Les sciences sociales : des sciences comme les autres
Entretien avec Bernard Lahire

 

Les sciences sociales pourraient-elles devenir des sciences comme les autres ? C'est le souhait de Bernard Lahire qui l'expose avec force et donne des arguments convaincants lors de cet entretien qui fait suite à la parution de son livre Les structures fondamentales des sociétés humaines

Pour citer cet article :

Lahire Bernard. Les sciences sociales : des sciences comme les autres, Philosophie, science et société. 2024. https://philosciences.com/sciences-sociales-sciences-normales.

Plan :


  • Un changement d’orientation souhaitable dans les sciences sociales
  • Désigner un réel intrinsèque ?
  • Mettre en avant l’organisation ou les structures
  • La pragmatique est-elle recevable ?
  • La différence entre culture et société
  • Un problème controversé : la prohibition de l’inceste
  • Comment faire de la sociologie une science ?
  • Une définition consensuelle de la société est-elle possible ?
  • L'altricialité concept anthropologique majeur

 

Un changement d’orientation souhaitable dans les sciences sociales


Patrick Juignet. Bonjour Bernard Lahire, vous avez enseigné la sociologie à l’ENS de Lyon pendant vingt ans et vous êtes actuellement directeur de recherche au CNRS. Dans votre nouvel ouvrage, Les structures fondamentales des sociétés humaines, vous manifestez deux souhaits : faire des sciences sociales des sciences comme les autres et les ouvrir aux disciplines voisines. Cela semble aller de soi et pourtant, cette ambition se heurte à des oppositions. Elles sont de deux types : le reproche de biologiser ou psychologiser le monde social et la défiance par rapport à la science. Cela ferait perdre la richesse et la diversité des objets sociaux, toujours singuliers. Ce serait de toute façon impossible, car il n’y aurait pas de vérité en ce domaine. La science, humainement et socialement construite, porterait sur des sociétés elles-mêmes humainement construites, fluctuantes, changeantes et singulières.

Bernard Lahire.  Concernant la crainte de psychologiser ou de biologiser, elle est liée à l’histoire de discipline sociologique. Émile Durkheim, le père de la sociologie française (c’est Auguste Comte qui a inventé le terme de « sociologie », mais on peut porter au crédit de Durkheim la fondation scientifique et institutionnelle de la discipline), a défini les limites de cette nouvelle science par rapport à d’autres disciplines déjà installées académiquement : par rapport à l’histoire, qui lui paraissait en mauvaise position pour parvenir à être une science sociale pleine et entière (du fait de son insistance sur le caractère unique de chaque événement ou, dit autrement, sur le caractère non répétable de l’histoire), mais aussi et surtout par rapport à la psychologie et à la biologie. Durkheim cherche à fonder l’autonomie de la sociologie (ou de « la science sociale » comme on pouvait l’écrire à l’époque sans déclencher des réactions hostiles) et pose comme principe que seul le social explique le social. Il ne faut en ce sens ni psychologiser ni biologiser le social. Il a raison de reconnaître le social comme un niveau de complexité irréductible à d’autres niveaux (psychologique, biologique, physique, chimique…), mais tend à évacuer la question des rapports qu’entretiennent les différents niveaux, et surtout les contraintes biologiques qui ont pesé au cours de l’histoire évolutive des espèces sur les formes de vie collective. En reprenant sans discussion l’opposition classique entre nature et culture, inné et acquis, animal et humain, Durkheim participe aussi de l’exceptionnalisme humain qui fait comme si le social commençait avec l’humain, ce qui est évidemment totalement faux. On pourrait se dire que l’éthologie (l’étude du comportement animal) n’existait pas à l’époque de Durkheim et qu’il ne pouvait pas connaître l’existence de formes de vies sociales chez les animaux non-humains, mais la zoologie existait et un auteur comme Alfred Espinas, qui a contribué à la revue de Durkheim (L’Année sociologique) défendait déjà à l’époque l’idée que le social apparaissait dans un très grand nombre d’espèces animales et qu’en toute logique la sociologie, en tant que science du social, devait s’y intéresser autant qu’au social humain[1]. Ce n’est pas l’orientation qui a été prise par la sociologie, et pas plus en Allemagne qu’en France.

