La philosophie comme proposition
De tout temps, la philosophie a fait des propositions dans le domaine moral, sur les façons de bien vivre, sur le sens de l’existence, sur la politique, etc. Cette prétention est-elle légitime ? La philosophie qui a peu de poids face aux idéologies et aux religions, ne devrait-elle pas plutôt observer une prudente neutralité pour garder sa spécificité ?
Philosophy has always made proposals in the moral domain, on ways of living well, on the meaning of existence, on politics, etc. Is this claim legitimate? Shouldn't philosophy, which has little weight in the face of ideologies and religions, rather observe prudent neutrality to maintain its specificity ?
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. La philosophie comme proposition. Philosophie, science et société. 2020. https://philosciences.com/philosophie-proposition.
Plan :
1. Des écueils sérieux à toute proposition
2. Les champs dans lesquels la philosophie peut faire des propositions
3. Quelques propositions prudentes
Conclusion : des récits, des valeurs, une sagesse relative
Texte intégral :
1. Des écueils sérieux à toute proposition
La difficulté majeure
L'Homme vit moins dans la réalité concrète, que dans une vaste rumeur sémiotique qu’il fabrique individuellement et collectivement. Il produit et se nourrit intensément de récits de toutes sortes : mythes, légendes, religions, idéologies, propagandes, fictions, récits, faits-divers, rumeurs, etc. Ces aspects s’intègrent à la culture au sens large (normes, règles, langage, lois, idéologies, imaginaires, arts, sciences et techniques) qui, elle-même, permet l’interaction collective, l’échange et, par voie de conséquence, la socialisation. L’Homme vit au sein de cet univers sémiotisé, à partir duquel il bâtit une vie sociale qui elle-même s’en nourrit.
Dans ce vaste maelstrom, l’idéologie et la propagande tiennent une place importante. Aldous Huxley et surtout George Orwell en ont dénoncé les formes perverses. Ce dernier, dans La Ferme des animaux et dans son livre majeur 1984, a dénoncé l’utilisation du mensonge, des fausses nouvelles, de la falsification de l’histoire et des slogans contradictoires pour inhiber la pensée. En particulier, il a noté l’utilisation de l’injonction à ne pas croire son expérience, mais ce qui est décrit par l’idéologie. Les propagandes totalitaires utilisent ces procédés et manipulent efficacement les populations. Ce n’est possible que parce que l’humanité est immergée dans un bain sémiotico-langagier. Ce serait aux sciences humaines et sociale d'en montrer la puissance (voir : Juignet Patrick, Philosophie pour les sciences humaines et sociales, Nice, Libre Accès Édition, 2023.) et la philosophie d'en avertir les citoyens.
L’écueil idéologique
L’idéologie est un constituant essentiel de la société, elle participe à l'existence du social. Communément partagée, l'idéologie est difficile à décrire, car elle n'a pas de corpus précis. Pour en saisir les contours flous et changeants, il faut la ramener à sa finalité. Une idéologie a un but politique et, grâce à cet axe, on peut en saisir la diversité des formes. Mais, elle a aussi des aspects qui échappent à cette fin, car c'est une pensée qui n'est pas contrôlée dans ses développements.
L’idéologie dépend des intérêts présents au sein de la société. C'est une pensée au service de l’action collective. Réitérée par les membres d’un groupe, elle se simplifie et finit par se transformer en « éléments de langages » (car il n'est pas question de penser authentiquement !). L'idéologie véhicule un ensemble d’opinions adossées à des intérêts collectifs, elle propose une vision partielle et partiale de l’homme et de la société. L’idéologie forme des propositions, mais elles ne sont ni critiques ni distanciées, elles sont normatives et socialement intéressées.
Il y a des idéologies porteuses et des idéologies pernicieuses. Il y a des idéologies rationnelles et d’autres obscures. Il y a des idéologies qui énoncent leurs objectifs et d’autres qui sont des écrans de fumée. Si elle veut rester dans son rôle, la philosophie doit éviter d'être idéologique. Il lui faut décrire et expliciter, montrer les enjeux. Ensuite seulement, elle pourra faire des propositions rapportées à des principes (et certainement pas directes et dogmatiques). Elle se différencie de l'idéologie, par sa « neutralité axiologique », pour reprendre le terme que Max Weber employé au sujet de la sociologie (Conférences de 1917 et 1919 à Munich). Si elle y renonce (ce qui est souvent le cas), elle perd ce qui lui donne une spécificité.
