Critique de la métaphysique
La métaphysique propose des discours abstraits qui débordent les données de l'expérience de façon imprudente. Elle prétend accéder par la pensée à un au-delà de la réalité, un ultra-monde considéré comme plus vrai que le Monde.
Metaphysics offers abstract discourses which recklessly overflow the data of experience. She claims to access through thought something beyond reality, an ultra-world considered truer than the World.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Critique de la métaphysique. Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/metaphysique-critique.
Plan de l'article :
- Une définition de la métaphysique
- Les critiques de la métaphysique
- Métaphysique, idéologie et ontologie
- Une philosophie dévoyée
Texte intégral :
1. Une définition de la métaphysique
Nous prendrons comme exemples pour définir la métaphysique les discours traditionnellement qualifiés comme tels. Selon les thèmes abordés, il est possible de distinguer trois types de métaphysiques qui, d'ailleurs, se mélangent et se superposent souvent : la métaphysique fantastique, la métaphysique généraliste et la métaphysique subjectiviste. Il s’agit là d'une classification empirique très approximative et sans prétention. Voyons ce qui y correspond.
La métaphysique fantastique
C’est la forme traditionnelle la plus répandue, car elle fait partie des mythes et des dogmes religieux qui connaissent depuis les origines de l’humanité un succès jamais démenti. Ses thèmes sont le surnaturel, le divin, l’âme, les esprits, la vie après la mort (le paradis, l'enfer, le purgatoire), les prophètes, etc. Ces idées sont connues par révélation ou croyance parfois consignées en un texte qui fait autorité (les religions du Livre). Elles forment un récit sur le Monde, Dieu, les hommes, le surnaturel, etc. Cette métaphysique religieuse est quantitativement et de très loin la plus répandue.
N'importe quel livre religieux nous en donne des exemples. Ainsi, le Coran indique que son propre contenu (le texte coranique) est « descendu » en une nuit du mois béni de ramadan, Laylat Al-Qadr (la Nuit du Destin et de l’Honneur) sur le « fidèle Prophète », ou bien qu'il est descendu sur le Prophète pendant les vingt-trois années allant du début de la mission prophétique jusqu’à la fin de sa vie. C'est ce que disent les Sourates 97, 44, 17, 85. Diverses discussions ont eu lieu à ce sujet. On entend par la « descente » du Coran pendant Laylat Al-Qadr, le début de sa révélation par Dieu.
La Bible, au premier chapitre, nous indique qu'au commencement,
« Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour ».
L'alchimie est aussi remplie de cette métaphysique fantastique. Pour l'illustrer, nous nous référerons à un auteur connu du XVIIe siècle, Boëhme.
« Le désir saturnien enferme cet enfant doré en lui, non en sa forme grise, mais en un éclat obscur […] il le couvre de son manteau noir […] il constitue l’essence du libre désir (le corps d’or) parvenu au plus haut degré de corporéité dans la mort fixe ; il n’est cependant pas la mort mais une fermeture représentative de la divine essence céleste » (Boëhme J., (1621), De la Signature des choses et de l'Entendement et de la définition de tous les êtres, réédition Arché, 1975).
La métaphysique généraliste
C’est une forme tout aussi ancienne qui concerne des thèmes comme l’indéterminé, la forme, l’absolu, la matière, l’inconditionné, l’être en tant qu’être, l’infini, ou encore des thèmes nés de la juxtaposition des précédents comme l'ontologie de l'altérité, la dialectique du même et de l'autre. Il s’agit d'idées générales et abstraites qui sont attribuées au monde et connues a priori (de prime abord et sans recours à l'expérience), et ne se réfèrent pas à une situation empiriquement identifiable.
À titre d'exemple de discours métaphysique, nous citerons Plotin. Rappelons que, pour Plotin, l'intellect et l'âme sont engendrés à partir de l'Un, principe absolu et inépuisable, qui est le bien ou le simple indifférencié.