Concernant ce que vous appelez « la défiance par rapport à la science », c’est plus compliqué. La situation s’est dégradée au cours du vingtième siècle. Les fondateurs des sciences sociales (Marx et Durkheim notamment) avaient une ambition scientifique très forte et n’hésitaient pas à parler de lois sociologiques. Durkheim était particulièrement net par rapport à la discipline historique, dont l’existence empêchait selon lui la constitution d’une science sociale digne de ce nom. Ses échanges avec l’historien Charles Seignobos pointaient les limites scientifiques d’une histoire descriptive-narrative et événementielle. Le message a été entendu par certains historiens, et tout particulièrement par Marc Bloch, mais les tendances originelles ont rapidement ressaisi les historiens, qui ont d’ailleurs beaucoup reproché à Bloch le caractère trop sociologique de sa démarche. Et ce sont au contraire les sociologues qui se sont progressivement rapprochés des historiens et d’une conception a-nomologique et idiographique de leur science. Le social est censé, d’après eux, être plus complexe que n’importe quel autre niveau de réalité, plus changeant ou fluctuant, plus indéterminé, etc. Tout cela peut être contesté point par point et c’est ce que je me suis attaché à faire dans la première partie des Structures fondamentales des sociétés humaines. Au bout du compte, on se demande ce qui reste de « scientifique » dans le projet de certains sociologues contemporains, qui passent leur temps à lorgner du côté de la littérature. 

Désigner un réel intrinsèque ?

P.J. L’une de mes préoccupations philosophiques a été, et est encore, de dresser une sorte de cartographie de l’existant. J’ai pris le parti de fonder cette démarche sur les domaines des sciences dites fondamentales. Les sciences, tout en mettant en évidence des faits, butent sur leur résistance, leur persistance. Elles mettent ainsi en évidence un fond réel, une existence intrinsèque et irréductible, au-delà du phénoménal. Cela semble assez bien fonctionner avec la physique, la chimie, la biologie. C’est plus délicat avec la psychologie, mais il paraît possible de désigner un niveau cognitif (au moins chez l’homme). Cette hypothèse se heurte à une difficulté en sociologie. Ce n’est pas une science unifiée reconnue, et certains prétendent qu’elle ne peut pas l’être. Accorder une existence réelle au social devient douteux, car cette assise réelle n’est pas attestée par une science unifiée (ou des sciences unifiables par certains caractères communs). Pourtant, des arguments plaident en faveur de structures constantes par-delà les fluctuations circonstancielles et historiques. C’est une hypothèse plausible et que je soutiens, mais elle ne peut pas être affirmée avec certitude. Qu’en pensez-vous ?

B.L. Tout le propos des Structures fondamentales des sociétés humaines est de montrer qu’il est non seulement possible, mais nécessaire de mettre au jour des invariants sociaux, ce que j’appelle des impératifs sociaux transhistoriques et transculturels, et des lois générales de fonctionnement des sociétés humaines. On peut même observer de grands invariants culturels, car si l’écriture, l’État, l’agriculture et l’élevage, etc., ne sont pas universels, ils sont néanmoins apparus de manière convergente dans des sociétés très différentes et sans contact. L’existence de convergences culturelles est la preuve indubitable du fait que, partout sur la planète, les mêmes causes produisent des effets similaires et que les sociétés humaines ne mènent pas des vies chaotiques et totalement indéterminées. 

Mettre en avant l’organisation ou les structures

P.J. Les notions métaphysiques traditionnelles d’essences ou de substances sont à mes yeux fantaisies. C’est encore plus flagrant pour le social. Il faudrait supposer une substance sociale, ce qui parait absurde. En revanche, il parait possible de mettre en avant le concept d’organisation-système-structure (la terminologie est fluctuante) pour caractériser le réel social. L’idée d’organisation sociale est ancienne. Elle a toujours été présente dans la sociologie contemporaine. Vous vous y référez sous le terme de structure, jusque dans le titre de votre ouvrage Les structures fondamentales des sociétés humaines. S’il y a bien un réel social, qui existe indépendamment de ce que les individus peuvent percevoir, penser ou croire, diriez-vous qu’on peut le caractériser ainsi ?

