Psychopathologie et DSM
Présentation critique du Diagnostic and Statistical Manual
Le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders résulte des travaux de l'Association américaine de psychiatrie pour décrire et classer les « troubles mentaux ». Le DSM vise à donner une vue d'ensemble de la personne et améliorer la fidélité de la clinique afin qu'un accord soit possible entre praticiens. Le résultat n'est pas conforme au but annoncé.
The Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders results from the work of the American Psychiatric Association to describe and classify “mental disorders”. The DSM aims to provide an overview of the person and improve clinical fidelity so that agreement is possible between practitioners. The result is not consistent with the announced goal.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Psychopathologie et DSM Présentation critique du Diagnostic and Statistical Manual. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/psychopathologie-dsm.
Plan de l'article :
- 1. Les principes de base du manuel
- 2. Des principes à l'utilisation
- 3. Les problèmes théoriques
- 4. Un DSM de l'humain ?
- Conclusion : un empirisme statistique devenu référence
Texte intégral :
1. Les principes de base du manuel
Un bref rappel historique peut être utile. Le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders est né aux États-Unis en 1952 et il a eu deux versions initiales, dites I et II. Il était au départ fondé sur une approche psychosociale et psychanalytique. Une nette rupture a eu lieu à partir de 1980 avec le DSM III, qui a privilégié une approche empirique, comportementale et statistique. Notre analyse porte uniquement sur les versions III et ultérieures. La version quatre, à laquelle nous nous référons, a été publiée en 1994 et la version cinq en 2015.
On trouve une définition du « mental disorder » à partir du DSM III (1980) qui a été gardée jusqu’au DSM V (actuel). Un « trouble mental » a cinq caractéristiques :
- C’est un syndrome caractérisé par des perturbations cliniquement significatives.
- Ces perturbations reflètent un dysfonctionnement dans les processus psychologiques, biologiques ou dévelopementaux.
- Ces perturbations sont généralement associés à une importante détresse ou un handicap dans les activités sociales, professionnelles (et autres).
- Elles différent des réponses prévisibles ou culturellement approuvées à un stress ou à une perte.
- Elles diffèrent des comportements déviants socialement et n’expriment pas un conflit entre l’individu et la société.
Dans le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders, les syndromes habituellement rencontrés en psychiatrie sont répartis au sein de catégories. Dans la version 4 du DSM, il y en a cinq principales, dénommées « axes » qui se définissent comme suit :
I Troubles cliniques
II Troubles de la personnalité et retard mental
III Affections médicales générales
IV Problèmes psychosociaux et environnementaux
V Évaluation globale du fonctionnement
Les cinq catégories du DSM-IV visent à :
« une évaluation systématique et globale tenant compte des divers troubles mentaux, des affections médicales générales, des problèmes psychosociaux et environnementaux ainsi que du niveau de fonctionnement [...] ».
Le but est la classification et la communication des informations cliniques. En effet, le praticien expérimenté sait que l'on se heurte à des difficultés pour communiquer entre praticiens et se mettre d'accord sur les diagnostics. Dans l'Introduction, il est allégué qu'il s'agit de « saisir la complexité » et « décrire l'hétérogénéité des sujets ».
Nous allons détailler les catégories descriptives. Les plus larges appelées « axes » regroupent des sous-catégories de plus faible extension et ainsi de suite. Chaque catégorie regroupe et hiérarchise des items descriptifs autour de celui considéré comme le principal.
Dans l'axe I est regroupé un ensemble très vaste et hétérogène de syndromes
Ce sont les troubles cliniques comme les troubles de l'enfance et de l'adolescence, le delirium, les démences, amnésies et autres troubles cognitifs, les troubles liés à une substance, les troubles de l'humeur, les troubles anxieux, les troubles somatoformes, les troubles factices, les troubles dissociatifs, les troubles des conduites alimentaires, les troubles du sommeil, les troubles de l'adaptation, autres troubles non classés ailleurs. Cette catégorie comporte aussi les autres situations. Ce sont les situations rencontrées en pratique, mais non classées dans les troubles cliniques vus ci-dessus, tels que les troubles iatrogènes, les problèmes relationnels avec l'entourage immédiat, les abus sexuels, les comportements antisociaux.
