Un certain nombre de présupposés empêchent de penser convenablement la relation entre les humains et leur environnement immédiat (terrestre). En tout premier lieu l’idée de « Nature » qui est chargée d'un poids imaginaire et métaphysique, et qui reste lourde d'une longue tradition l'opposant à la culture. Le terme est terriblement polysémique (voir la définition). Dans le débat public, ce que l'on nomme Nature correspond souvent à l'environnement terrestre et principalement à la biosphère. Mais il n'est pas perçu et analysé comme tel. L'environnement est assimilé à la Nature, entité qui donne lieu à toutes sortes d'interprétations, dont certaines sont fantaisistes, et à des sentiments variés qui vont de l'amour à l'hostilité en passant par l'indifférence.

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Les fantaisies naturalisantes 

Pour Spinoza Dieu est la Nature. La Nature est simplement un aspect ou une modalité de cette substance divine. Dans la plupart des cultures traditionnelles la nature est animisée, divinisée. C’est une entité ayant une finalité, figurée selon un imaginaire très riche. Elle est en général féminine (la mère Nature, dame Nature) et elle est peuplée de divinités de toutes sortes.

Dans la culture populaire de nos sociétés contemporaines, cet imaginaire reste présent. On entend très fréquemment dire que la nature est « la plus forte », que la nature est « bonne mère », on évoque avec effroi des « forces naturelles destructrices », etc. Cette vision magique d’une Nature toute-puissante qu’il faut vénérer ou contre laquelle il faut lutter est l’une des causes d’un rapport désadapté à l’environnement.

Dans la littérature la Nature est considérée comme tantôt favorable, hostile.

« [La Nature] nous détruit froidement, cruellement, brutalement […]. C’est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rapprochés et avons créé la civilisation qui, entre autres raisons d’être, doit nous permettre de vivre en commun. À la vérité, la tâche principale de la civilisation, sa raison d’être essentielle est de nous protéger contre la nature » (Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation).

Arthur Schopenhauer voit la Nature comme :

« ce champ de bataille ou grouillent des êtres tourmentés qui ne subsistent qu' à se dévorer les uns le autres, où chaque prédateur est donc le tombeau vivant de milliers d'autres et son autoconservation un enchainement de martyres  » (Le monde comme volonté et représentation, livre II ch. 46).

Contre cette nature hostile,  la communauté humaine doit lutter avec l'aide la technique afin d'en dompter la sauvagerie, d'en mettre les forces au service de l'humanité.

La Nature, peut à l'inverse, être l'objet de sentiments positifs et d'une valorisation. Ce fut le crédo romantique avec Friedrich Schelling et Goethe. Il y aurait une unité de la Nature et une unité de l'Homme avec la Nature. Ainsi, il s'en est ensuivi un vaste courant de pensée dit naturalisant, favorable à la Nature jugée bonne.

L’opposition morale entre société et nature est devenue, un thème culturel récurrent.  Pour Jean- Jacques Rousseau la nature est un refuge contre les maux de la civilisation. Se retirer dans la nature permet de retrouver une forme d'authenticité et de pureté intérieure, loin des artifices sociaux. Pour Tolstoï, la nature est intrinsèquement liée à la spiritualité et à la moralité, en opposition à la société industrielle et capitaliste avec sa corruption et ses inégalités. Henry David Thoreau, dans son livre Walden, Thoreau décrit comment il a vécu de manière autosuffisante pour se reconnecter avec la nature. Il voit la nature comme un moyen de s'échapper aux contraintes de la société. Société et nature sont mises en opposition.

Ce thème est repris par une partie de la pensée écologiste moderne. Prenant conscience des modifications apportées au milieu naturel une multitude de mouvements de préservation de la nature sont nés. Rachel Carson disait en 1962  de son livre Le printemps silencieux : « C’est un livre sur la guerre de l’homme contre la nature ; et comme l’homme fait partie de la nature, c’est fatalement aussi un livre sur la guerre de l’homme contre lui-même ». Elle dénonçait l’idée d’une lutte contre la nature dominée grâce aux progrès techniques.