B.L. Absolument. Aujourd’hui, le terme de « structure » n’a pas bonne presse chez les chercheurs en sciences sociales. C’est même devenu une sorte d’insulte académique pratique pour disqualifier les chercheurs qui continuent à l’employer. « Structure », ça renvoie pour beaucoup au « structuralisme » (ce qui est faux, évidemment : il suffit pour cela de lire Marx pour s’en convaincre), et donc à un passé considéré comme révolu. Il y aurait beaucoup à (re)dire sur cette « pensée » en termes de « mode ». Utiliser le concept de « structure sociale », c’est, dans la tête de certains, comme porter un « pantalon pattes d’éléphant » dans un temps où le « jean slim » domine le marché. Les sciences qui ne sont pas soumises aux diktats de la mode intellectuelle (mathématiques, physique, chimie, biologie, psychologie) continuent à utiliser ce concept qui indique simplement un type de rapport déterminé et constant entre les parties constitutives de la dite structure. Le terme d’organisation sociale, lorsque je l’emploie, renvoie à l’ensemble des structures sociales s’articulant pour composer un type de société déterminé.

La pragmatique est-elle recevable ?

P.J. L’Homme, plutôt que de chercher à savoir ce qu’il est, peut simplement décider de ce qu’il doit faire. La philosophie pratique ou pragmatique a une place admise. Dans le cadre social, il s’agit de ce que les humains font collectivement et en interaction avec les autres. C’est vers cela que certains sociologues orientent leurs pratiques. C’est un cadre de travail qui a sa légitimité. Ne pourrait-on considérer cela comme de la sociologie appliquée ? L’un des inconvénients est le glissement vers l’idéologie, puis la politique. Ces pratiques sociologiques perdent alors leur neutralité axiologique. Elles deviennent du militantisme, ce que finalement certaines revendiquent. C’est ce qui est arrivé avec les « cultural studies » lorsqu’elles ont atteint la sociologie en France.

B.L. Une partie des sociologues français qui se revendiquent d’un certain pragmatisme (il ne m’appartient d’ailleurs pas de trancher pour savoir si oui ou non, ils sont fidèles à la philosophie de Charles Sanders Peirce, de William James ou de John Dewey, mais j’ai quand même un énorme doute) ne sont pas nécessairement dans une démarche normative de transformation sociale. Ils se présentent comme des sociologues concurrents des sociologues marxistes, durkheimiens, structuralistes, bourdieusiens, etc. Ils ont généralement une tendance marquée à réduire le social à l’étude des représentations que les acteurs s’en font, ou, quand ils observent ce que les acteurs font, ils réduisent leurs objets à des situations, des scènes, des types d’interactions, en niant l’existence de « structures » qui existent indépendamment des volontés individuelles. Ils oublient pourtant qu’ils sont nés dans une société déjà structurée et qu’ils n’ont pas inventé les structures de la langue, du droit, de l’économie, etc.

La question du militantisme est encore une autre affaire. Tout chercheur a le droit d’être militant sans qu’on le lui reproche. Là où ça ne va plus, c’est quand le militantisme se fait passer pour de la science (sociologie, science politique, anthropologie, etc.) ou quand la « science » consiste à se faire le porte-voix des minorités ou des groupes sociaux qu’elle est censée étudier. Certain-e-s prétendent même qu’il est impossible d’étudier des populations féminines si l’on n’est pas soi-même femme (voire même, femme féministe), d’étudier des populations autochtones si l’on n’est pas soi-même issu de ces populations, etc. À ce compte-là, Marx et Engels n’auraient pas eu le droit, en tant que fils de petits bourgeois et de bourgeois, d’étudier la condition faite par le capitalisme industriel aux prolétaires. C’est la négation de toute possibilité de développement d’une science sociale objective qui est praticable par n’importe qui, indépendamment de ses origines sociales ou de sa classe, de son genre, de sa « race », de sa religion, etc. Il n’existe pas d’« épistémologie féministe », pas plus qu’il n’existe d’épistémologie « blanche », « masculine », « hétérosexuelle ». Ou alors je ne sais pas de quoi on parle quand on utilise le terme d’« épistémologie ».

