La philosophie comme proposition

 

De tous temps, la philosophie a fait des propositions dans le domaine moral, sur les façons de bien vivre, sur le sens de l’existence, etc. Mais cette prétention est-elle légitime et a-t-elle une quelconque efficacité face aux dogmes idéologiques et religieux ? La philosophie ne devrait-elle pas revoir ses prétentions ? 

 

Pour citer cet article :

Juignet Patrick. La philosophie comme proposition. Philosophie, science et société. 2020. https://philosciences.com/423.

 

Plan :


  • 1. Des écueils sérieux à toute proposition
  • 2. Surmonter les difficultés dans les trois champs possibles
  • 3. Quelques propositions prudentes
  • Conclusion : des récits, des valeurs, une sagesse relative

 

Texte intégral :

« Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard. »
Louis Aragon, La Diane Française (1946).

 

1. Des écueils sérieux à toute proposition

La difficulté majeure

L'Homme ne vit pas dans la réalité concrète, mais dans une vaste rumeur sémiotique qu’il fabrique individuellement et collectivement. Il produit et se nourrit intensément de récits de toutes sortes : mythes, légendes, religions, idéologies, propagandes, fictions, récits, faits-divers, etc. L’Homme vit avec, dans et au travers cet univers fictionnel à partir duquel il bâtit une vie sociale qui elle-même s’en nourrit. Ces aspects existent par eux-mêmes avec une grande force et s’intègrent à la culture au sens large (normes, règles, langage, lois, idéologies, imaginaires, arts, sciences et techniques) qui, elle-même, permet l’interaction collective, l’échange et, par voie de conséquence, la socialisation. 

Dans ce vaste maelstrom sémiotique, l’idéologie et la propagande tiennent une place importante. Aldous Huxley et surtout George Orwell en ont dénoncé les formes perverses. Ce dernier, dans La Ferme des animaux et dans son livre majeur 1984, a dénoncé l’utilisation du mensonge, des fausses nouvelles, de la falsification de l’histoire et des slogans contradictoires pour inhiber la pensée. En particulier, il a noté l’utilisation de l’injonction à ne pas croire son expérience mais  ce qui est décrit par l’idéologie. Les propagandes totalitaires utilisent ces procédés et manipulent efficacement les populations. Ce n’est possible que parce que l’humanité est immergée dans un bain sémiotico-langagier. Ce serait aux sciences humaines et sociale d'en montrer la puissance (voir : Juignet Patrick, Philosophie pour les sciences humaine et sociales, Nice, Libre Accès Édition, 2023) et la philosophie d'en avertir les citoyens.

L’écueil idéologique

L’idéologie est un constituant essentiel de la société, elle participe à l'existence du social. Communément partagée, l'idéologie n'est pas facile à décrire, car elle n'a pas de corpus précis. Pour en saisir les contours flous et changeants, il faut la ramener à sa finalité. Une idéologie a un but politique et, grâce à cet axe, on peut en saisir la diversité des formes. Mais, elle a aussi des aspects qui échappent à cette fin, car c'est une pensée qui n'est pas contrôlée dans ses développements. 

L’idéologie dépend des intérêts présents au sein de la société. C'est une pensée au service de l’action collective. Réitérée par les membres d’un groupe, elle se simplifie et finit par se transformer en « éléments de langages » (car il n'est pas question de penser !). L'idéologie véhicule un ensemble d’opinions adossées à des intérêts collectifs, elle propose une vision partielle et partiale de l’homme et de la société. L’idéologie forme des propositions, mais elles ne sont ni critiques ni distanciées, elles sont normatives et socialement intéressées.

La philosophie se doit de désigner les discours idéologiques pour ce qu’ils sont et de montrer les déformations de la réalité qu’ils opèrent. Elle peut aussi juger (positivement ou négativement) une idéologie. Il y a des idéologies porteuses et des idéologies pernicieuses. Il y a des idéologies rationnelles et d’autres obscures. Il y des idéologies qui énoncent leurs objectifs et d’autres qui sont des écrans de fumée. Mais, même s’il la juge positivement, le philosophe doit marquer une distance avec l'idéologie, car il se perd en tant que philosophe. En devenant idéologie la philosophie perd sa spécificité de recherche de la vérité pour se mettre au service d'une cause.