« Puis donc qu’il ne faut pas qu’il y ait seulement l’Un - car tout resterait caché sans avoir de forme dans cet Un, et aucun être n'existerait si cet Un restait en lui-même, et il n'y aurait pas cette multitude d'êtres qui a été engendrée à partir de l'Un, pas plus que ceux qui ont procédé à leur suite, et qui ont reçu le rang d’âmes - de la même façon il ne fallait pas qu’il y eût seulement les âmes, sans qu'apparaissent les êtres qui sont nés grâce à elles, puisqu'il est dans la nature de chacun de produire ce qui vient après lui et de se dérouler comme d'une semence à partir d'un principe indivisible qui va jusqu'à son terme sensible ; l'antérieur reste toujours en son propre siège, mais ce qui vient après lui est comme engendré par une puissance indicible, aussi grande que celle qui est dans les êtres antérieurs, et qu'il ne fallait pas arrêter comme pour la circonscrire jalousement, mais toujours faire circuler, jusqu'à ce que tout, au bout de ses possibilités, soit parvenu au point extrême grâce à la puissance infinie qui envoie ses dons à toutes choses, et qui ne peut pas voir avec indifférence que quelque chose est privé de toute part d’elle-même. Car certes rien ne pouvait empêcher que quoi que ce soit eût sa part de la nature du bien, dans la mesure où il était possible à chacun d'y participer » Traité 6 (ch. 6, 1-10).
La forme générale-abstraite de la métaphysique porte aussi sur des catégories telles que le temps, l'espace, la substance, etc.
La métaphysique subjectiviste
Cette forme consiste à utiliser des notions ordinaires, puis à les remanier par une méditation personnelle (donc peu partageable) et à en faire un discours abstrait. Elle concerne soi-même, l’autre, le sujet, la liberté, la mort. Ces idées sont connues par une intuition intellectuelle qui les pose d’évidence pour être justes et effectives, même si elles paraissent parfois très obscures. Cette métaphysique produit un enfermement dans une phraséologie hermétique qui la rend inaccessible aux non-initiés. Nous la qualifions pour cela de subjectiviste ou solipsiste, d'autant plus que son côté hermétique rend les pièges du langage fatals pour la raison.
On trouve ce genre chez Martin Heidegger. Citons comme exemple ce passage sur la mort tiré de Être et temps.
« L’expérimentabilité de la mort des autres et la possibilité de saisie d’un Dasein en son tout. Atteindre sa totalité dans la mort, pour le Dasein, c’est en même temps perdre l’être du Là. Le passage au ne-plus-être-Là ôte justement au Dasein la possibilité d’expérimenter ce passage et de le comprendre en tant qu’il l’expérimente. Cependant, quand bien même cela peut demeurer interdit à chaque Dasein par rapport à lui-même, la mort des autres ne s’en impose que plus fortement à lui. Un achèvement du Dasein devient alors « objectivement » accessible. Le Dasein peut, et cela d’autant plus qu’il est essentiellement être-avec d’autres, obtenir une expérience de la mort. Cette donation « objective » de la mort doit alors nécessairement rendre également possible une délimitation ontologique de la totalité du Dasein. Nous demandons : est-ce que cette solution obvie, puisée dans le mode d’être du Dasein comme être-l’un-avec-l’autre, qui consiste à choisir l’achèvement du Dasein d’autrui comme thème de remplacement pour l’analyse de la totalité du Dasein, peut conduire au but qu’on s’est proposé ? Le Dasein des autres, avec la totalité qu’il atteint dans la mort, est lui aussi un ne-plus-être-Là au sens d’un ne-plus-être-au-monde. Mourir, cela ne signifie-t-il pas quitter le monde, perdre l’être-au-monde ? Néanmoins, le ne-plus-être-au-monde du mort, si on le comprend de manière extrême, est un être au sens de l’être sans plus sous-la-main d’une chose corporelle qui fait encontre. Dans le mourir des autres peut être expérimenté le remarquable phénomène d’être qui se laisse déterminer comme virage d’un étant du mode d’être du Dasein (ou de la vie) au ne-plus-être-Là. La fin de l’étant comme Dasein est le commencement de cet étant comme sous-la-main » (Être et temps, § 47).