La différence entre culture et société

P.J. Il est impossible dans un court entretien d’évoquer toutes les positions prises sur ce sujet. Je vous proposerai donc de nous limiter à quelques idées générales, puis d’aborder la controverse sur l’inceste qui reste active. La culture apparaît comme une formation collective issue de la mise en commun des savoirs et des intelligences individuelles. La transmission, orale et surtout écrite, permet une accumulation. Une sorte de mémoire collective se constitue. Les productions culturelles (arts, sciences, techniques, langages, idéologies, religions, droit, etc.) ne sont pas de même nature que les faits sociologiques. La production et la reproduction culturelle sont liées à l’activité cognitive des individus humains, en particulier sémiotique. Les faits sociaux sont constitués par les relations entre groupes et classes : hiérarchies, dominations, dépendances réciproques, utilité, organisation du travail, échange et partage des richesses. Ils ont un caractère de déterminations actives qui s’imposent concrètement. Ces distinctions entre culture et société vous paraissent-elles pertinentes ?

B.L. Je pense que pour donner facilement à comprendre la distinction entre le « social » et le « culturel », le mieux est de rappeler le fait que de nombreuses espèces animales sont sociales sans être aussi culturelles que nous. Une vie sociale suppose un rapport régulier entre différentes parties : dans le cas des sociétés humaines, entre les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, les parents et leurs enfants, les membres d’un même clan ou de deux clans différents, le chef et les autres membres du groupe qui reconnaissent plus ou moins son autorité, etc. Ces rapports sont tramés par des hiérarchies, des inégalités, des tensions, des conflits, etc. Mais on observe aussi des faits de dominance, de hiérarchie, de conflits interindividuels ou intergroupes, de soins parentaux, d’exogamie, etc., chez de nombreuses espèces non humaines, malgré le fait qu’elles soient infiniment moins culturelles que l’espèce humaine. La culture est définie par ce qui se transmet d’une génération à l’autre ou à l’intérieur d’une même génération. Et la cumulativité culturelle, qui constitue notre grande spécificité, c’est la capacité à innover en permanence sur la base d’un état culturel hérité des générations antérieures, la dimension culturelle pouvant ainsi finir par prendre une place primordiale dans la longue durée de l’histoire des sociétés humaines.

Un problème controversé : la prohibition de l’inceste

P.J. L’un des problèmes cruciaux en anthropologie est celui de l’interdit de l’inceste. Vous mettez en avant l’argument selon lequel on trouverait cet évitement chez les animaux. L’assimilation est douteuse, car un même fait peut avoir des causes différentes ou être généré par des processus différents. Les mécanismes d’évitement ne sont pas nécessairement les mêmes. Chez l’humain, Claude Lévi-Strauss montre que la prohibition est fondée sur les systèmes de parenté qui constituent un ensemble bien plus large : des différenciations et des nominations (parent, enfant, oncle, cousin, frère, sœur, etc.), des prescriptions (interdit, autorisé), des types de relations (subordination, égalité, dépendance), des appartenances (clan, classe, totem, caste, nation), et ainsi de suite. Je n’adhère pas à sa thèse du passage de nature à culture, car le terme de nature est trop vaste et incertain. Plus simplement et concrètement, les règles organisent la relation entre l’individu humain et sa société. L’enfant, mu par son fonctionnement pulsionnel, rencontre des règles culturelles et en les assimilant, il s’intègre à son environnement social. La culture fait le lien entre société et individu : les règles viennent façonner le psychisme individuel en même temps qu’elles contribuent à l’organisation sociale.