Au XXe siècle, ce qu'on a appelé la « mort de Dieu » (la perte de vitesse des religions) a laissé place aux idéologies politiques, dont la faillite a finalement débouché sur le scepticisme post-moderne puis à un regain religieux, en particulier à un islamisme devenu vindicatif et totalitaire  (prétendant tout régir du politique au quotidien). Par le passé, le christianisme avait aussi cette vocation totalitaire consistant à vouloir régir la vie humaine de la naissance à la tombe et même après.

L’écueil religieux

La philosophie doit aussi se démarquer des mythes, légendes, et religions. Les mythes projettent dans des entités métaphysiques plus ou moins personnifiées, un besoin de protection et de tutelle. Mythes et religions donnent des repères pour se diriger dans la vie, ils répondent à des besoins psychologiques en proposant des explications, en apportant des consolations.

Si elle adopte une posture religieuse et prétend imposer une vérité métaphysique, la philosophie renonce à elle-même. Entrer en concurrence  prophétique avec le religieux , comme le fait par exemple Friedrich Nietzsche qui résume son œuvre par « Dyonisos contre le crucifié », ce n’est pas philosopher. Celui qui endosse l’habit du prophète ne peut, en même temps, porter celui du philosophe.

L’attitude croyante est normale ; elle vient de notre ignorance. Ne sachant pas on s'appuie sur le savoir que nous proposent les autorités et on le croit. Cependant, une telle attitude n'est pas philosophique. Le premier temps de la réflexion philosophique consiste à identifier ses propres croyances, à y réfléchir et à s’en distancier. Le philosophie se doit d’être une pensée rationnelle en adéquation avec la réalité. « On ne devrait ni s’abuser soi-même, ni abuser les autres avec des mythes » affirme à juste titre Norbert Elias (Elias N. Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 55). Ce qui impose une critique par rapport aux croyances et à la pensée magique. 

L’écueil du moralisme

Toutes les cultures disposent d’une morale indiquant ce que l’on doit faire et ne pas faire. Le moralisme justifie et rationalise la morale en cours, les modes de vie conventionnels, ou en propose d’autres. Par ce terme nous entendons le formes figées de la morale, les recettes, les dogmes. 

Pour Emmanuel Kant les principes moraux sont démontrables. Cependant on peut objecter que pour tenir un discours assuré en ce domaine, il faudrait embrasser la totalité des aspects de la vie humaine dans leur historicité, d’où découlerait la possibilité de définir des règles de conduite et un mode de vie adéquat universellement. C’est une ambition démesurée et on est bien loin d’une telle possibilité. Comment s’émanciper des déterminismes sociaux et psychologiques dans ce domaine ? Comment argumenter au vu de la diversité des facteurs qui interviennent ? Comment faire pour ne pas être le jouet de son époque ?

Dans l'Éthique Livre III, Baruch de Spinoza écrit que « le désir est l'essence de l'homme » (Livre III, "Définition des affections", 1). En conséquence Spinoza opère un renversement de l'éthique :  le jugement n'est pas premier par rapport au désir, mais c'est le désir qui est premier : « nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous [...] la [...] désirons » (Spinoza Baruch (de), l'Éthique, Livre III). On constate en effet que dans bien des cas nous jugeons bien ce qui nous arrange et nous convient. Nous déclarons bien ou ayant une valeur ce que nous désirons. Une autre manière de le dire est que nos déterminations guident la pensée.

Au vu des difficultés et incertitudes, de l’ampleur du domaine, le philosophe devrait s’abstenir de tout moralisme, car il sort de son rôle spécifique qui est d’apporter une intelligibilité critique. Par le moralisme, la philosophie se perd dans la normativité sociale, dans les croyances, qui n’ont pas besoin du renfort de la philosophie pour s’imposer. Ce qui ne signifie pas qu'elle n'ait pas à proposer des valeurs, mais après réflexion et délibération.