Une métaphysique intuitive
Arthur Schopenhauer développe une métaphysique intuitive, qui donne un récit plutôt lucide et sans obscurité de la réalité. C'est un refus du réalisme qui situe le monde comme représentation humaine à l'instar de Berkeley et simultanément comme volonté inhumaine. Le Monde et la Nature sont identiques et animés d'une volonté sans finalité.
« Le monde comme représentation qui est l'unique point de vue sous lequel nous considérons le monde ici, possède deux parties essentielles, nécessaires inséparables. L'une et l'objet ; dont les formes sont le temps et l'espace, condition de la multiplicité. Mais l'autre partie, le sujet, ne réside pas dans le temps et l'espace , car elle est entièrement indivise en tout être capable de représentation » (Le monde comme volonté et représentation, livre I § 2).
Il en livre une vision pessimiste. La volonté obstinée de vivre... « doit payer chacune de ses formes éphémères ... par des douleurs nombreuses et profondes et en fin de compte par l'amère mort ...» (Le monde comme volonté et représentation, livre II § 58).
Arthur Schopenhauer considère la Nature comme :
« ce champ de bataille ou grouillent des êtres tourmentés qui ne subsistent qu' à se dévorer les uns le autres, où chaque prédateur est donc le tombeau vivant de milliers d'autres et son autoconservation un enchainement de martyres » (Le monde comme volonté et représentation, livre I § 46).
La métaphysique en général
Les formes citées plus haut se trouvent souvent mélangées. Avec Geburt des Tragödie aus dem Geiste des Musik (1872) de Friedrich Nietzsche, la généralité abstraite côtoie le fantastique issu d'une interprétation subjective de la culture grecque antique.
« à l'appel mystique de la jubilation dionysiaque le lien de l'individuation se rompt et la voie s'ouvre qui mène au Mères de l'être, au noyau intime des choses. Ce prodigieux contraste qui ouvre un abîme entre l'art plastique, donc apollinien et l'art musical, dionysiaque, s'est révélé un penseur unique entre les plus grands [Arthur Schopenhauer], au point que sans avoir recours le moins du monde au symbolisme de la religion grecque, il a reconnu à la musique un caractère et une origine tout différents de ceux des autres arts, parce qu'elle ne consiste pas comme à reproduire le phénomène, mais qu'elle est l'image immédiate du vouloir et représente par conséquent l'être métaphysique de toute la réalité physique du monde, la chose en soi, par rapport aux phénomènes » (La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique, § 16).
Une définition partielle
Nous avons commencé par des exemples pour ne pas être embarrassés par une définition générale peu parlante. En effet, dire que la métaphysique étudie l'être en tant qu'être est assez vrai, mais c'est surtout une tentative d'accès par la pensée à un au-delà de la réalité, un ultra-monde considéré comme plus vrai que le monde empirique.
Le terme de métaphysique remonte à l'édition des œuvres d'Aristote faite par Andronicus de Rhodes (premier siècle après Jésus-Christ) dans laquelle une partie des écrits à caractère général a été jugée comme devant venir après (ta metà) ce qui était dédié à la physique (ta physikà). Cette postériorité n'est pas chronologique, mais logique, elle indique une généralité qui déborde la réflexion sur la nature, la physique. En ce sens, la métaphysique est légitime. Ce serait une réflexion qui vient après la physique, une réflexion a posteriori, au sens de « après » et « appuyée sur » des connaissances empiriques. Mais, comme le montrent les exemples ci-dessus, les manières de faire de la métaphysique diffèrent massivement de ce procédé. Il y a donc lieu de préciser le vocabulaire quitte à se montrer quelque peu arbitraire.
Nous désignerons par métaphysique les discours débordant les données de l'expérience de façon imprudente. Selon la tradition aristotélicienne, reprise par divers auteurs dont Emmanuel Kant, la métaphysique se veut une connaissance a priori des objets comme tels, quels qu'ils soient, y compris les plus généraux et les moins perceptibles. C'est une connaissance directe de l'être, sans passer par l'expérience. Elle utilise indifféremment une pensée rationnelle ou imaginative. Les thèmes varient énormément : Dieu, l'être, l'un, l'infini, la pureté, le mal, etc.