B.L. On est bien d’accord que tout est toujours d’emblée culturel dans le cas de l’espèce humaine. Mais il serait problématique de ne pas voir en quoi nous poursuivons des tendances existantes dans tout le règne animal. On contribuerait ainsi à un certain exceptionnalisme humain en faisant comme si la culture construisait tout et était à la base de tout comportement. Quand Freud ou Lévi-Strauss ont fait du tabou de l’inceste un trait constitutif de l’humanité, on ignorait encore très largement l’omniprésence dans le règne animal de l’évitement de l’inceste. Puis, on a commencé à découvrir ces pratiques chez les grands singes (par exemple, les femelles chimpanzés ou bonobos quittent leur groupe au moment où elles atteignent la maturité sexuelle, mais c’est généralement le cas des mâles chez la plupart des autres primates), puis chez tous les primates, chez tous les mammifères, et aujourd’hui on sait que c’est le cas, par exemple, des abeilles. On a dû donc finalement réviser la conception qu’on se faisait de la spécificité de l’humanité. Pourquoi résister ou douter devant tant de preuves solides ? Le fait que l’humanité, en tant qu’espèce dotée de capacités symboliques, ait ajouté la dimension normative explicite – le tabou – ne signifie pas qu’elle a tout (ré)inventé sur des bases culturelles. Nous sommes des mammifères, des primates, et l’on ne voit pas par quel miracle nous ne partagerions pas ce grand trait comportemental avec nos différents cousins plus ou moins éloignés. On peut en revanche s’interroger sur les exceptions à cette loi générale d’évitement de l’inceste qu’autorisent et organisent culturellement certaines sociétés humaines (par exemple, pour préserver un entre-soi des élites royales).

Comment faire de la sociologie une science ? 

P.J. Il faudrait, dites-vous, que la sociologie énonce des lois générales, ce qui serait possible. Ainsi, « derrière les multiples travaux des sciences sociales se cachent des mécanismes sociaux en nombre limité » (Les structures fondamentales des sociétés humaines, p. 22). Ces lois seraient « les lois de fonctionnement des sociétés humaines » à caractère transhistorique et transculturel. (Ibid, p. 11 et 12). Vous évoquez plusieurs pistes. Il faudrait chercher des processus sociaux identiques, dans des secteurs différents, dans des sociétés différentes et à des époques différentes. On pourrait ainsi mettre en évidence des mécanismes universels. Il faudrait aussi tenter des synthèses qui reprennent les acquis de la sociologie depuis 150 ans. Il y a beaucoup de travaux concordants entre lesquels il faudrait faire des liens. Mais comment faire ?

B.L. Cela suppose de lire beaucoup, et de lire surtout en dehors de son aire (restreinte) de spécialité. Cela peut être facilité par la constitution de collectifs qui s’attelleraient à un travail systématique de comparaison, de synthèse, de méta-analyses sur la base des nombreux travaux accumulés depuis environ cent cinquante ans. C’est parce que les laboratoires de sciences sociales ne fonctionnent absolument pas de cette manière que l’on ne parvient pas à dégager des acquis de nos sciences. Quand on sait ce que ça nous coûte collectivement en termes de manque de respectabilité, on ne comprend pas pourquoi un mouvement général de réorientation des forces de recherche ne s’organise pas.

Ce qui est inquiétant, c’est que alors que Marc Bloch militait déjà en 1928 pour que s’organise une telle démarche combinant monographies analytiques et synthèses, les choses n’ont fondamentalement pas bougé depuis. Étant donné sa très grande pertinence, je me permets de le citer un peu longuement. Parlant de la nécessité de procéder à un travail de comparaison, Bloch écrivait : 

« Il va de soi que la comparaison n'aura de valeur que si elle s'appuie sur des études de fait, détaillées, critiques et solidement documentées. Il n'est pas moins évident que l'infirmité des forces humaines interdit de rêver, pour les recherches de première main, des cadres géographiques ou chronologiques par trop vastes. Fatalement le travail comparatif proprement dit sera toujours réservé à une petite partie des historiens. Encore serait-il peut-être temps de songer à l’organiser et notamment à lui faire une place dans l’enseignement des universités. Ne nous le dissimulons pas néanmoins : comme les études particulières sont encore, dans beaucoup de domaines, très peu avancées, il ne pourra lui-même progresser que très lentement. C'est toujours le vieux mot : des années d'analyse pour une journée de synthèse.  Mais on cite trop souvent cette maxime, sans y ajouter le correctif nécessaire : l'“analyse” ne sera utilisable pour la “synthèse” que si, dès le principe, elle l’a en vue et se préoccupe de la servir. Aux auteurs de monographies, il faut répéter qu’ils ont le devoir de lire ce qui s’est publié avant eux, sur des sujets analogues aux leurs, non seulement, comme ils le font tous, à propos de leur propre région, non seulement même, comme ils le font presque tous, à propos des régions immédiatement voisines, mais aussi, ce qui est trop souvent négligé, à l’occasion de sociétés plus lointaines, séparées de celles qu’ils étudient par les conditions politiques ou la nationalité. J’oserai ajouter : non seulement des manuels généraux, mais aussi, s’il est possible, des monographies détaillées, pareilles dans leur nature à celles qu’ils entreprennent: elles sont, à l’ordinaire, singulièrement plus vivantes et plus nourries que les vastes précis [2]. »