Dans l'axe II sont décrits des types caractéristiques de caractères nommés « personnalité », ainsi que les déficits intellectuels nommés « retard mental »
La personnalité est définie comme les modalités durables de l'expérience vécue et des conduites qui se manifestent dans les domaines de la cognition, l'affectivité, les relations interpersonnelles, le contrôle des impulsions. Les troubles comportent trois degrés :
A - Il existe des déviations par rapport à ce qui est attendu dans la culture de l'individu dans au moins deux des domaines définis ci-dessus
B - Les déviations sont durables et rigides
C - Les déviations entraînent une souffrance ou une altération du fonctionnement social et professionnel.
Le retard mental note un fonctionnement intellectuel inférieur à la moyenne et divers déficits du fonctionnement adaptatif concernant l'autonomie, la vie domestique et sociale.
L'axe III regroupe l'ensemble des maladies d'étiologie biologique connues nommées « affections médicales générales »
Cet axe regroupe l'ensemble des maladies connues, qui vont, par ordre alphabétique, de l'abcès au zona.
L'axe IV concerne l'environnement immédiat de l'individu
Dans cet axe, on note les événements de la vie en relation avec l'environnement de l'individu qui peuvent affecter le diagnostic, le traitement ou le pronostic. On trouve neuf catégories de problèmes. Ceux liés à l'environnement familial immédiat (comme un décès, des attitudes de surprotection ou d'abus), ceux liés à l'environnement social (comme la solitude, la discrimination), ceux liés à l'éducation (analphabétisme, conflit scolaire), ceux liés à l'environnement professionnel (chômage, conflit), au logement, à l'économie, aux services de santé, à l'institution judiciaire, et divers autres.
L'axe V offre une échelle des aptitudes individuelles dans le domaine pratique, social et professionnel
L'évaluation globale du fonctionnement permet au clinicien de porter un jugement sur le fonctionnement global de l'individu à l'aide d'une échelle d'évaluation globale. Celle-ci va de 10 à 100. Voyons les extrêmes et le milieu à titre d'indication. Le niveau 100 correspond à une grande variété d'activités chez une personne qui n'est jamais débordée par les situations et est recherchée par autrui en raison de ses qualités. Le niveau 10 correspond à un danger persistant d'auto ou hétéro agression grave ou une incapacité à maintenir une hygiène corporelle ou des gestes suicidaires et attente de la mort.
Entre les deux, vers le niveau 50, on aura des symptômes invalidants et/ou une inadaptation sociale, professionnelle ou scolaire.
Le 0 note l'absence d'information.
L'usage pratique du manuel
En pratique, on porte d'abord le "diagnostic principal". Le diagnostic principal est le trouble qui s'avère être la cause essentielle de l'admission du patient hospitalisé ou le motif de la consultation. Des diagnostics multiples peuvent être enregistrés sur plusieurs axes ou non. Le diagnostic principal, s'il appartient à l'axe I, est indiqué en premier. Les autres troubles sont notés ensuite par ordre d'importance clinique et thérapeutique. Quand un patient a en même temps des diagnostics sur l'axe I et sur l'axe II, on suppose que le diagnostic principal ou la raison de la consultation correspond à ce qui est enregistré sur l'axe I, à moins que le diagnostic de l'axe II soit suivi du qualificatif « diagnostic principal » ou « motif de la consultation ».
À chaque « trouble » correspond un code de type XXX.xx. Les trois premiers signes (une lettre et deux chiffres) indiquent la catégorie choisie sur l'un des axes. Le quatrième indique l’aspect temporel, par exemple : unique 2, récurent 3, etc. et le cinquième qualifie le tout, par exemple : léger 1, modéré 2, sévère 3, etc. Par exemple, une personne au caractère renfermé qui vit solitairement et se montre indifférente aux autres, si elle présente des crises d'angoisse intenses sera : axe I : F40.01 ; axe II : F60.0.
L'évolution vers le DSM 5
Dans la version 5, l'approche multiaxiale a été abandonnée.