Au XXe siècle, ce que l'on a appelé la « mort de Dieu » (la perte de vitesse des religions) a laissé place aux idéologies politiques, dont la faillite a finalement débouché sur le scepticisme postmoderne. Puis un regain religieux, en particulier un islamisme devenu vindicatif et totalitaire (prétendant tout régir du politique au quotidien) s’est développé. Par le passé, le christianisme avait aussi cette vocation totalitaire consistant à vouloir régir la vie humaine de la naissance à la tombe et même après. Les religions répondent à des besoins affectifs et politiques. La philosophie ne doit pas participer aux religions, mais bien plutôt en être l'observatrice critique et distanciée. Le domaine de la croyance et celui du savoir rationnel ne se recouvrent pas.
L’écueil religieux
« Toute pensée religieuse propose une vision-du-monde d’une part, et une morale d’autre part : elle est simultanément explicative et normative » (Citot Vincent. Pensée philosophique et pensée scientifique. Philosophie, science et société. 2023.). On retrouve dans la philosophie l'une des deux fonctions de la pensée religieuse : donner à l’homme des règles de conduite, une sagesse, des valeurs morales ou existentielles. La philosophie s'est dégagée de la religion en Occident à partir du XVIIe siècle et surtout du XIXe siècle, lui laissant le domaine de la croyance, la foi, la révélation. Mais elle peut être un dogme du même type, si elle n'y prend garde. Elle doit sans cesse veiller à se démarquer des mythes, légendes, et religions, qui projettent dans des entités métaphysiques plus ou moins personnifiées, l'espoir, les besoins de protection, de tutelle, et de consolation des humains. Si elle adopte une posture religieuse et prétend imposer une vérité dogmatique, la philosophie renonce à elle-même. Entrer en concurrence prophétique avec le religieux, comme le fait, par exemple, Friedrich Nietzsche qui résume son œuvre par « Dionysos contre le crucifié », ce n’est pas philosopher. Celui qui endosse l’habit du prophète ne peut simultanément prétendre porter celui du philosophe.
L’attitude croyante est normale ; elle vient de notre ignorance. Ne sachant pas, on s'appuie sur le savoir que nous proposent les autorités et on les croit. Cependant, une telle attitude n'est pas philosophique. Le premier temps de la réflexion philosophique consiste à identifier les croyances, à y réfléchir et à s’en distancier. La philosophie se doit d’être une pensée rationnelle en adéquation avec la réalité. « On ne devrait ni s’abuser soi-même, ni abuser les autres avec des mythes » affirme à juste titre Norbert Elias (Elias N. Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 55). Ce qui impose une critique par rapport aux croyances et à la pensée magique.
L’écueil du moralisme
Toutes les cultures disposent d’une morale indiquant ce que l’on doit faire et ne pas faire. Le moralisme justifie et impose la morale en cours et les modes de vie conventionnels. Par ce terme, nous entendons les formes figées de la morale, les recettes, les dogmes.
Pour Emmanuel Kant, les principes moraux sont démontrables. Cependant, on peut objecter que pour tenir un discours assuré en ce domaine, il faudrait pouvoir embrasser la totalité des aspects de la vie humaine dans leur historicité. C’est une ambition démesurée et on est bien loin d’une telle possibilité. Comment s’émanciper des déterminismes sociaux et psychologiques dans ce domaine ? Comment argumenter compte tenu de la diversité des facteurs qui interviennent ? Comment faire pour ne pas être le jouet de son époque ?
Dans l'Éthique, Livre III, Baruch de Spinoza écrit que « le désir est l'essence de l'homme » (Éthique, Livre III, « Définition des affections », 1). En conséquence, Spinoza opère un renversement de l'éthique : le jugement n'est pas premier par rapport au désir, mais c'est le désir qui est premier : « nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous [...] la [...] désirons » (Spinoza Baruch (de), l'Éthique, Livre III). On constate, en effet, que dans nombre de cas, nous jugeons bien ce qui nous arrange et nous convient. Nous déclarons bien ou ayant une valeur ce que nous désirons. Une autre manière de le dire est que nos déterminations guident la pensée.
Compte tenu des difficultés qui touchent ce domaine, le philosophe devrait s’abstenir de tout moralisme. Il sortirait de son rôle qui est d’apporter une intelligibilité critique. S’adonnant au moralisme, il se perdrait dans la normativité et dans l’idéologie, qui n’ont pas besoin du renfort de la philosophie pour s’imposer. Cela ne signifie pas que le philosophe délaisse les valeurs, mais qu'il doit rester prudent. En balance, l’enjeu est de maintenir l’autonomie individuelle. Les règles de conduite doivent être choisies, comprises, assimilées, intériorisées, par chacun pour être efficaces et utiles.