Le métaphysicien vise l'être qui se donnerait tout uniment par le langage ou la pensée : « Le discours que le philosophe fait sur l'être est aussi bien le discours même de l'être à travers le philosophe » (Hyppolite J., Logique et existence, Paris, Epiméthée, 1952, p. 6). L'imprudence d'un tel propos ne sera ignorée que de ceux qui y croient : les métaphysiciens.
Clarifier le langage
L'un des grands problèmes de la philosophie vient de ce qu'on désigne différentes choses sous le même nom. Lorsque Frédéric Nef, défenseur de la métaphysique, écrit « on détruit non seulement la métaphysique, mais les normes intellectuelles censées lui être associées (clarté, vérité, utilité) », (Nef F., Qu’est-ce que la métaphysique ?, Gallimard, 2004, p. 24.), il est évident que nous ne parlons pas de la même chose que lui. Ces trois caractéristiques (clarté, vérité, utilité) sont celles d'une philosophie s'efforçant à la connaissance et elles ne s'appliquent pas aux textes que nous avons cités. Ils sont au contraire soit obscurs, soit invérifiables, soit inutiles à la connaissance du Monde (car ils visent un au-delà du monde). Dès lors, la discussion est bien difficile. Pour la permettre, il convient de séparer l'ontologie de la métaphysique.
À ce sujet, nous ne reprenons pas la distinction entre ontologie et métaphysique faite par Frédéric Nef :
« la question de la métaphysique, en son centre qui est l’ontologie, n’est pas l’être, comme le voudrait une étymologie rapide , mais un réseau de concepts : le possible, l’essence, l’objet, l’événement…….. » (Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris, Gallimard, 2004, p. 16)
Entre ontologie et métaphysique, c'est une différence dans la façon de penser qui se joue. Différence qui s'est instituée au fil de l’histoire philosophique. Dans les deux cas, il s'agit de penser l'être, le fondement de l'existant. Dans le cas de la métaphysique la pensée s'est fourvoyée dans des fictions théoriques à prétention réaliste élaborées à partir d’intuitions subjectives. Par opposition, l'ontologie, s'efforce à partir de concepts premiers d'élaborer des hypothèses plausibles en tenant compte des données scientifiques. La démarche est bine différente. Compte tenu de cette distinction, la défense de la métaphysique de Frédéric Nef, lorsqu’elle est justifiée, serait plutôt une défense de ce que nous nommons ontologie.
Claudine Tiercelin, dans Le ciment des choses - Petit traité de métaphysique scientifique réaliste (Paris, Ithaques, 2015), traite de questions qu'il est dommage de qualifier de métaphysiques. En effet, une pensée « scientifique rationaliste et réaliste» n'est pas de la métaphysique, ou alors, on nomme du même nom des contraires, ce qui n'est pas souhaitable. La pensée métaphysicienne se prononce selon une intuition directe, qui n'est ni scientifique, ni rationnelle.
Contrairement à ce que Claudine Tiercelin a pu dire lors de sa leçon inaugurale du Collège de France (Métaphysique et philosophie de la connaissance - 5 mai 2011), la métaphysique n'est pas « coextensive de l'ontologie ». La métaphysique déborde de toutes parts de l'ontologie qui en est la partie rationnelle, partie que l'on doit donc distinguer et privilégier. Faire des hypothèses sur la structure du réel ou affirmer que Dieu créa le monde en six jours, ce n'est pas le même type de pensée et il est important de ne pas les assimiler sous le même terme de métaphysique.
Le terme de « métaphysique scientifique » utilisé par divers auteurs tels que David Papineau, Michael Esfeld (Philosophie des sciences, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009) est inapproprié, car la métaphysique se définit de n'être pas scientifique et de ne pas s'appuyer sur des données scientifiques. Il est préférable d'utiliser le terme d'ontologie pour désigner les hypothèses sur le réel qui sont fondées sur les sciences. L'ontologie serait ce que logiquement la métaphysique devrait être, une réflexion prudente venant après les sciences empiriques.