L'écueil de la généralisation du vécu

La philosophie est, dans un certain nombre de cas, une réponse à des expériences marquantes. Pensons à Blaise Pascal et à son angoisse devant les deux infinis, l'angoisse également chez Søren Kierkegaard, la volonté chez Arthur Schopenhauer, l'espoir chez Martha Nussbaum, etc. Mais quel est ce type de réponse et quelle valeur a-t-elle ? Nous dirons que c'est un récit qui donne sens au vécu, qui l’explicite, mais ce récit est personnel et partageable seulement de manière limitée. Il n'est pas légitimement généralisable et ne peut se donner pour un savoir démontré.

L'écueil tient à la généralisation de ce type de discours et, dans certains cas, à la portée métaphysique qui lui est donnée. Fondées sur l’expérience ordinaire et subjective, ce type de philosophie ne produit pas une connaissance de la réalité, mais une vision orientée par la subjectivité. Il en résulte dans certains cas la prescription de modes de vie (voir le paragraphe "Sagesse et mode de vie"), qui peuvent rendre la vie humaine plus difficile qu'elle n'est ! La phénoménologie, intéressante comme explicitation du vécu, se fourvoie lorsqu'elle se double d'une prétention transcendantale à se penser elle-même et à donner le résultat pour un accès à l'essence des choses. Markus Gabriel nous dit avoir élaboré sa philosophie (le nouveau réalisme) à partir d’une expérience subjective :

« Le présupposé absolu de la pensée occidentale jusqu’à nos jours, c’est l’existence du monde, l’existence d’une totalité dont nous sommes une part. Je nie cela. Comment cette réflexion a-t-elle surgi ? D’où vient cette idée saugrenue en apparence ? Peut-être de mon enfance ; je pensais déjà que mon expérience du monde avait quelque chose d’illusoire » (Markus Gabriel, Interview 2014).

Il va donc proposer une philosophie très argumentée ou tout existe sauf le monde et considérer cet existant comme constitué par des domaines du sens.

Dans un certain nombre de cas, à partir d'une réflexion sur le vécu, s'instaure une cascade de conséquences qui font sortir de la philosophie pour entrer dans l’idéologie. Ce glissement est bien illustré par Martha Nussbaum qui passe d’une philosophie de l’espoir à des opinions sur le rôle de l’art, de la religion, et sur le service civique comme pratiques utiles pour l’espoir (Nussbaum Martha , The Monarchy of Fear, Simon & Schuster, New York, 2018). La proposition de Nussbaum de « cultiver l'espoir » rejoint la philosophie comme mode de vie, que nous verrons plus loin. 

Éviter une pensée hétéronome

L'adoption immédiate et sans critique d'idées préconçues produit l'opinion. En rationalisant ses penchants, on donne son opinion et, selon la formule de Gaston Bachelard, l'opinion pense mal (La Formation de l'esprit scientifique, 1938). Elle ne pense pas de manière autonome, elle traduit des intérêts en discours. L'opinion, lorsqu'elle est collective et largement partagée par un groupe social, forme une idéologie, un discours intéressé et partisan. Le philosophe doit mettre en évidence ce type de discours, en indiquer les ressorts et la finalité, en montrer les conséquences pratiques, mais en aucun cas y participer.

Le philosophe doit même dénoncer tous ceux qui prétendent édifier, endoctriner, évangéliser, indiquer la voie, pour en tirer du pouvoir, du prestige ou de l’argent, ou pour imposer aux autres leurs croyances impératives. L’utilité de cette critique s’impose d’évidence au vu des terribles exemples qu’on été les idéologies politiques pernicieuses (nazisme, stalinisme) et les mélanges idéologico-religieux fanatisant comme l’islamisme.  On pourrait soutenir, à l’extrême, que toute pensée est hétéronome et qu’il n’y aurait donc pas de philosophie possible sauf une philosophie sceptique. De manière plus nuancée, on peut avancer qu’une philosophie rationnelle et désintéressée est rare et difficile ; elle survient par un lent et difficile travail de la pensée qui  évite les écueils et fourvoiements, grâce à un retour réflexif sur elle-même.