Les troubles mentaux sont classés en 20 catégories : – troubles neuro-développementaux ; – troubles du spectre de la schizophrénie et autres troubles psychotiques ; – troubles bipolaires et troubles associés ; – troubles dépressifs ; – troubles anxieux ; – troubles obsessionnels-compulsifs et troubles associés ; – troubles liés au trauma et aux facteurs de stress ; – troubles dissociatifs ; – symptomatologie somatique et troubles associés ; – troubles de l’ingestion et de l’alimentation ; – troubles de l’élimination ; – troubles du sommeil et de la veille ; – dysfonctions sexuelles ; – dysphorie liée au genre ; – troubles disruptifs, du contrôle des impulsions et de la conduite ; – troubles liés à une substance et addictifs ; – troubles neurocognitifs ; – troubles de la personnalité ; – paraphilies ; – autres troubles mentaux.
À ces catégories s’ajoutent celle des « Troubles du mouvement provoqués par la médication et autres effets adverses de la médication » et une dernière dénommée « Autres situations qui peuvent attirer l’attention du clinicien ».
La troisième section contient quatre grandes parties : la première est consacrée aux instruments d’évaluation ; la deuxième représente l’esquisse d’une approche culturelle des problèmes de santé mentale ; la troisième est consacrée à un modèle alternatif pour les troubles de la personnalité ; la quatrième et dernière partie réunit huit troubles proposés pour des études complémentaires (parmi ceux-ci figurent le syndrome psychotique atténué, le trouble lié à l’utilisation de la caféine, l’usage pathologique des jeux sur internet et la conduite suicidaire).
La nouvelle catégorisation, « dimensionnelle », de la personnalité a été ajoutée à la précédente et mise en annexe. La catégorisation alternative offre six diagnostics prototypiques :
Trouble de la personnalité schizotypique
Trouble de la personnalité borderline (limite)
Trouble de la personnalité antisociale
Trouble de la personnalité narcissique
Trouble de la personnalité obsessionnelle-compulsive
Trouble de la personnalité autre - Spécifié à partir des traits
Dans la version définitive, qui a été adoptée en 2012 et publiée en 2013, les troubles de la personnalité sont décrits indépendamment des troubles mentaux, ce qui est un choix discutable.
2. Des principes à l'utilisation
Les principes annoncés
Les intentions annoncées pour élaborer le DSM sont excellentes : donner une vue d'ensemble globalisante de la personne et améliorer la fidélité de l'instrument clinique de façon à ce qu'un accord soit possible entre praticiens. Pour ce faire, le DSM dans sa version III innove et propose le système multiaxial évoqué au-dessus.
« L’introduction dans le DSM‑III à la fois de l’axe II (personnalité), de l’axe IV (facteurs de stress psychosociaux) et de l’axe V (meilleur fonctionnement adaptatif), même s’ils ne sont pas toujours nécessaires, augure volontiers d’une conception radicalement nouvelle du diagnostic psychopathologique. Dorénavant, la norme en matière de classification impose au clinicien de ne pas s’arrêter à l’« entité maladie », mais de viser à dégager un panorama entier de dimensions contextuelles, avec en particulier l’allure générale du fonctionnement psychologique de la personne, les caractéristiques de son environnement et de sa situation, ainsi que ses forces et ses possibilités de s’en sortir de manière saine et constructive23 » T. Millon, « DSM-III : An insider’s perspective », American Psychologist, 38, 1938, p. 810.
Il y a là une recherche intéressante de globalisation du diagnostic, mais plusieurs problèmes apparaissent à l'usage. Nous commencerons par les problèmes pratiques et poursuivront par les problèmes théoriques de fond.
Multicritérisation et simplification
Ce manuel possède de très nombreuses sous-catégories (plusieurs centaines). Pour aller vers un diagnostic, comme les catégories et sous-catégories ne sont pas hiérarchisées et articulées de manière cohérente entre elles, il faut réaliser une association faite de manière purement empirique. Il faut de l'habileté pour associer à une « personnalité » divers « troubles » d'une classe ou d'une autre et utiliser tous les axes, car ces catégories ne sont pas homogènes.