L'écueil de la généralisation du vécu
La philosophie, dans un certain nombre de cas, apporte une réponse à des expériences personnelles marquantes. Pensons à Blaise Pascal et à son angoisse devant les deux infinis, l'angoisse également chez Søren Kierkegaard, la volonté chez Arthur Schopenhauer, l'espoir chez Martha Nussbaum, etc. Mais ce type de réponse est-il vraiment philosophique et quelle valeur a-t-elle ? Nous dirons que c'est un récit qui donne sens au vécu, qui l’explicite.
Mais un récit personnel n'est pas légitimement généralisable et il ne peut se donner pour un savoir démontré, ni avoir une visée normative. L'écueil ici tient à la généralisation et, dans certains cas, à la portée métaphysique qui lui est donnée. Fondée sur l’expérience ordinaire, ce type de philosophie ne produit pas une connaissance de la réalité, mais une vision orientée par la subjectivité. Il en résulte la prescription de modes de vie (voir le paragraphe « Sagesse et mode de vie »), qui, en étant partiales, sont trompeuses.
La phénoménologie, intéressante comme explicitation du vécu, se fourvoie lorsqu'elle se double d'une prétention transcendantale et à donner le résultat de ses réflexions pour un accès à l'essence des choses. Markus Gabriel nous dit avoir élaboré sa philosophie (le nouveau réalisme) à partir d’une expérience subjective :
« Le présupposé absolu de la pensée occidentale jusqu’à nos jours, c’est l’existence du monde, l’existence d’une totalité dont nous sommes une part. Je nie cela. Comment cette réflexion a-t-elle surgi ? D’où vient cette idée saugrenue en apparence ? Peut-être de mon enfance ; je pensais déjà que mon expérience du monde avait quelque chose d’illusoire » (Markus Gabriel, Interview, 2014).
Il va donc proposer une philosophie très argumentée ou tout existe sauf le monde et considérer cet existant comme constitué par des domaines du sens.
Dans un certain nombre de cas, à partir d'une réflexion sur le vécu, s'instaure une cascade de conséquences qui font sortir de la philosophie pour entrer dans l’idéologie. Ce glissement est bien illustré par Martha Nussbaum qui passe d’une philosophie de l’espoir à des opinions sur le rôle de l’art, de la religion, et sur le service civique comme pratiques utiles pour l’espoir (Nussbaum Martha, The Monarchy of Fear, Simon & Schuster, New York, 2018). La proposition de Nussbaum de « cultiver l'espoir » rejoint la philosophie comme mode de vie, que nous verrons plus loin.
L'écueil d'une pensée hétéronome
L'adoption immédiate et sans critique d'idées préconçues produit l'opinion. En rationalisant ses penchants, on donne son opinion et, selon la formule de Gaston Bachelard, l'opinion pense mal (La Formation de l'esprit scientifique, 1938). Elle ne pense pas de manière autonome, elle traduit des intérêts en discours. L'opinion, lorsqu'elle est collective et largement partagée par un groupe social, forme une idéologie, un discours intéressé et partisan. Le philosophe doit mettre en évidence ce type de discours, en indiquer les ressorts et la finalité, en montrer les conséquences pratiques, mais en aucun cas y participer.
Le philosophe doit même dénoncer tous ceux qui prétendent édifier, endoctriner, évangéliser, indiquer la voie, pour en tirer du pouvoir, du prestige ou de l’argent, ou pour imposer aux autres leurs croyances impératives. L’utilité de cette critique s’impose d’évidence au vu des terribles exemples fournis par les idéologies politiques pernicieuses (nazisme, stalinisme, etc.) et les mélanges idéologico-religieux fanatisant comme l’islamisme. On pourrait soutenir, à l’extrême, que toute pensée est hétéronome et qu’il n’y aurait donc pas de philosophie possible sauf une philosophie sceptique. De manière plus nuancée, on peut avancer qu’une philosophie rationnelle et désintéressée est rare et difficile ; elle survient par un lent et difficile travail de la pensée qui évite les écueils et fourvoiements, grâce à un retour réflexif sur elle-même.