Tous les discours idéologiques et religieux produisent des dogmes contribuant à la « minorité » intellectuelle des individus, à « l’incapacité de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui ». «Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! » s’exclamait Emmanuel Kant en 1790, dans Qu’est-ce que les Lumières ? Cela signifie qu' un philosophe ne devrait pas prétendre penser pour autrui, mais au contraire faire en sorte que chacun pense par soi-même. Il devrait s’abstenir de donner des leçons, de se poser en législateur du genre humain. Ce pourrait être un aspect de la philosophie comme proposition : donner des moyens de réflexion, tout en s'abstenant de tenir des propos normatifs. 

La spécificité de la pensée philosophique, c’est de chercher à résister aux déterminations qui lui sont extérieures. Lorsque la pensée est déterminée par des ressorts mythiques, sociaux, économiques, politiques et psychologiques, puis figée dans des dogmes destinés à être appris et reproduits, elle n'est pas philosophique. 

2. Les champs où la philosophie peut faire des propositions

Des récits philosophiques sur l'Univers

Les mythes religieux parlent des origines du Monde, de son devenir, de la place de l’homme. La philosophie peut proposer des récits qui différeront des mythes : des récits philosophiques. Un tel récit donnera du sens, mais il ne sera pas gouverné par l’imaginaire ou par des structures narratives qui en déterminent le contenu. Au lieu de cela, il s'appuiera sur les connaissances scientifiques reconnues. On pourrait le définir comme un grand récit qui n'est ni métaphysique, ni idéologique.

Ce type de grand récit correspond à ce dont parle Gilles-Gaston Granger lorsqu’il note « que la science revêt cet aspect existentiel de mythe dans nos consciences et dans nos mœurs ». (Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1967). Ce récit sur le Monde, partant de données scientifiques, en fait un exposé suffisamment simple et synthétique pour être compris de tous.

La philosophie se doit de fournir des récits moins illusoires que les mythes traditionnels, participant ainsi à la construction d'un socle culturel commun pour penser et communiquer. La philosophie peut proposer des conceptions de la réalité raisonnables et partageables par la communauté, des récits cohérents et réalistes sur l’Univers, l’Homme, la Société, des récits qui, appuyés sur un savoir issu des sciences, aura un fondement sérieux.

Des principes et des valeurs

Proposer une éthique qui se différencie du moralisme n'est pas facile. Dans ce domaine, il faut distinguer la réflexion sur le bien et le mal de celle portant sur les règles de conduite. Les enjeux sont très différents. La désignation du bien et du mal propose les finalités jugées favorables ou défavorables pour soi et pour les autres. Les règles de conduite dictent ce qu’il faut faire et ne pas faire, elles ont un aspect prescriptif et normatif. Il existe, entre les deux domaines, des relations complexes.

Les règles de conduite peuvent être considérées, soit comme une conséquence de la vertu (Aristote), soit comme une application pratique du bien (épicurisme, stoïcisme), soit comme un préalable (universalisme kantien appelé aussi déontologisme), soit comme relatives à leurs conséquences quant au bien et au mal (conséquentialisme dont la version la plus connue est l’utilitarisme). Ces quatre possibilités se conjuguent : soit la priorité est donnée au bien d’où découlent des règles, soit - selon le renversement kantien - ce sont les règles qui déterminent le bien, ou encore on pose des principes toujours applicables ou bien valables selon leurs conséquences. De nombreuses combinaisons s’offrent, rendant les raisonnements incertains.

Au vu de la complexité du problème, défendre un minimalisme moral en matière philosophique est une solution intéressante. Si une réflexion sur le bien et le mal pour l’homme est du domaine philosophique, puisqu’on peut à leur sujet développer une sagesse rationnelle pour en juger, la philosophie, d'un point de vue pratique, doit se limiter à quelques principes prudents, et surtout prendre acte de ce qui existe en matière civilisationnelle.

Par exemple, dans sa maxime 38, parmi celle nommées « capitales », Épicure note que ce qui est jugé moralement juste ne l’est pas, si cela ne s’adapte pas à ce qui est espéré ou si les circonstances ayant changées, c’est devenu inutile. Ce point n’est pas mineur puisqu’il évite la principale critique que l’on doit faire à la plupart des morales débouchant sur un mode de vie : leur prétention illégitime à une vérité intemporelle. L'écueil du moralisme est déjoué.