L'usage impose de réaliser un panachage qui est fait de manière relativement arbitraire. Dans bon nombre de cas, on est obligé de s'en tenir à des approximations qui ne correspondent pas à la réalité clinique. Cela aboutit, pour le praticien, à s'en tenir à quelques traits choisis sur un ou deux axes catégoriels, ce qui aboutit à une simplification de la réalité clinique. Enfin, il est de nombreux patients dont la personnalité n'entre dans aucune catégorie et qui, consultant pour divers symptômes (de type dépressif, anxieux, somatisations, alcoolisation), vont être « cotés » (c'est le terme employé) par l'intermédiaire de ces symptômes qui sont en réalité secondaires. Il s'ensuit des résultats incertains.
À la lecture d'un diagnostic fait avec le Diagnostic and Statistical Manual, on ne sait rien, ni de l'histoire, ni des causes, ni de la structure psychique du patient, et très peu du contexte familial, social ou culturel dans lequel vit la personne. Faisons une expérience simple, celle de remonter du codage à la clinique. Partons d'un codage diagnostique pertinent selon la version 4 du DSM comme I : F41.2 , II : F60.0., V : F70., que nous laissons volontairement sous cette forme chiffrée énigmatique. D'emblée, la sécheresse du précédé apparaît. Mais, allant plus loin dans cette expérience et utilisons le manuel pour décoder ce sigle. Faites-le et vous constaterez que nous ne pourrons rien savoir sur la personne, ni sur son histoire, ni sur les circonstances familiales et sociales du problème. En remontant du codage à la clinique, on voit nettement apparaître l'écueil : la simplification excessive.
Introduction de biais dans les diagnostics
L'usage de cette classification impose un « diagnostic principal » lié au motif de consultation. Le diagnostic principal est souvent arbitraire, car le motif de la consultation ne correspond pas toujours au trouble le plus grave et le plus prononcé. Par exemple, un patient admis pour une désintoxication alcoolique et présentant une schizophrénie, sera coté sur l'axe I pour alcoolisme. Le biais le plus criant est celui de la dépression. Dans la mesure où presque toutes les pathologies peuvent s'accompagner d'un état dépressif et que celui-ci est souvent le motif de consultation, il y a une surévaluation massive de la dépression.
Enfin, il y a de nombreux patients dont la personnalité n'entre dans aucune catégorie et qui consultent pour divers symptômes (de type dépressif, anxieux, somatisations, alcoolisation). Ils vont être « cotés » par ces symptômes qui sont en réalité secondaires. Ces symptômes ou syndromes sont la manifestation actuelle, mais elle n'est pas nécessairement significative des problèmes psychiques de ces patients. Certes, la simplicité apporte une fidélité diagnostique (ce qui est le but visé explicitement et tout à fait respectable), mais c'est au détriment de la fiabilité, car les cotations ne correspondent pas à la réalité du cas. Ils en donnent une image tronquée et déformée. La fidélité de l'instrument est obtenue au prix d'une simplification de la réalité et la méthode de classification introduit de nombreux biais.
Renoncer à l'étiologie
Il y a peu de place pour la temporalité dans le DSM. Tout est fait pour aboutir à un cliché « instantané » qui s'applique à l'état actuel de la personne. On tient peu compte de l'évolution et encore moins de l'histoire complète de l'individu. Pourtant, l'histoire individuelle et l'évolution de la pathologie sont des critères importants pour le diagnostic. Renoncer à la temporalité n'est pas légitime du point de vue psychopathologique.
L'étiologie est mise de côté. La démarche étiologique consiste à ramener les faits décrits par la clinique à ce qui les détermine, afin de les regrouper de manière cohérente. L'individualisation d'une entité en médecine ne vient pas seulement des régularités cliniques observées (qui peuvent être trompeuses), mais du fait que ces régularités peuvent être rapportées à des causes bien déterminées, ce que l'on nomme : trouver l'étiologie. Si on renonce à l'étiologie et à l'évolution, la possibilité de construire des tableaux cliniques cohérents est bien difficile. C'est en misant sur l'étiologique que la médecine a fortement progressé à partir du milieu du XIXe siècle et a pu sortir de l'approche classificatoire inefficace qui était la sienne jusqu'au XVIIIe siècle.
