques violents du fait de l'opposition dans la catégorie causale jugée admissible (relationnelle et représentationnelle pour les uns, contre innée et neurobiologique pour les autres).

Conclusion : le paradigme introuvable en psychopathologie

Dans le champ de la psychopathologie, la mise en œuvre rationnelle d’un ensemble de concepts et principes a conduit nécessairement à certaines conclusions. Les principes, schèmes, distinctions, raisonnements combinés à l’expérience suivent une dynamique obligée lorsqu'ils sont mis en œuvre rationnellement. Si une disposition conceptuelle a des implications, un jour ou l’autre, un auteur en déduira les conséquences qui sont rationnellement nécessaires.

Cependant, au sein de ce cadre, les possibilités ne sont pas univoques. Le travail de recherche de Freud que nous avons présenté a été marginalisé sous l’influence d’autres dynamiques conceptuelles et d’autres modèles explicatifs (en gros de type neurobiologique), tout aussi valables, car fondés sur le même principe de recherche des causes. La même dynamique conceptuelle a abouti à la coexistence d’écoles concurrentes et conflictuelles.

L'explication de cette situation tient à l’existence de présupposés ontologiques (dualisme, matérialisme) opposés, qui rendent impossible la conciliation des modèles explicatifs et la formation d’un paradigme acceptable par l’ensemble de la communauté. Le dualisme présent en arrière-plan est fondamentalement conflictuel pour la psychopathologie. Si une conception non dichotomisante de l'homme voyait le jour, ce qui est concevable par le concept d’émergence, une évolution serait possible.

Un autre facteur déterminant intervient, c'est la dynamique sociale et institutionnelle. Il y a des enchaînements propres à la pensée, mais la réception collective du débat dépend du contexte social et de luttes institutionnelles qui favorisent certaines doctrines au détriment des autres.

La mise en évidence des dynamiques conceptuelles montre comment elles se construisent et évoluent. Elles peuvent former, du fait et leur reprise institutionnelle, un paradigme fédérateur - ou pas ! - selon les circonstances. En cela, les travaux de Thomas Kuhn sont d'une aide précieuse. La possibilité qu’un modèle d’explication rationnel et argumenté se transforme en paradigme (faisant autorité et rassemblant les énergies pour un temps) n’est pas encore atteinte en psychopathologie, faute d'une ontologie adaptée et d'une organisation institutionnelle appropriée (permettant de dépasser les contradictions plutôt que de les pérenniser et de les antagoniser).

Cet article d’historicisation de la psychopathologie et d'épistémologie historique, a décrit les enchaînements qui se sont produits sans prendre parti. Mais, cela n'interdit pas, dans un second temps, de juger de la qualité de la connaissance ni de faire des propositions. À ce sujet, nous dirons que l'attitude voulant imposer une approche purement empirique en psychopathologie est une régression ; elle a été encouragée par les piétinements et incertitudes des recherches étiologiques et les affrontements stériles qui l'ont marquée. Cependant, la recherche des causes, même si elle est difficile, est la voie appropriée du point de vue scientifique pour progresser dans le domaine de la psychopathologie humaine. Y renoncer parait inapproprié.

 

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L'auteur :

Juignet Patrick