Tous les discours idéologiques et religieux produisent des dogmes contribuant à la « minorité » intellectuelle des individus, à « l’incapacité à se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui ». «Sapere aude ! » s’exclamait Emmanuel Kant en 1790, dans Qu’est-ce que les Lumières ?, traductible par : sers-toi de ta propre intelligence, pense par toi-même. Cela signifie qu'un philosophe ne devrait pas prétendre penser pour autrui, mais au contraire œuvrer à ce que chacun pense selon la raison. Il devrait s’abstenir de donner des leçons, de se poser en législateur du genre humain. Ce pourrait être un aspect de la philosophie comme proposition : donner des moyens de réflexion, tout en s'abstenant de tenir des propos normatifs.
La spécificité de la pensée philosophique, c’est de chercher à résister aux déterminations qui lui sont extérieures. Lorsque la pensée est déterminée par des ressorts mythiques, sociaux, économiques, politiques et psychologiques, puis figée dans des dogmes destinés à être appris et reproduits, elle n'est pas philosophique.
2. Les champs dans lesquels la philosophie peut se prononcer
2.1 Le domaine des récits sur l'Univers
Les mythes religieux parlent des origines du Monde, de son devenir, de la place de l’homme. La philosophie peut proposer des récits qui différeront des mythes : des récits philosophiques. Un tel récit donnera du sens, mais il ne sera pas gouverné par l’imaginaire ou par des structures narratives qui en déterminent le contenu. Au lieu de cela, il s'appuiera sur les connaissances scientifiques reconnues. On pourrait le définir comme un grand récit qui n'est ni métaphysique, ni idéologique.
Ce type de grand récit correspond à ce dont parle Gilles-Gaston Granger lorsqu’il note « que la science revêt cet aspect existentiel de mythe dans nos consciences et dans nos mœurs » (Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1967). Cette reprise des données scientifiques vise à en donner un exposé suffisamment simple pour être compris de tous, et suffisamment synthétique pour constituer un ensemble cohérent.
La philosophie se doit de fournir des récits moins illusoires que les mythes traditionnels, participant ainsi à la construction d'un socle culturel commun pour penser et communiquer. La philosophie peut proposer des conceptions de la réalité raisonnables et partageables par la communauté, des récits cohérents et réalistes sur l’Univers, l’Homme, la Société, des récits qui, appuyés sur un savoir issu des sciences, aura un fondement sérieux.
2.2 Le domaine des choix pratiques
Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, définit la philosophie pratique comme une discipline qui cherche à orienter l'action vers la vertu et le bien-vivre. La philosophie pratique a selon Aristote un but prescriptif ou normatif : elle cherche à guider les actions humaines. La morale, définie comme l'ensemble des règles guidant les conduites humaines, est une philosophie pratique : elle prescrit des actions ou des attitudes.
Emmanuel Kant dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique, évoque une anthropologie « physiologique » décrivant ce que la nature fait de l’Homme et une anthropologie « pragmatique » décrivant ce que l’homme fait de lui. Cette seconde possibilité viendrait de la liberté dont l’Homme jouit. Fichte, un peu avant, dans les Fondements du droit naturel, avait évoqué la possibilité pour l’humain d’acquérir des droits. Thèse que Kant rejoint à la fin de son ouvrage. Ces raisonnements mettent en jeu l’opposition nature/culture, déterminisme/liberté, et contradictoirement la notion de droit naturel.
Délaissant ces oppositions et la question de la liberté, on peut considérer que le problème peut être posé en termes de choix dans les manières de se conduire individuellement et collectivement. Il se définit ainsi une philosophie pratique (pragmatique). Envisager un problème sous l’angle pragmatique, c’est se placer du point de vue de l’action concrète, individuelle et collective, que ce soit dans la vie ordinaire ou dans l’application des savoirs. Envisager un problème sous l’angle pragmatique, c’est se placer du point de vue de l’action concrète, individuelle et collective, que ce soit dans la vie ordinaire ou dans l’application des savoirs élaborés (philosophiques ou scientifiques).
La pragmatique doit être d'abord bien informée et commencer par un abord modestement descriptif. Avant de se prononcer, encore faut-il avoir compris les problèmes en jeu. La prudence de rigueur, car, la complexité des situations rend les erreurs faciles. Le point de vue pratique doit considérer des situations complexes, qui comporte de multiples interactions, des boucles rétroactives, des facteurs nombreux ou difficiles à identifier. On rencontre rarement des situations explicables par une causalité linéaire simple. La pensée systémique est bien adaptée à ces circonstances compliquées.