En prétendant énoncer des règles morales, la philosophie est confrontée au problème de la relation de ces règles avec les lois juridiques, avec les règles religieuses, avec les normes sociales, avec la dimension relationnelle et affective de la morale. David Hume, dans son Traité de la nature humaine, notait l’importance de l’éducation, de « l’affection pour la compagnie des hommes », qui amenait à conclure des conventions pour maintenir la société.

La Loi commune et le social

Plutôt que de morale, la philosophie pratique doit plutôt s'inspirer des acquis civilisationnels issus de l’ordre symbolique général mise en évidence par l'anthropologie. La possibilité d’une Loi commune, d’un ordonnancement symbolique effectif et général est un point de vue qui, après Claude Lévi-Strauss, semble bien argumenté. C'est l'option que nous proposons et qui impose une prise de distance par rapport aux positions philosophiques traditionnelles qui font la part trop belle à la décision rationnelle, que ce soit pour la morale kantienne ou son opposée conséquentialiste.    

Un ordre, une organisation des relations individuelles et collectives, préside à la plupart des cultures, organise la vie sociale et les conduites humaines. Cet ordre est indépendant des intentions de l’individu et de la connaissance qu’il en a. On peut réinterpréter cette idée comme une Loi commune terme que l'on doit à Aristote qui avait en son temps constaté qu'il y avait des lois particulières à chaque citée, mais aussi certaines lois commune à toutes. On peut aussi parler de grands principes civilisationnels et il revient à la philosophie d’y réfléchir. (voir l'article : Ordre symbolique et Loi commune)

Il est certain qu'il y a dans toutes les sociétés des principes servant à encadrer les attitudes et les comportements humains, par ailleurs très fantasques, sous toutes les latitudes. Ces principes régulent les conduites individuelles et collectives, afin de permettre une vie commune acceptable. Ils font sortir de l’immédiateté instinctuelle et utilitariste et permettent que les relations entre humains ne soient pas uniquement guidées par l’imaginaire et le pulsionnel. Ces principes civilisationnels ne sont pas relatifs (ils ne dépendent pas des valeurs des individus ou des sociétés ou des ethnies) et  constituent des propositions sur la manière de se conduire.

3. Quelques propositions philosophiques possibles

Un récit philosophique sur l'Univers

Le grand récit auquel on peut adhérer sans déroger à la rationalité est réaliste place l’homme dans le Monde qui existe et est un. Il n’y pas d’arrière-monde, ni d’entités métaphysiques, hormis dans les illusions consolatrices des hommes.

Pour organiser un récit il faut distinguer le Monde et l'Univers ? Du premier, qui est la totalité, il n'est pas possible de donner description, seulement quelques idées. C’est par contre possible pour l’Univers, la partie connue du Monde. Nous sommes à une époque où les savoirs scientifiques sur l’Univers peuvent être rassemblés. Michel Serres propose un « Grand Récit unitaire de toutes les sciences », car le savoir accumulé permet d'avoir une nouvelle conception du monde et de l'histoire.

La cosmologie contemporaine montre que l'Univers actuel était dense et chaud à ses débuts (il y a 13,7 milliards d'années). Suite du processus de diversification chimique, une complexification supplémentaire est apparue sur Terre, celle des composés organiques. Les mammifères ayant largement colonisé la planète, l'évolution des espèces a produit de nombreuses branches dont une qui a conduit vers les australopithèques et leurs descendants, les hominidés, un million d’années plus tard, sous deux types, l’homo habilis et l’homo erectus.

Pour la suite, on ne sait si l’homme moderne (homo sapiens) est apparu simultanément à plusieurs endroits du globe ou en un seul. Au Néolithique, vers entre - 8000 ans et - 4000 ans, selon les endroits de la planète, se développa la domestication des plantes et des animaux. D’un point de vue biologique, l’homme est un mammifère, mais il présente une particularité. Au sein de son système nerveux et plus précisément dans son cerveau, est apparu un niveau de complexité supplémentaire qui lui donne des capacités spécifiques : pensée, communication intense, transmission des connaissances, organisation de la société selon des règles.