« La clinique médicale s'est constituée par la codification de symptômes, mais aussi par l'induction d'un trouble sous-jacent. Cette référence explicative ne coïncide pas nécessairement avec un diagnostic étiologique, mais en définit la place et celle-ci permet d'introduire un ordre logique en contrepoint de l'accumulation infinie de syndromes hétérogènes qui résulterait fatalement d'un simple repérage empirique des groupements de signes. Cette polarité double permet de distinguer un simple répertoire d'une classification logiquement fondée [...] » (Brusset B., "Diagnostic en psychiatrie et psychopathologie", in Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 1994, p. 65).
Renoncer à chercher une quelconque étiopathogénie paraît un très mauvais procédé sur le plan scientifique. L'intelligibilité en matière de psychopathologie vient d'un appui étiopathogénique qui permet d'expliquer la clinique. L'étiologie dans la médecine moderne guide l'organisation des tableaux cliniques et c'est aussi cette relation qui guide la pratique et conduit progressivement vers le diagnostic.
La médecine, à partir du XIXe siècle, a admis que les maladies ne peuvent avoir une définition classificatoire. Les descriptions cliniques ne sont pas appréhendables sur ce mode. Les tableaux cliniques se chevauchent, prennent différentes formes, ne sont pas nets, ils ne sont pas articulables les uns aux autres selon des critères d'identité ou d'exclusion. Le repérage doit se conformer à l'expression biologique qui est polymorphe, redondante, ambiguë, variable dans le temps, en se guidant sur l'étiologie qui commande la manifestation clinique. La nosologie est donc devenue secondaire, simple repérage a posteriori permettant de s'y retrouver. C'est vrai pour la Classification Internationale de Maladies (la CIM) qui est une nomenclature après-coup, répertoriant les maladies existantes, mais qui ne prétend pas les définir.
Ce qui est vrai pour les maladies à étiologie biologique l'est encore bien plus pour la psychopathologie. L'absence d'étiologie dans la définition renvoie, sur le plan de la méthode, à la vieille médecine classificatoire, à une médecine des classes dans laquelle la description associée aux critères classificatoires permettait de définir la maladie.
3. Les problèmes théoriques
Une fausse évidence
La conférence de Carl Hempel, « Fundamentals of Taxonomy », consacrée expressément à la question de la taxonomie des troubles mentaux, prononcée en 1959 à New York devant un parterre de psychiatres et de psychologues, a joué un rôle important. Hempel a indiqué l'intérêt de définitions opérationnelles des troubles mentaux. Cette doctrine a marqué l’élaboration du DSM‑III à la fin des années 1970. Pourtant, la conférence de Hempel se terminait par l’évocation des limites de l’approche classificatoire en psychopathologie. En effet :
« Une classification, à proprement parler, c’est une affaire de oui – ou non, de ou bien – ou bien : une classe est déterminée par un certain concept représentant ses propriétés définies, et un objet donné tombe dans cette classe ou tombe en dehors de cette classe, selon qu’il possède ou non ces propriétés définies ». (C.Hempel,«Fundamentals of taxonomy», inC.Hempel,Aspects of scientific explanation and other essays in the philosophy of science, New York, The Free Press, 1965, p. 151.)
Le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders s’enracine dans « l’Evidence-Based Medecine » qui se prétend une médecine fondée sur les faits, ce qui est tout de même curieux, car toute la médecine est, depuis le XIXe siècle, basée sur les faits. Les faits (symptômes, syndromes) sont obtenus par deux méthodes, l’une dite clinique, l’autre paraclinique (utilisant diverses techniques sophistiquées). La révolution scientifique en médecine a justement consisté à ne pas s’en tenir là et à rechercher les causes des faits constatés.
On distingue les causes directes par la mise en évidence des lésions (structurelles et fonctionnelles) et surtout les causes indirectes qui constituent l’origine (traumatique, infectieuse, héréditaire, etc.). Ces dernières constituent l'étiologie. Cette avancée a permis de constituer des maladies ou des états qui répondent à une cohérence entre les trois : faits constatés, lésions décelées et étiologies démontrées. L'étiologie est la plus importante, puisqu'elle conditionne la cohérence dans le rassemblement des faits et c'est elle seule qui permet une thérapeutique curative et non seulement palliative (dit traitement symptomatique).