Une définition consensuelle de la société est-elle possible ?

P.J. On peut donner au mot société une définition extensive du type : une société est un regroupement d’individus structuré par des liens de dépendance réciproque et évoluant selon des schémas réglés. Avec une telle définition, toute association d'individus pourvus d’interactions est social. Le caractère commun serait l’association interactive d’individus. Dans ce cas, on peut dire comme vous le faites qu’une colonie bactérienne est une société. Cela pose divers problèmes. Le principal, c’est donner le même nom à des objets d’étude différents, ce qui est source de confusion. On vous reproche de naturaliser la sociologie, pour ma part, je dirais l’inverse : vous allez plutôt dans le sens d’une socialisation du vivant. L'idée est celle d'une complexification qui produit un effet de seuil, à partir duquel le social acquiert une autonomie, une dynamique propre qui s'impose aux individus. (lois ou régularités générales), laissant supposer une forme d'organisation constitutive du social. C'est net dans la société humaine. Elle a une complexité particulière, car elle est composée d’individus possédant des capacités spéciales : ils pensent. Ce qui permet d’éditer des règles, des échanges économiques, de constituer des cultures sophistiquées et de maintenir des institutions qui cimentent l’ensemble. Le tout peut être discuté de façon politique et évoluer sous l’effet des luttes de pouvoir. La ressemblance avec une colonie bactérienne, un banc de poisson, une ruche ou une fourmilière, une meute d'hyènes ou un troupeau d’ongulés, etc., est faible. Des questions logiques se posent 1/ à partir de combien de critères communs peut-on dire qu’on est dans la même catégorie [société] et 2/ un élément radicalement hétérogène n’implique-t-il pas de changer de catégorie [regroupement/collectivité/société] ? En tant que philosophe, je ne me prononcerai pas, car les aspects empiriques de la réponse m’échappent. Pour un concept central comme celui de société, peut-on s’en tenir à une définition extensive qui est un facteur de dissensions chez les spécialistes ? Sur le plan épistémologique, je dirais que le minimum, pour qu’un paradigme sociologique voie le jour, ce serait un accord sur la définition de ce qu’est une société.

B.L. Le problème de votre définition de la société comme ensemble composé d’individus pensants, c’est qu’elle est à la fois anthropocentrique (tout est taillé sur mesure pour restreindre le social à l’humanité : artefacts, institutions, conscience ou capacité symbolique, etc.), philosophique (« l’homme est un roseau pensant », selon la formule de Pascal, accordant une importance démesurée à la « conscience » ou à la « pensée ») et déconnectée du processus réel d’évolution des espèces. Dire qu’il y a du social un peu partout dans le vivant n’introduit aucune confusion, car ce n’est pas dire que le vivant s’organise socialement partout de la même façon, avec les mêmes moyens et dans des formes identiques. C’est constater simplement que, dans de nombreux taxons du vivant, certaines espèces s’organisent socialement alors que d’autres demeurent beaucoup plus solitaires. Par exemple, sur environ 52 000 espèces d’araignées, seules une vingtaine d’entre elles sont sociales, avec une tolérance sociale entre des membres non-apparentés, des soins collectifs apportés à la progéniture, la construction collective de grandes toiles (plusieurs mètres dans certains cas), des chasses collectives et des partages de nourriture, des communications sur un mode vibratoire entre les membres, etc. Prendre en compte toutes les formes de vie collective possibles a permis déjà de comprendre les raisons principales de l’apparition du social : celui-ci constitue un avantage certain en matière de survie.