Si l'on s'engage dans le débat philosophique, on ne peut s'en remettre aux usages contradictoires que la tradition a cumulés. Notre engagement, qui est celui de la clarté, conduit à séparer la métaphysique et l'ontologie au motif qu'il est possible de proposer une ontologie acceptable (sans les excès de la métaphysique). La métaphysique, lorsqu'elle pose pour expliciter le Monde des postulats rationnels puis, pour ses développements, s'appuie sur les sciences, elle devient crédible. Dans ce cas, nous parlerons d'ontologie (voir après). Les hypothèses sur ce qui existe (l'être) ne sont pas nécessairement entachées par les fantaisies et l'obscurité de la métaphysique au sens traditionnel.
2. Les critiques de la métaphysique
Une question de goût ?
L'attrait ou la répugnance pour la généralité indémontrable remonte probablement aux origines de la philosophie. Citons Xénophon qui, dans les Mémorables, opposait Socrate s'abstenant de discuter de la nature de toutes choses, aux sophistes examinant comment le cosmos a pu naître et selon quelles nécessités se produisent les phénomènes célestes (Xénophon, Mémorables, I, 1, 10-12). Il s'agit là d'une sorte de prudence par rapport à ce qui semble hors de portée de la connaissance telle qu'elle est à un moment donné. Dans l’œuvre d'Aristote, la métaphysique restait prudente et s'apparentait plutôt à ce que nous qualifierions d'ontologie (voir après) en ayant pour objet les principes et causes premières.
C'est aussi une attitude intellectuelle : le refus de la pensée magique et l'adoption de la rationalité comme bon moyen de connaître. Cette attitude s'oppose surtout à la métaphysique religieuse. Vue sous un angle objectivant, ce n’est pas une affaire philosophique, mais psychologique. C’est la projection dans des entités supra sensibles d’images parentales idéalisée. C'est la recherche de consolation, ou de punition des méchants, dans des au-delà paradisiaques ou infernaux. C'est la volonté d’un absolu impossible à atteindre et situé dans un ailleurs irréel. Cette métaphysique attribue à des arrière-mondes ce qui manque dans la réalité.
De Francis Bacon et Thomas Hobbes au XIIe siècle, en passant par Emmanuel Kant au XVIIIe siècle, puis Auguste Comte et Pierre Duhem au XXe siècle, sans oublier et le cercle de Vienne et la philosophie analytique les critiques de la métaphysique ont été innombrables.
Le point de vue d'Auguste Comte
Pour Auguste Comte, théologie et métaphysique procèdent de la même manière et ne permettent pas de connaître le monde. Avec la théologie :
« L'esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers.
Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante » (Cours de philosophie positive, Leçon I)
Auguste Comte voit dans le raisonnement métaphysique un inachèvement, une étape avant la maturité intellectuelle :
« La métaphysique tente surtout d'expliquer la nature intime des êtres, l'origine et la destination de toutes choses, le mode essentiel de production de tous les phénomènes ; mais au lieu d'y employer les agents surnaturels proprement dits, elle les remplace ... par ces entités ou abstractions personnifiée... » (Discours sur l'esprit positif, p.9).
« Les raisonnements métaphysiques attribuent à la nature des forces abstraites, capables d'engendrer les phénomènes observés. C'est une reformulation abstraite de la description des faits, qui est ensuite attribuée à une force ou à une entité naturelle » (Cours de philosophie positive, Leçon I ).
Ces entités métaphysiques ont un caractère équivoque. « L'esprit peut, à volonté, selon qu'il est plus près de l'état théologique ou de l'état positif, voir, ou une véritable émanation de la puissance surnaturelle, ou une simple dénomination abstraite du phénomène considéré. Ce n'est plus alors la pure imagination qui domine, ce n'est pas encore la véritable observation » (Discours sur l'esprit positif, p.9). La métaphysique est une sorte de théologie affectée par des simplifications. Auguste Comte ne l'aime guère, la qualifiant « de maladie chronique, naturellement inhérente à notre évolution mentale, individuelle ou collective » (Discours préliminaire sur l'esprit positif, p. 10).