3. Quelques propositions philosophiques possibles
3.1 Un récit philosophique sur l'Univers
Le grand récit auquel on peut adhérer sans déroger à la rationalité est réaliste place l’homme dans le Monde qui existe et est un. Il n’y pas d’arrière-monde, ni d’entités métaphysiques, hormis dans les illusions consolatrices des hommes.
Pour organiser un récit, il faut distinguer le Monde et l'Univers. Du premier, qui est la totalité, il est impossible de donner description, seulement quelques idées. C’est toutefois possible pour l’Univers, la partie connue du Monde. Nous sommes à une époque où les savoirs scientifiques sur l’Univers peuvent être rassemblés. Michel Serres propose un « Grand Récit unitaire de toutes les sciences », car le savoir accumulé permet d'avoir une nouvelle conception du monde et de l'histoire.
La cosmologie contemporaine montre que l'Univers actuel était dense et chaud à ses débuts (il y a 13,7 milliards d'années). Suite du processus de diversification chimique, une complexification supplémentaire est apparue sur Terre, celle des composés organiques. Les mammifères ayant largement colonisé la planète, l'évolution des espèces a produit de nombreuses branches dont une qui a conduit vers les australopithèques et leurs descendants, les hominidés, un million d’années plus tard, sous deux types, l’Homo habilis et l’Homo erectus.
Pour la suite, on ne sait si l’homme moderne (Homo sapiens) est apparu simultanément à plusieurs endroits du globe ou en un seul. Au Néolithique, vers entre - 8 000 ans et - 4 000 ans, selon les endroits de la planète, se développa la domestication des plantes et des animaux. D’un point de vue biologique, l’homme est un mammifère, mais il présente une particularité. Au sein de son système nerveux et plus précisément dans son cerveau, est apparu un niveau de complexité supplémentaire qui lui donne des capacités spécifiques : pensée, communication intense, transmission des connaissances, organisation de la société selon des règles.
Ces capacités remarquables ne sont pas hétérogènes au Monde, car elles procèdent du principe de complexification progressive selon laquelle l'Univers a évolué pour être ce qu’il est aujourd’hui. Nous avons là un récit rationnel plausible qui s'oppose aux cosmogonies et anthropogonies des mythologies qui, pour être plaisantes, n'en sont pas moins fictives.
3.2 Des valeurs pour vivre dignement
En entrant dans le domaine flou et vaste de l'éthique, de la morale, de la raison pratique (Kant), la prudence s'impose. Il s'agit de la mise en relation entre les fins et les moyens, de la définition du bien et de la vertu, qui aboutissent à des règles de conduite (des façons de vivre ou modes de vie). C'est dans ce domaine que l'idée de proposition est particulièrement importante. Elle vise à éviter le caractère prescriptif généralement mis en avant dans ce domaine. Les règles de conduite doivent être choisies, comprises, assimilées, intériorisées, adaptées, par chacun et non imposées pour être efficaces et utiles.
Se différencier du moralisme n'est pas facile. Dans ce domaine, il faut distinguer la réflexion sur le bien et le mal de l'énoncé des règles de conduite. Les enjeux sont très différents. La désignation du bien et du mal propose les finalités jugées favorables ou défavorables pour soi et pour les autres. Les règles de conduite dictent ce qu’il faut faire et ne pas faire, elles ont un aspect prescriptif et normatif. Il existe, entre les deux domaines, des relations complexes.
Les règles de conduite peuvent être considérées soit, comme une conséquence de la vertu (Aristote) soit, comme une application pratique du bien (épicurisme, stoïcisme) soit, comme un impératif préalable (universalisme kantien appelé aussi déontologisme) soit, comme relatives à leurs conséquences quant au bien et au mal (conséquentialisme dont la version la plus connue est l’utilitarisme). Ces quatre possibilités se conjuguent : soit la priorité est donnée au bien d’où découlent des règles, soit — selon le renversement kantien — ce sont les règles qui déterminent le bien, ou encore, on pose des principes toujours applicables ou bien valables selon leurs conséquences. De nombreuses combinaisons s’offrent, rendant les raisonnements incertains.
Compte tenu de la complexité du problème, défendre un minimalisme moral en matière philosophique est une solution intéressante. Si une réflexion sur le bien et le mal pour l’homme est du domaine philosophique (puisqu’on peut à leur sujet développer une sagesse rationnelle pour en juger), la philosophie, d'un point de vue pratique (des règles de conduite), doit se limiter à quelques principes prudents, et surtout prendre acte de ce qui existe en matière civilisationnelle.