Ces capacités remarquables ne sont pas hétérogènes au Monde, car elles procèdent du principe de complexification progressive selon laquelle l'Univers a évolué pour être ce qu’il est aujourd’hui. Nous avons là un récit rationnel plausible qui s'oppose aux cosmogonies et anthropogonies des mythologies qui, pour être plaisantes, n'en sont pas moins fictives.  

Des valeurs pour vivre dignement

Le philosophe peut mettre en avant certains acquis civilisationnels, comme le fait que la personne humaine soit « devenue la chose à laquelle la conscience sociale des peuples européens s’est attachée plus qu’à toute autre » (Durkheim Émile. « Détermination du fait moral », in : Sociologie et Philosophie, PUF, Quadrige, 2014, p. 69-71). Il est du rôle du philosophe de soutenir et prolonger l’humanisme, les droits de l’homme, le respect de la personne. Il ne s'agit pas là de vérités, mais de valeurs que l'on peut proposer au titre de leur efficacité pour une vie décente.

Cette proposition va à l'encontre d'autres qui valorise la violence et la barbarie. À ce titre elles sont idéologiques puisqu' elles ont des implications sociale et politiques c'est-à-dire des conséquences pratiques. La frontière est donc mince. Bien faire, dans le cadre d’une éthique humaniste, c’est agir de façon à créer les conditions de vie, de santé, de dignité et de liberté pour chacun. Cela suppose de défendre activement les valeurs humanistes, sans cesse menacées. Faire le mal, c’est l’inverse, c’est détruire intentionnellement l’humanité en l’homme. Bien individuel et bien commun imposent de promouvoir l’humanité en soi et pour autrui.

L’Humanisme et les Lumières sont attaquées non seulement par les totalitarismes (religieux ou pas), mais aussi par l'aveuglement post-moderne. En interdisant la critique des croyances et des modes de vie aberrants, en prétendant « déconstruire » la culture occidentale, en imposant un relativisme intégral, la post-modernité trahit les acquis civilisationnels des Lumières. Il est plus que jamais indispensable de défendre l'humanisme, la culture, la science, la liberté, valeurs qui ont été portées par la philosophie des Lumières.

Si on admet l'existence de grands principes civilisationnels qui dépassent les particularismes sociétaux, le rôle du philosophe sera d’en donner une formulation explicite et adaptée à son époque, d’en cerner le degré de généralité (l’universalité). Cette Loi commune comporte quelques grands interdits comme celui de l’inceste et de la violence, qui permettent la vie sociale. Cette Loi commune comporte quelques principes. D'abord la prescription de sortir de l'indifférenciation primitive entre mère et enfant. Vient ensuite l’incitation à choisir un genre sexué sans nier la différence des sexes. Elle note la différence des générations et inscrit chacun dans une filiation. 

Pour saisir les effets de cet ordonnancement, imaginons (à l'inverse) une société fondée sur le renfermement clanique, l'indifférenciation sexuelle et l'inceste, sur le pillage, le viol et le meurtre. Les effets seraient vite désastreux et correspondent à ce qui est habituellement qualifié d'inhumain, de sauvage, de barbare. Quelques règles de base organisent des rapports humains viables, elles s'opposent à l'incohérence pulsionnelle, aux innombrables dérives et folies individuelles, tant en ce qui concerne la violence que la sexualité. Le philosophe peut proposer le maintien de ces valeurs de base. 

La vie humaine impose d'agir au sein d'une société. ce qui conduit à des choix politiques concernant la répartition des richesses et du pouvoir, les conditions de la paix sociale, l’organisation de la police, de la justice, etc. Si on adhère aux principes humanistes et que l'on respecte la Loi commune, bien faire, c’est militer pour des choix qui donneront une société relativement paisible et juste. Mais la difficulté est grande car les possibilités sont innombrables, les erreurs constantes, les conséquences parfois incontrôlables et contre-productives. La prudence est donc nécessaire et rôle de la philosophie est alors de s'abstenir de toute doctrine figée et d'interroger les doctrines existantes pour voir si les fins alléguées sont conformes à l'éthique et si les moyens ne sont pas contraires aux fins. 