Renoncer à cela en psychiatrie est un recul épistémologique. C’est revenir à une médecine descriptive et classificatoire qui a été abandonnée depuis longtemps ailleurs. La raison inavouée de ce choix est l'influence du courant réductionniste et béhavioriste momentanément dominant. Les raisons explicites sont les désaccords sur la détermination des troubles soignés en psychiatrie. L'échec à trouver un consensus sur une étiopathogénie permettant un regroupement cohérent et argumenté a conduit à s'en remettre à un procédé statistique et empirique inductif.
L'élaboration du Diagnostic and Statistical Manual a subi une triple influence, celle de l'empirisme logique, celle de l'opérationnalisme, celle du béhaviorisme et enfin celle des raisonnements destinés à être informatisés. Ceci est bien retracé par Steeves Demazeux dans Qu'est-ce que le DSM ? « Il est frappant de constater à quel point le programme théorique et les conseils pratiques que Carl Hempel présente en 1959 semblent avoir été appliqués à la lettre » (p. 54), même si ceci est nié.
Pour le courant du positivisme logique, la science consiste à décrire correctement la réalité, puis à théoriser pour trouver des lois. Il suggère la possibilité d'une connaissance purement descriptive de la réalité, pour peu que cette description soit opérationnelle. Selon l'opérationnalisme, le sens d'un concept doit être fixé par les procédures pratiques qui permettent de l'objectiver et de le mesurer. Ce point de vue a été diffusé par le physicien Percy Williams Bridgman et a connu un fort succès aux USA. Or, cette croyance est infondée ; la connaissance exige un va-et-vient subtil entre description et explication, un double mouvement inductif et déductif au cours duquel se construisent des objets de connaissance progressivement plus pertinents.
Cette volonté descriptive rejoint le béhaviorisme, puisque, pour être objective-opérationnelle, elle doit s'en tenir aux comportements observables et laisser de côté le vécu, le ressenti, les intentions, en gros, l'état mental. Il est amusant de constater que l'approche de ce qui est appelé « troubles mentaux » doit se dispenser du mental. N'y aurait-il pas là le signe d'une inconsistance dans la définition de l'objet auquel la connaissance s'adresse ?
4. Un DSM de l'humain ?
Faire un catalogue
L'approche comportementaliste du DSM conduit à une juxtaposition de faits observables à la façon d'un inventaire bien ordonné selon des catégories établies de manière statistique. Cela signifie que les traits perceptibles dans les comportements individuels sont pris isolément. Dans le genre inventaire, citons également le voisinage du « trouble sexuel » (d'une fonction) avec le « trouble factice » (d'une intention) et le « trouble anxieux » (d'un état) et le « trouble de la personnalité » (d'une manière d'être), etc. Ces catégories, d'évidence, ne sont pas homogènes. Leur juxtaposition aboutit à un catalogue hétéroclite.
Donnons l'exemple des « troubles mentaux dus à une affection médicale générale ». Le « trouble mental » est défini comme un "symptôme psychique" qui serait une « conséquence physiologique directe ». Mental et psychique sont confondus et peu importe, puisqu'ils sont une conséquence physiologique directe. La logique d'une telle affirmation échappe. Les troubles qualifiés « de la personnalité » sont des assemblages de traits de caractère et il est critiquable de confondre personnalité et caractère. Les troubles de l'axe 1 (troubles cliniques) sont supposés exister indépendamment de tous les autres, ce qui sous-entend qu'ils puissent être indépendants de la personnalité, ce qui est faux pour de nombreux symptômes et syndromes.
Les difficultés relationnelles avec l'entourage (conflit parent-enfant ou avec le conjoint) sont classées très marginalement dans la rubrique « autres situations motivant une consultation ». Cette juxtaposition descriptive n'est pas neutre, théoriquement, elle sous-entend une absence de relation entre ces aspects, alors que, d'évidence, ils sont la cause directe de nombreux symptômes et syndromes classés ailleurs.