Par exemple, dans sa maxime 38 (parmi celles nommées « capitales »), Épicure note que ce qui est jugé moralement juste ne l’est pas, si cela ne s’adapte pas à ce qui est espéré ou si les circonstances ayant changé, c’est devenu inutile. Ce point n’est pas mineur puisqu’il évite la principale critique que l’on doit faire à la plupart des morales débouchant sur un mode de vie : leur prétention illégitime à une vérité intemporelle. L'écueil du moralisme est déjoué.
En prétendant énoncer des règles morales, la philosophie est confrontée au problème de la relation de ces règles avec les lois juridiques, avec les règles religieuses, avec les normes sociales, avec la dimension relationnelle et affective de la morale. David Hume, dans son Traité de la nature humaine, notait l’importance de l’éducation, de « l’affection pour la compagnie des hommes », qui amenait à conclure des conventions pour maintenir la société.
Le philosophe peut mettre en avant certains acquis civilisationnels. La personne humaine est « devenue la chose à laquelle la conscience sociale des peuples européens s’est attachée plus qu’à toute autre » (Durkheim Émile. « Détermination du fait moral », in : Sociologie et Philosophie, PUF, Quadrige, 2014, p. 69-71). Il est du rôle du philosophe humaniste est de soutenir les droits de l’homme, le respect de la personne. Il ne s'agit pas là de vérités, mais de valeurs que l'on défend d'un point de vue philosophique au titre de leur efficacité pour une vie décente.
Bien faire, dans le cadre d’une éthique humaniste, c’est agir pour créer les conditions de vie, de santé, de dignité et de liberté pour chacun. Cela suppose de défendre activement les valeurs humanistes, sans cesse menacées. Faire le mal, c’est l’inverse, c’est détruire intentionnellement l’humanité en l’Homme. Inversement, le bien individuel et le bien commun imposent de promouvoir l’humanité en soi et pour autrui.
L’Humanisme et les Lumières sont attaquées, autant par les totalitarismes (religieux ou pas), que par la philosophie post-moderne. En interdisant la critique des croyances et des modes de vie aberrants, en prétendant « déconstruire » la culture occidentale, en imposant un relativisme intégral, la post-modernité trahit les acquis civilisationnels des Lumières. Il est plus que jamais indispensable de défendre l'humanisme, la culture, la science, la liberté, valeurs qui ont été portées par la philosophie des Lumières.
Si on admet l'existence de grands principes civilisationnels qui dépassent les particularismes sociétaux, le rôle du philosophe sera d’en donner une formulation explicite et adaptée à son époque, d’en cerner le degré de généralité (l’universalité). Cette Loi commune comporte quelques grands interdits comme celui de l’inceste et de la violence, qui permettent la vie sociale. Cette Loi commune comporte quelques principes. D'abord, la prescription de sortir de l'indifférenciation primitive entre mère et enfant. Vient ensuite l’incitation à choisir un genre sexué sans nier la différence des sexes. Elle note la différence des générations et inscrit chacun dans une filiation.
Pour saisir les effets de cet ordonnancement, imaginons (à l'inverse) une société fondée sur le renfermement clanique, l'indifférenciation sexuelle et l'inceste, sur le pillage, le viol et le meurtre. Les effets seraient vite désastreux et correspondent à ce qui est habituellement qualifié d'inhumain, de sauvage, de barbare. Quelques règles de base organisent des rapports humains viables, elles s'opposent à l'incohérence pulsionnelle, aux innombrables dérives et folies individuelles, tant en ce qui concerne la violence que la sexualité. Le philosophe peut conseiller sans risque de se tromper la préservation de ces valeurs fondamentales.
3.3 Des orientations sociales et politiques
La philosophie n'est pas isolée dans la culture. Elle doit tenir compte des acquis civilisationnels issus de l’ordre symbolique général (mis en évidence par l'anthropologie). La possibilité d’une Loi commune, d’un ordonnancement symbolique effectif et général est un point de vue qui, après Claude Lévi-Strauss, semble bien argumenté. Il semble illusoire de l'ignorer, ce qui impose une prise de distance par rapport aux positions philosophiques traditionnelles qui font la part trop belle à la décision rationnelle, que ce soit pour la morale kantienne ou son opposée conséquentialiste.