L’action politique est toujours conflictuelle, car les intérêts des groupes sociaux sont divergents et nombreux sont ceux qui ne souhaitent nullement une société juste et humaine, mais au contraire veulent seulement défendre leurs intérêts ou, pire, dominer et exploiter leurs contemporains. L’engagement politique est un combat qui entre en contradiction avec la recherche d’un mode de vie serein, souhaitable à titre individuel. Les concilier est difficile.

La sagesse est incertaine

La plupart des philosophies anciennes se sont d’abord constituées comme doctrines sur la manière de vivre (ce que l'on nomme la philosophie comme mode de vie ou comme sagesse). Pierre Hadot a montré que, pour la philosophie grecque, le discours théorique s'associait toujours à une manière de vivre. « Dans l’Antiquité, un philosophe n’était pas un personnage qui écrivait des ouvrages de philosophie, c’était quelqu’un qui menait une vie de philosophe. » (Hadot Pierre, La citadelle intérieure, Fayard, 1992, p. 110). Presque toutes les philosophies anciennes proposent des pratiques quotidiennes, des codes de conduite. De l’épicurisme au taoïsme, du stoïcisme au confucianisme, les doctrines sont variables, mais elles proposent chacune une façon de vivre.

Mais les options divergent sur ce qu'il convient de faire pour bien vivre. Les propositions s'échelonnent du retrait serein (épicurisme) à l'insertion conformiste dans la société (confucianisme), en passant par l'ascèse austère (Yoga, ermites). Beaucoup de philosophies prônent la sérénité, comme l'épicurisme, le stoïcisme, le taoïsme, mais ne s'accordent pas sur les moyens d'y parvenir. « Si la sécurité du côté des hommes existe jusqu’à un certain point grâce à la puissance solidement assise et à la richesse, la sécurité la plus pure naît de la vie tranquille et à l’écart de la foule » dit Épicure (Marcel Conche, Épicure, Lettres et Maximes, Paris, PUF, 1987). Peut-on actualiser les principes d'une vie orientée par la philosophie ? Daniel Desroche le propose (Actualiser la philosophie comme mode de vie).

Dans l'antiquité la philosophie était conçue comme une théorie générale et rationnelle du Monde ayant des conséquences pratiques directes et les écoles philosophiques prétendaient chacune détenir la vérité en ces domaines. La combinaison des deux est une erreur, car il n’y a pas de vérité possible sur le mode de vie déductible d’une conception du Monde. Du Monde on ne sait pas tout et la manière de bien vivre dépend de conditions complexes et qui sont variables selon les individus et selon l’évolution socio-historique. Dans un domaine ou rien n'est vraiment démontrable l'attitude philosophique ne serait elle pas plutôt de s'abstenir ?  Aujourd'hui, ceux qui prétendent encore transformer leur vie et celle des autres par des préceptes se rencontrent rarement chez les philosophes, mais plutôt chez les religieux et les gourous.

La philosophie comme sagesse ne doit pas donner des directives ou édicter des règles de conduite. Elle doit favoriser la distanciation et la réflexivité. En effet, quel que soit le but proposé, les moyens de l'atteindre sont différents d'une personne à l'autre et ils varient selon les circonstances sociales et historiques. Surmonter les contradictions dans lesquelles la vie humaine est sans cesse prise demande des stratégies variables. La véritable sagesse pourrait être potentielle, c'est-à-dire une capacité : là capacité à trouver la bonne stratégie en évaluant la multiplicité des enjeux. Il est utile d'avoir un code moral pour diriger sa conduite. Il serait préférable que chacun forge le sien en se guidant sur le bien et le mal qui, dans une perspective pratique, se définissent d'évidence. Le mal est sans aucun doute possible ce qui provoque la mort, la souffrance, l'indignité, la misère, pour soi et pour les autres. Le bien favorise la vie, la santé, la dignité, la liberté, pour chacun, la culture et la sociabilité pour tous.