Pas d'approche globale possible
L'absence d'approche globale, pourtant voulue, est impossible à cause de la disjonction des troubles cliniques et de la personnalité, comme si les divers symptômes ne survenaient pas sur une personnalité préexistante. Personnalité et symptômes seraient indépendants, ce qui est peu plausible dans une grande partie du champ couvert par la psychopathologie.
Chaque personne a une identité psychologique et sociale qui lui permet de s’inscrire dans la collectivité humaine. La personnalité globale se manifeste par des particularités qui se sont inscrites dans le psychisme au cours de l'histoire relationnelle. L’identité sociale vient de la culture, de l’histoire collective, des traditions, du langage. Tout cela a nécessairement un lien avec la pathologie mentale.
Faire disparaître la personne et son histoire est un problème quand on prétend faire un diagnostic en psychopathologie, domaine qui concerne nettement l'humain. En arrière-plan, se dessine la volonté d'orienter la psychiatrie vers une discipline destinée à répertorier les « troubles ». Le DSM n'est pas un manuel de psychopathologie est un instrument visant à préciser, répertorier et cataloguer certains troubles qualifiés de psychiatriques.
Le triomphe d'une rationalité administrative
Si on replace le DSM dans son contexte social et politique, on comprend mieux le problème. Derrière le masque de l’Evidence-Based Medecine, il y a un enjeu économico-politique parfaitement étranger à la connaissance scientifique et à la médecine. Ceci est dénoncé par un certain nombre de psychiatres qui se prononcent contre ce qui est exigé par l'administration et le politique, à savoir le traitement des « troubles » et non des personnes, le codage des pathologies à des fins statistiques et comptables, l'exigence de rendement au détriment du soin. (écouter par exemple, le témoignage de deux jeunes psychiatres du public dans l'émission Les pieds sur terre de Sonia Kronlund du 25/05/2011 (https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/desobeir-en-psychiatrie).
La catégorisation proposée répond au besoin administratif d’avoir une classification simple et codée permettant un traitement statistique, afin d’évaluer les coûts et de cartographier la maladie mentale. Elle apporte aussi une réponse à la recherche pharmaceutique qui en a besoin pour avoir un outil diagnostique fidèle et permettant des statistiques concernant l'utilisation des médicaments. D'ailleurs, le manuel se présente lui-même comme Diagnostical and Statistical Manual. Il existe des liens d'intérêts entre les experts en psychiatrie qui ont rédigé ce « manuel » et l'industrie pharmaceutique.
L'emploi généralisé du DSM n'est pas le fait d'un libre choix des praticiens, il est imposé par les systèmes d'assurance qu'ils soient privés ou publics. Le « succès » de cette classification vient aussi de l'emprise administrative croissante sur la médecine et la société. Il est fait obligation aux psychiatres, par les autorités de tutelle (ministère de la Santé, institution hospitalière, direction des cliniques privées), d’utiliser la classification du DSM 4 ou de son équivalent européen, la CIM 10, et leurs codes, même si c’est contraire à leur conception de la psychiatrie. Ce n'est pas une conception neutre proposée à l'égal d'autres et vis-à-vis desquelles on aurait le choix. C'est un instrument de contrôle de la tutelle administrative.
Directeur pendant dix ans du DSM-IV, Allen Frances est maintenant critique vis-à-vis de son œuvre.
« Ce qu’on a fait en 1994 est idiot. En l’absence de découvertes scientifiques, on aurait dû s’en tenir au DSM-3". Pour Allen Frances, le DSM-4 et sa version "enrichie" - le DSM-5- est un concentré de "constructions sociales" érigées en maladies. Le DSM qui devait être une petite partie de l’évaluation est devenu l’évaluation elle-même. Quant au DSM-5, il aurait dû limiter le système et, au lieu de cela, on a dit aux experts : "C’est une nouvelle ère, soyez créatifs !"» (Conférence à Paris du 23/11/2014).
Ce qui ressort de cette critique, c'est la dénonciation du caractère artificiel des catégories utilisées et de l'hégémonie de ce catalogue qui aurait dû rester un instrument de codage à usage limité. Il ne s'agit pas de considérations scientifiques, mais politiques et économiques.