Un ordre, une organisation des relations individuelles et collectives, préside à la plupart des cultures, organise la vie sociale et les conduites humaines. Cet ordre est indépendant des intentions de l’individu et de la connaissance qu’il en a. On peut réinterpréter cette idée comme une Loi commune terme que l'on doit à Aristote qui avait en son temps constaté qu'il y avait des lois particulières à chaque Cité, mais aussi certaines lois communes à toutes. On peut aussi parler de grands principes civilisationnels et il revient à la philosophie d’y réfléchir. (Voir l'article : Ordre symbolique et Loi commune, https://philosciences.com/ordre-symbolique-loi-commune).
Quelle est la finalité de l’action politique pour quelle société (État de droit, dictature, oligarchie, anarchie, démocratie, monarchie, etc.) ? Le politique est-il le pouvoir sans autre finalité ? Ce dernier peut-il être fondé en droit ou dérive-t-il de la force ? Il est du rôle du philosophe de s'interroger sur ces problèmes. Mais dans ce domaine encore plus que dans les autres le philosophe se doit d’être réservée. Il est de son rôle d’énoncer explicitement les principes et ressorts politico-socio-économiques, mais ensuite, il doit laisser aux citoyens le soin de choisir.
Il y a dans toutes les sociétés des principes qui encadrent les attitudes et les comportements humains, par ailleurs très fantasques, sous toutes les latitudes. Ces principes régulent les conduites individuelles et collectives, afin de permettre une vie commune acceptable. Ils font sortir de l’immédiateté instinctuelle et utilitariste. Ils permettent que les relations entre humains ne soient pas uniquement guidées par l’imaginaire et le pulsionnel. Ces principes civilisationnels ne sont pas relatifs (ils ne dépendent ni des individus, ni des sociétés, ni des ethnies) et, par là, ont une universalité. Ils ont été repris dans les tentatives de législation que sont les déclarations des droits de l'homme.
La vie humaine impose d'agir au sein d'une société, ce qui conduit à des choix politiques concernant la répartition des richesses et du pouvoir, les conditions de la paix sociale, l’organisation de la police, de la justice, etc. Si on adhère aux principes humanistes et que l'on respecte la Loi commune, bien faire, c’est militer pour des choix qui donneront une société relativement paisible et juste. Mais la difficulté est grande, car les possibilités sont innombrables, les erreurs constantes, les conséquences parfois incontrôlables et contre-productives. La prudence est donc nécessaire et rôle de la philosophie est alors de s'abstenir de toute doctrine figée et d'interroger les doctrines existantes pour voir si les fins alléguées sont conformes à l'éthique et si les moyens ne sont pas contraires aux fins.
L’action politique est toujours conflictuelle, car les intérêts des groupes sociaux sont divergents et nombreux sont ceux qui ne souhaitent nullement une société juste et humaine, mais au contraire veulent seulement défendre leurs intérêts, ou pire, dominer et exploiter leurs contemporains. L’engagement politique est un combat qui entre en contradiction avec la recherche d’un mode de vie serein, souhaitable à titre individuel. Les concilier est difficile. Défendre des valeurs a des implications sociales et politiques, c'est-à-dire des conséquences pratiques. C'est aussi ce que fait l'idéologie, si bien que la frontière entre philosophie et idéologie est parfois mince.
3.4 Une sagesse incertaine
« Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard » écrivit avec un certain désespoir Louis Aragon (La Diane Française, 1946). Nous naissons ignorant dans un monde complexe. La plupart des philosophies anciennes se sont d’abord constituées comme doctrines sur la manière de vivre (ce que l'on nomme la philosophie comme mode de vie ou comme sagesse). Pierre Hadot a montré que, pour la philosophie grecque, le discours théorique s'associait toujours à une manière de vivre. « Dans l’Antiquité, un philosophe n’était pas un personnage qui écrivait des ouvrages de philosophie, c’était quelqu’un qui menait une vie de philosophe » (Hadot Pierre, La citadelle intérieure, Fayard, 1992, p. 110). Presque toutes les philosophies anciennes proposent des codes de conduite. De l’épicurisme au taoïsme, du stoïcisme au confucianisme, les doctrines sont variables, mais elles proposent chacune une façon de vivre.