La critique de Kant
La métaphysique se voit forcée de poser des propositions fondamentales sans vérification empirique possible, qui sont donc contestées ce qui occasionne un conflits sans fin. C'est à Emmanuel Kant que l'on doit la critique moderne (et décisive) de cette métaphysique-là. Kant ne s'est préoccupé que de la métaphysique rationnelle, laissant de côté la métaphysique fantastique. Il a montré que la métaphysique soutient des propos contradictoires même si elle procède de manière parfaitement logique. L'usage de la raison produit des paralogismes lorsqu'elle s'applique à des thèmes comme l'âme, Dieu ou l'infini.
« La raison humaine [...] ne peut éviter certaines questions et elle en est accablée [...] mais elle ne saurait les résoudre, parce qu'elles dépassent sa portée [...] Elle se précipite par là dans une telle obscurité et dans de telles contradictions, qu'elle est portée à croire qu'il doit y avoir là quelque erreur cachée, quoiqu'elle ne puisse la découvrir, parce que les principes dont elle se sert sortent des limites de toute expérience et n'ont plus de pierre de touche. Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme la métaphysique » (Kant E., Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1967, p.5).
Le second reproche fait par Kant à la métaphysique, c'est qu'elle prétend connaître le monde en soi, ce qui contrevient au fait que, par définition, nous n'accédons jamais à la chose en soi, mais seulement à la réalité via notre expérience. Prétendre discourir directement sur le suprasensible comme le fait la métaphysique est vain, puisque nous n'y avons pas accès. Si nous le faisons, nous commettons une erreur, car nos catégories s'appliquent aux données de l'expérience et non au suprasensible. Un concept ne peut avoir d'usage utile que par rapport à l'expérience, car seule l'expérience garantit la valeur de nos connaissances et au-delà de l'expérience, ce n'est plus le cas.
Pour Kant, l'Homme est irrésistiblement poussé à utiliser sa raison au-delà de son usage légitime, et ainsi naît la métaphysique. Autrement dit, elle naît lorsque des propositions transgressent les conditions de possibilité de la connaissance. Au-delà de la connaissance, on entre dans la croyance.
«Tous ceux de nos raisonnements qui veulent nous conduire au-delà du champ de l'expérience possible sont trompeurs et sans fondement ; [....] la raison humaine a un penchant naturel à sortir de ces limites, les idées transcendantales lui sont tout aussi naturelles que le sont les catégories de l'entendement, avec toutefois cette différence que, tandis que ces dernières conduisent à la vérité, c'est-à-dire à l'adéquation de nos concepts avec l'objet, les premières ne produisent qu'une simple mais inévitable apparence, dont c’est à peine si l'on peut écarter l'illusion au moyen de la plus pénétrante critique » (Kant E., Critique de la raison pure ; Appendice à la dialectique transcendantale, Paris, PUF, 1967, p. 452).
Pour résumer le propos de Kant, nous dirons que l'entendement ne peut être utilisé pour penser au-delà de l'expérience, pour connaître l’absolu, le transcendant. On ne peut rien démontrer rationnellement sur l'âme, Dieu ou le Monde en soi (Kant E. Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1967, p.24). Emmanuel Kant désapprouve l'usage direct des concepts a priori, usage prétendant à la connaissance sans appui empirique.
Le projet kantien n'est pas d'éliminer la métaphysique, mais de la limiter et de la réorienter. Elle est pour lui une philosophie pure (partant de principes a priori), ne pouvant porter que sur des objets de l’entendement (La Métaphysique des mœurs, Préface). Le problème est qu’elle rationalise des intuitions intellectuelles et par là se donne des objets insaisissables, des fictions, des entités sophistique (ens rationis ratiocinantis) » (Kant Emmanuel, Critique de la faculté du juger, Paris, Vrin, 1968, p. 271).
Reprise de la critique kantienne
Une partie de la métaphysique prétend penser l'être, c’est-à-dire penser directement ce qui existe en soi. Ce n'est pas une ambition totalement illégitime, mais, chez les métaphysiciens, cette volonté a pris une tournure particulière qui suppose la possibilité d'un rapport direct entre l'individu connaissant et l'être. Or, tout humain fait partie du Monde et accède à l'Univers qui l'entoure par son expérience. Cette expérience met en évidence la réalité empirique et non pas l'être en soi. L'accès à l'être ne peut être direct, il passe par une connaissance de la réalité empirique. Si nous appelons réel cet être en soi, il faut admettre que nous ne pouvons rien connaître directement du réel en lui-même (et encore moins sur des êtres supposés au-delà du réel, des êtres transcendants), ce qui récuse la légitimité des métaphysiques traditionnelles.