Conclusion : Un empirisme statistique devenu référence
Le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders est un guide permettant de décrire et coder des syndromes et des formes de caractère. Il aide à produire des descriptions cliniques précises sur lesquelles un accord est possible. S'il permet une bonne fidélité inter-juges, il n'est fiable que dans quelques cas précis, auxquels il est bien adapté. Les problèmes soulevés par ce type de catégorisation sont nombreux.
Le principal problème du DSM, c'est le choix d'une démarche inductive de catégorisation sans références à l'étiologie de la pathologie psychique. Une classification, qui, aussi habile soit-elle, ne constitue pas une connaissance scientifique en matière de psychopathologie (voir : La psychopathologie est-elle une science ?) Un abord purement empirique et inductif, même armé de statistiques, n'est pas suffisant. Il faut une démarche plus complexe incluant nécessairement une hypothèse étiopathogénique.
Les griefs possibles à l'égard du DSM ne tiennent pas tant à l'ouvrage lui-même qu'à l'utilisation abusive qui en est faite. Ce répertoire de symptômes, syndromes et traits de caractère associé à un système de codage, utilisable comme repère et comme instrument administratif, a bizarrement été institué comme manuel d'enseignement de la psychiatrie. Le vrai problème est là : la place excessive et inadéquate qui lui est faite depuis les années 1980 et encore de nos jours.
Les raisons de ce succès sont multiples et se sont cumulées : rôle d'un courant philosophique proposant une façon de penser (empirisme logique), difficultés en psychopathologie conduisant à une solution de repli, influence de l'industrie pharmaceutique qui trouve un instrument utile à ses recherches et une rampe de lancement pour ses produits, besoin administratif de répertorier pour gérer les prestations médicales et son corollaire administratif. Succès dû aussi aux conditions d'enseignement, de diffusion du savoir et à la force de l'idéologie empirique-utilitariste anglo-saxonne. On peut y voir l'une des conséquences
« d’une mutation globale et planétaire qui encourage le quantitatif, le mesurable, le rapide, le matériel, l’immédiatement efficace, le simple, le visible, le consommable, le rentable » qui apparaissent dans tous les champs où l’humanité déploie ses activités » (Sztulman H., Psychanalyse et humanisme, Éditions Thierry Marchaisse, 2016).
Cette classification, qui aurait dû rester un instrument limité à la recherche pharmacologique et au contrôle administratif, a eu une extension massive qui montre une régression de la pensée médicale dans ce domaine. Que les administrations ou l'industrie pharmaceutique aient besoin d'un instrument de codage peut se comprendre et se justifier, mais que celui-ci devienne une référence pour l'enseignement et la pratique de la psychiatrie est inadéquat.
Qu'une approche empirique et statistique soit devenue une référence en psychiatrie a de quoi surprendre. Cela représente une régression intellectuelle majeure par rapport à la médecine contemporaine qui exige de déterminer des causes étiologiques, de théoriser de processus pathogéniques et de mettre tout cela en relation avec la clinique.
Note de l'auteur en 2023 : Des révisions régulières ont donné le DSM 5 fondé sur les mêmes principes. En attendant un éventuel changement de paradigme qui justifierait un DSM-6, vers 2024 ?
Bibliographie :
American Psychiatric Association, DSM IV, Washington DC, 1994.
Traduction française par J.-D. Guelfi et al., Masson, Paris, 1996.
En ligne : https://psychiatrieweb.files.wordpress.com/2011/12/manuel-diagnostique-troubles-mentaux.pdf
Brusset B., "Diagnostic en psychiatrie et psychopathologie", in Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 1994.
Demazeux, Steeves. Les catégories psychiatriques sont-elles dépassées ? in : Philonsorbonne. 2008.
Demazeux S., Qu'est-ce que le DSM ?, Paris, Ithaque, 2013.
Hempel C., «Fundamentals of taxonomy», in C. Hempel, Aspects of scientificexplanation and other essays in the philosophy of science, New York, The Free Press, 1965.
Millon T., « DSM-III : An insider’s perspective », American Psychologist, 38, 1938, p. 804‑814.
Sztulman H., Psychanalyse et humanisme, Éditions Thierry Marchaisse, 2016.