En tant que rassemblement d’une multitude d’organismes appartenant à la même espèce, une société est définie comme un ensemble structuré de rapports réguliers entre les différentes parties (sous-groupes ou catégories) qui la composent. Elle se distingue en cela clairement d’un organisme multicellulaire. Certes, certains biologistes parlent parfois métaphoriquement de super-organismes au sujet d’espèces eusociales comme les abeilles, les guêpes, les termites ou les fourmis. Mais cela n’est que métaphorique et il y a une différence de nature entre des cellules qui s’associent pour former des organismes, et des organismes de même espèce qui font société. Il faut donc être vigilant à la fois pour ne pas définir de manière anthropocentrique, et donc restreinte, « le social » à partir de « notre social », et pour ne pas assimiler les cellules d’un organisme multicellulaire aux différents membres d’un groupe social. Même si l’on respecte cette distinction, il reste néanmoins un champ énorme de travaux disponibles portant sur des sociétés animales humaines (étudiées par les chercheurs en sciences sociales) et non-humaines (étudiées par les biologistes, les éthologues et les écologues), et qui peuvent être exploités pour mieux comprendre, par la saisie comparative des ressemblances et des différences, les raisons profondes de nos structures sociales.

L'altricialité concept anthropologique majeur

PJ. Le concept d’altricialité (secondaire et tertiaire) m’a fait forte impression. Comme vous le savez probablement, j’ai exercé le métier de psychiatre et de psychanalyste et je suis frappé de l’absence de ce concept. On reproche violemment à la psychanalyse de tout ramener à l’enfance et, en particulier, de montrer que la pathologie vient des relations qui se sont nouées lors de cette longue dépendance. Et, pourtant, aucun psychanalyste n’a utilisé ce concept. On trouve plutôt des références à la prématurité et à l'Hilflosigkeit (détresse). Vous citez Adler, Winnicott, Bowlby, Lagache, qui tous en parlent sans en parler. C’est stupéfiant. Cela illustre la thèse que je soutiens par ailleurs : on pense selon des concepts et, si on n’a pas le concept, on ne pense pas. Il y a un impensé dans la psychanalyse qui, par ailleurs, s'occupe massivement des effets de l'altricialité. En mettant en avant ce concept, votre ouvrage apporte une lumière d’une grande importance pour la psychanalyse et l’anthropologie.

B.L. Ce que vous dites correspond totalement à ce que je pense et ait écrit dans l’ouvrage et je suis heureux que vous le formuliez de la manière dont vous le faites. Je pense, en effet, que la psychanalyse « s'occupe massivement des effets de l'altricialité », et qu’en cela, elle ne cesse d’en parler sans le savoir. Qu’il s’agisse de l’attachement mère-enfant, des rapports de pouvoir, et plus précisément des rapports de domination-dépendance entre parents et enfants et plus généralement entre puissants et faibles, autonomes et dépendants, dominants et dominés, tout cela est en partie déterminé par la nature de notre développement ontogénétique (pour l’altricialité secondaire) et culturel (pour ce qui est de l’altricialité tertiaire, voire permanente). Mais si l’on considère les choses avec un peu de recul, c’est quand même une bonne nouvelle pour la psychanalyse, car cela assoit une partie de ses interprétations. Simplement, savoir que tout part de notre condition d’espèce à progéniture particulièrement altricielle, permet d’y voir plus clair et de mettre explicitement et systématiquement en lien des pans d’expérience très différents (éducatifs, familiaux, politiques, sentimentaux, religieux, etc.). L’enfance de l’Homme fournit la clef de nombre d’aspects de la structure sociale profonde humaine.


 
[1] Alfred Espinas, Des sociétés animales. Étude de psychologie comparée, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie, 1ere édition, 1877.
[2] Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes » in Marc Bloch, L'histoire, la guerre, la résistance, Paris, Quarto Gallimard, édition établie par Annette Becker et Étienne Bloch, 2006, p. 376-377.

L'ouvrage de référence : Lahire Bernard, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La découverte, 2023.