Cependant, les options divergent sur ce qu'il convient de faire pour bien vivre. Les propositions s'échelonnent du retrait serein (épicurisme) à l'insertion conformiste dans la société (confucianisme), en passant par l'ascèse austère (Yoga, ermites). Beaucoup de philosophies prônent la sérénité, comme l'épicurisme, le stoïcisme, le taoïsme, mais ne s'accordent pas sur les moyens d'y parvenir. « Si la sécurité du côté des hommes existe jusqu’à un certain point grâce à la puissance solidement assise et à la richesse, la sécurité la plus pure naît de la vie tranquille et à l’écart de la foule » dit Épicure (Conche Marcel, Épicure, Lettres et Maximes, Paris, PUF, 1987). Pourrait-on actualiser les principes d'une vie orientée par la philosophie ? Daniel Desroche le propose (Actualiser la philosophie comme mode de vie, https://philosciences.com/actualiser-philosophie-mode-de-vie).
Dans l'Antiquité la philosophie était conçue comme une théorie générale et rationnelle du Monde ayant des conséquences pratiques directes et les écoles philosophiques prétendaient chacune détenir la vérité en ces domaines. La combinaison des deux est une erreur, car il n’y a pas de vérité possible sur la vie humaine qui soit déductible d’une conception du Monde. Du Monde comme totalité, on ne sait presque rien. Pour ce qui en est connu scientifiquement (l'Univers) les savoirs sont hétérogènes. La manière humaine de bien vivre dépend de conditions complexes et variables selon les individus et selon l’évolution socio-historique. Dans un domaine ou rien n'est vraiment démontrable l'attitude juste ne serait-elle pas plutôt de s'abstenir ? Aujourd'hui, ceux qui prétendent encore transformer leur vie et celle des autres par des préceptes se rencontrent rarement chez les philosophes, mais plutôt chez les religieux et les gourous.
La philosophie comme sagesse ne doit pas donner des directives ou édicter des règles de conduite, mais favoriser la distanciation et la réflexivité. La plus forte et la plus spécifique des propositions est finalement une proposition sans contenu : celle de se distancier par rapport à la multiplicité des déterminations qui enserre la vie humaine dans un étau. Cela répond à la recherche de liberté grâce à l'autonomie de la pensée. C'est aussi un impératif pragmatique. Quel que soit le but proposé, les moyens de l'atteindre sont différents d'une personne à l'autre et ils varient selon les circonstances sociales et historiques. Surmonter les contradictions dans lesquelles la vie humaine est sans cesse prise demande des stratégies variables. La véritable sagesse pourrait être la capacité à trouver la bonne stratégie en évaluant la multiplicité des enjeux.
Conclusion : des récits, des valeurs, une sagesse relative
Il faut « apprendre à vivre » comme le note Louis Aragon. L'ignorance dans laquelle nous naissons et la complexité des problèmes rencontrés au cours d’une vie humaine imposent un long apprentissage. Il y a deux domaines dans lesquels le philosophe peut légitimement faire des propositions, celui du savoir sur l'Univers et celui de la vie humaine, individuelle et collective. Dans le premier cas, ce qu'elle peut faire de mieux c'est de synthétiser et de vulgariser les savoirs admis. Dans le second cas, la philosophie contemporaine devrait observer une neutralité et se limiter à indiquer les choix possibles et leurs conséquences.
Le philosophe peut, en s’appuyant sur des savoirs reconnus, proposer divers récits cohérents et réalistes sur l'Univers, sur l’Homme et la place qu’il occupe. Elle peut avancer des propositions, sur la manière de devenir humain et de vivre en société. Pour garder une spécificité et une crédibilité la pensée philosophique doit se distancier des idéologies, des mythes et des religions. Bien que toutes les philosophies traditionnelles aient défini le « bon » mode de vie, nous prétendons que la philosophie contemporaine devrait s’en abstenir (compte tenu de l'impossibilité de démonstrations irréfutables à ce sujet). Son rôle spécifique est bien plutôt de donner des outils conceptuels permettant à chacun de décider de la conduite la plus adaptée, eu-égard aux valeurs qu'il aura choisies.
Si elle veut le vrai, la philosophie doit éviter la norme. Elle peut faire des propositions rapportées à des principes (et certainement pas directes et dogmatiques), tout en signalant les enjeux éthiques auxquels ces propositions répondent et les conséquences qui en découlent. Ainsi, elle laisse place à la responsabilité individuelle et citoyenne. Elle donne une liberté de choix et permet l'adaptation aux situations changeantes de la vie et de l'histoire. Il n’est pas du ressort du philosophe de produire des dogmes, des normes, ni de prescrire des conduites. D’autres s’en chargent ardemment et assidûment !
Voir aussi : Un récit philosophique des savoirs scientifiques.
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L'auteur : Juignet Patrick