Kant montre que la métaphysique aboutit à des apories. C'est ce que constatera, un peu plus d'un siècle plus tard, le physicien Pierre Duhem.
« En effet, aucun philosophe, si confiant qu’il soit dans la valeur des méthodes qui servent à traiter des problèmes métaphysiques, ne saurait contester cette vérité de fait : Qu’on passe en revue tous les domaines où s’exerce l’activité intellectuelle de l’homme ; en aucun de ces domaines, les systèmes éclos à des époques différentes, ni les systèmes contemporains issus d’Écoles différentes, n’apparaîtront plus profondément distincts, plus durement séparés, plus violemment opposés, que dans le champ de la Métaphysique » (Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, Paris, Vrin, 1981, p. 8-9.).
On peut aussi dire que la métaphysique est un refus du détour par le fait empirique et une prétention à un accès direct à l'être. Prenons l'exemple de la métaphysique généraliste menée de manière rationnelle. Comme le note Alain de Libera (La querelle des universaux, Paris, Seuil, 1996), l'opposition entre aristotélisme et platonisme traverse la métaphysique occidentale. À la question « qu’est-ce qui est ? », Platon répondait : l’eidos et Aristote l’ousia, chacun avec de bonnes raisons. Plus de vingt-cinq siècles de philosophie n’ont pas réussi à les départager. Ce n’est pas la qualité du raisonnement qui est en cause, mais le caractère premier de l’affirmation, et donc l’impossibilité d’une confrontation à la réalité.
Écouter l'être, plonger son regard, « au cœur de ce qui est » grâce à la pensée et au langage, c'est ce que prétend Martin Heidegger (Martin Heidegger (trad. Roger Munier), Lettre sur l'humanisme - Über den Humanismus, Paris, Aubier - Montaigne, 1970). C'est un leurre, car prétendre à la vérité par un abord direct de la chose par l'intellect et/ou de l'être par l'intellect est une vision naïve. Il faut nécessairement s'appuyer sur des faits avérés et contrôlés. À l'écoute de l'« être », l'homme n'est pas dans sa patrie, il erre dans un monde fictif et illusoire.
La métaphysique propose une réflexion abstraite sur des êtres fictifs, qui existent seulement comme fictions théoriques, mais elle ne le reconnait pas. Elle s'occupe de ce qu'Emmanuel Kant nomme, en reprenant le terme scolastique, des ens rationis ratiocinatis, des êtres pensés de manière sophistique (erronée).
3. Métaphysique, idéologie et ontologie
Métaphysique et sens
Le Cercle de Vienne dénonçait la métaphysique comme une connaissance dépourvue de sens, car ce mouvement néopositiviste désignait par le terme de sens le lien à un référent concret dans le monde. C'est une manière de dénoncer les discours ne se rapportant à aucune réalité. Cette manière de dire présente toutefois un inconvénient important, celui de présupposer que le sens des énoncés consiste dans leur référent concret, c'est-à-dire dans la partie de la réalité qu'ils décrivent. Le sens des énoncés a une dimension conceptuelle-représentationnelle indépendante de sa référence concrète, et il n'est pas approprié de dire que la métaphysique soit dépourvue de sens.
Cependant les philosophes du Cercle de Vienne amènent une distinction intéressante entre la signification cognitive (celle d'un énoncé dont la valeur de vérité est connaissable) de la signification émotive (celle qui exprime notre attitude face à l'Univers). Les seconds, s'ils sont systématisés débouchent sur propositions métaphysiques sans signification cognitive. Nous approuvons cette position. La métaphysique se forme en grande partie par l'abstraction et la généralisation de conceptions ordinaires, d'attitudes spontanées face à l'Univers.