Conclusion : des récits, des valeurs, une sagesse relative

Lorsqu’elle donne du sens, invente des manières de se conduire, propose des récits partageables, la philosophie participe à l’enveloppe symbolique dont la vie humaine s’entoure et se soutient. Dans ce cas, elle ne doit faire que des suggestions prudentes et pour cette raison nous l’appellerons « la philosophie comme proposition ». 

Face à la bien-pensance normative, aux contraintes idéologiques, aux conventions irréfléchies, face au conditionnement social et psychologique, à la propagande et aux diktats politiques, il reste à tenter un espace d’autonomie dans le champ de la philosophie. Cela demande un effort de rationalité et une distanciation critique permettant d’échapper aux déterminismes qui se jouent de nous.

Le philosophe peut, en s’appuyant sur des savoirs reconnus, proposer divers récits cohérents et réalistes sur l'Univers, sur l’Homme et la place qu’il occupe sur la manière de devenir humain et de vivre en société. Le récit proposé sera parfois en accord, parfois en opposition, avec les idéologies, les mythes et des religions mais, il ne se confond pas avec eux. La philosophie ne doit pas participer à ce type de discours. Elle peut seulement, de la place rationnelle et distancié qui est la sienne, juger ceux qui sont pernicieux et destructeurs pour l’humanité et ceux qui y sont favorables.

Pour Émile Durkheim, la crise de la société moderne serait liée à l'absence de remplacement des morales traditionnelles fondées sur les religions. C'est un enjeu crucial au XXIe siècle de produire des récits philosophiques, qui soient en adéquation avec la réalité tout en étant porteurs d'idéaux et d'espoirs ; des récits qui réintroduisent du sacré dans nos vies et du lien entre les citoyens, des récits qui constituent du lien social, sans se référer au surnaturel ou à l'au-delà. 

Bien que toutes les philosophies traditionnelles définissent chacune leur bon mode de vie, nous prétendons que la philosophie contemporaine devrait s’en abstenir (au vu de l'impossibilité de démonstrations irréfutables à ce sujet). Son rôle serait de prendre acte des acquis civilisationnels et de les défendre. Ce serait aussi de donner des outils d'autonomisation pour permettre à chacun de décider de la conduite la mieux adaptée, eu-égard aux valeurs qu'il aura choisi. L'humanisme permet de concilier le deux impératifs que nous venons d'énoncer. C'est un acquis civilisationnel assez général pour ne pas imposer des manières de faire particulières.  

Aller vers plus de liberté demande une démarche sophistiquée nécessitant d’abord de reconnaître les déterminations qui enserrent l'Homme dans un étau de motivations muettes. La philosophie peut aider à louvoyer dans cette nécessité contraignante, en aidant à trouver la manière de se conduire la mieux adaptée.

Il n’est pas du ressort du philosophe de produire des fictions morales trompeuses et illusoires. D’autres s’en chargent ardemment et assidûment avec de très gros moyens médiatiques. Cette restriction est une manière de désigner, par différence (négativement), ce sur quoi une philosophie pratique pourrait se prononcer utilement au XXIe siècle : proposer des récits sur l'Univers, sur l'Homme et la Société qui soient à la fois clairvoyant et porteurs d'idéaux adaptés.

 

Voir aussi : Un récit philosophique des savoirs scientifiques.

 

Bibliographie :

Durkheim Émile, « Détermination du fait moral », in : Sociologie et Philosophie, PUF, Quadrige, 2014.

Elias Norbert, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991.

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Klein Étienne, Discours sur l'origine de l'Univers, Paris, Flammarion, 2010.

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Wolff Francis, Le Monde à la première personne, Paris, Fayard, 2021.

 

Webographie :

BRONNER, Gérald. Entretien. The conversation.  https://theconversation.com/conversation-avec-gerald-bronner-ce-nest-pas-la-post-verite-qui-nous-menace-mais-lextension-de-notre-credulite-73089

SERRES, Michel. Le grand récit de l’univers de Michel Serres. France Culture. 2018. https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/le-grand-recit-de-lunivers-de-michel-serres

SERRES, Michel. Le Grand Récit fondateur de Michel Serres.  L'humanité.  2004. https://www.humanite.fr/node/304504.