Une partie de l'écologie politique s'est rassemblé autour du thème de défense de la nature. Ainsi, on est « ami de la nature », ou encore certains s’identifient à elle : « nous sommes la nature qui se soulève ». Le débat idéologique tourne à une opposition entre ceux qui seraient pour ou contre la Nature, ce qui est une simplification abusive du problème par rapport à l'environnement.

L’idée saturée d'imaginaire de la Nature et l’opposition traditionnelle entre nature et techno-culture empêchent de penser convenablement la relation entre les humains et leur environnement (terrestre). Cette conception est trop imaginaire, trop passionnelle. Ce que l'on nomme Nature dans ce cas est, à vrai dire, l'environnement terrestre de l'Homme avec les écosystèmes existants (la biosphère). En envisageant le problème de cette façon, le débat serait plus apaisé et pourrait prendre une autre tournure.

La sphère technoculturelle 

Un autre environnement a pris une importance massive. L’Homo sapiens en tant qu'espèce s’est créé un néo-environnement culturel, technicisé, industrialisé bien particulier. De la naissance à la mort, il vit dans cet environnement culturel et technique. La sphère techno culturelle, entrant en contact avec la biosphère, produit des transformations. Cela a commencé au néolithique. Au fil des millénaires l’Homme a créé une noosphère artificielle, par l'effet de son intelligence et de sa puissance technique, combinés à la formation de sociétés immenses.

Ces transformations inéluctables produites par l'espèce ne sont pas nécessairement mauvaises. L'agriculture a été pendant des millénaires une source de nourriture n'entrainant pas de destruction de l'environnement terrestre. Dès l’Âge du Bronze, s'est créée une société rurale qui a fabriqué les campagnes européennes. La compagne traditionnelle constitue un néo environnement façonné et habité par l'homme, poreux et compatible avec la biosphère. Les prairies alpines sont un exemple typique d’un néo-environnement crée par l’homme par son interaction avec l’environnement montagnard initial. De fait, il est favorable et non destructeur. Un écosystème stable s’est ainsi créé. 

La sphère technoculturelle humaine s'est industrialisée à partir du XIXe siècle, et les sociétés sont devenues progressivement gigantesques.  Les transformations sont devenues destructrices à partir du XXe siècle du fait de leur volume et de la nocivité des industries polluantes. On ne peut négliger le facteur politique dans cette évolution :  volonté de puissance, avidité et démesure, rivalité agressive et mortifère entre sociétés concurrentes. Les sociétés technicisées et industrialisées, en opposition les unes avec les autres, sont entrées dans une course à la puissance. Un gigantisme industriel dévastateur a vu le jour et un fossé s’est creusé entre l’humanité et son environnement terrestre vivant.

Une évolution possible

La Nature comme intuition commune de l'environnement est trop chargé affectivement pour permettre une appréciation objective de la situation. Elle donne une vision duelle Homme versus Nature, qui fait négliger qu'il y a un tiers terme qui a une existence massive et une dynamique propre : les sociétés humaines avec leurs cultures technicisées devenues industrielles à partir du XIXe siècle.  L'Homo sapiens s'est constitué un néo environnement qui entre en conflit avec l'environnent terrestre initial et le modifie. C'est ce dont tente de rendre compte le concept d'anthropocène.

Le récit opposant nature et culture empêche de concevoir correctement la relation entre la sphère techno culturelle humaine et la biosphère. Ils sont actuellement conflictuels, et la première détruit partiellement la seconde. C'est une évolution historique qui n'est pas (encore) inéluctable. On peut concevoir une techno culture en harmonie avec l’écosystème actuel. Ce qui permettait qu'il reste compatible avec la vie humaine sur Terre. Cela demande des conditions politiques, à savoir que la course à l'hyperpuissance techno industrielle se ralentisse.

Cela demande des conditions idéologiques, à savoir la volonté collective de rendre le néo environnement fabriqué par l'espèce humaine compatible avec les équilibres écologiques. Ce qui serait favorisé par le fait de dépasser l'opposition Nature/culture. Il faudrait au contraire tenir compte de l'existence effective d'un néo environnement socialisé-technicisé indispensable à l'Homme. Le problème devient : comment l'harmoniser avec l'environnement terrestre et ses écosystèmes. 

 

Voir l'article : Un Homme en interaction avec ses environnements