Tout au contraire, la métaphysique fabrique du sens et c’est même ce qui motive son succès. Ce sens sert à enchanter le monde, à lutter contre l’angoisse devant l’absurdité et l’immensité de l'Univers (Blaise Pascal en donne un exemple), à se consoler des difficultés de la condition humaine (l’impuissance et l’ignorance, la souffrance et la mort). La métaphysique et ses déclinaisons mythiques et religieuses servent à donner un sens à la vie humaine.
Métaphysique et idéologie
La métaphysique sert fréquemment de fondement et de caution à l'idéologie. Par idéologie, nous entendons un ensemble d'opinions partagées par un groupe social, opinions qui exercent des effets collectifs au-delà de la sphère privée. C'est une pensée asservie par les nécessités inhérentes à l’action collective. Elle est véhiculée et fréquemment réitérée par les membres du groupe, ce qui influence son contenu, qui se simplifie, et sa forme rhétorique, qui se rôde au fil du temps. Il faut bien constater qu'une partie de la philosophie consiste à reprendre et à donner une forme cohérente à l'idéologie. L'idéologie véhicule un ensemble d'opinions et de croyances adossé à des intérêts particuliers ou généraux.
La religion est, en général, un mixte de métaphysique et d’idéologie. Elle a un fondement métaphysique, mais, simultanément, poursuit toujours un but socio-politique : elle rassemble, elle crée une identité collective et elle est constamment utilisée par le pouvoir politique. La métaphysique religieuse, depuis toujours, apporte des justifications à l'idéologie politique. C'est appuyé sur Dieu que le pharaon, le roi ou le Calife justifient leur position dominante et leur pouvoir. La métaphysique religieuse s'étend largement vers l'idéologie, car lorsqu'elle fait référence à la volonté de Dieu pour imposer une politique, elle détourne l'attention de la réalité du pouvoir. De nos jours, l'islam sert d'idéologie pour mobiliser les masses à des fins politiques.
La métaphysique généralisante procède de la même manière. Par exemple, l'ontologisation abusive d'aspects purement empiriques comme le travail, la population, le pouvoir politique, a permis à Heidegger de transformer le travail en mode d'être du peuple allemand, au même titre que le souci. La substance de l'homme devient l'existence qui est celle de la communauté organique du peuple en lien vivant avec son Führer. Le Dasein devient le « destin historico-métaphysique du peuple allemand » (voir le livre d'Emmanuel Faye : Heidegger, L'introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005). Métaphysique et idéologie s'interpénètrent.
Si on pousse un peu plus loin l'analyse, on voit apparaître facilement le lien entre métaphysique et idéologie. Après ce qui lui semble être un échec de l'analyse du Dasein comme être de l'homme, Heidegger se tourne vers l'histoire. Il se trouve, que c'est le moment historique de la montée du Nazisme. De son discours d'intronisation comme Recteur à Fribourg, nous ne retiendrons qu'une phrase : « maîtres et élèves sont aussi déjà empoignés par les mêmes ultimes nécessités et astreintes qui concernent le Dasein du peuple et de l'État » (Discours du Rectorat, 1933). Le Dasein devenu historial est recyclé au gré de l'actualité. On voit là le danger de l'abstraction vide coupée des faits : elle peut se remplir idéologiquement au gré des circonstances.
Friedrich Nietzsche, avec Geburt des Tragödie aus dem Geiste des Musik, avait montré le (mauvais) chemin. Des notions aussi générales que « l’instinct dionysiaque » et « l’en-soi comme volonté », associées à « l'appel mystique de la jubilation dionysiaque […] qui mène aux Mères de l'être, au noyau intime des choses » (La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1940, p. 81), peuvent conduire, entre autres choses, à la « substance pure et vigoureuse du peuple allemand » qui « désemparé se cherche du regard un guide qui le ramène dans la patrie » (p.119).
La généralité métaphysique peut dériver vers l’idéologie, car rien n’y fait barrage. Pris dans le contexte politique du moment, Nietzsche souligne que grâce au mythe, on peut reforger le caractère national allemand, reconnecter le peuple allemand à sa culture véritable. Il critiquera ultérieurement cette position, mais notre propos n’est pas de juger l’auteur, seulement de montrer la possibilité de dérive idéologique de la métaphysique.
Métaphysique et ontologie
Le problème de la métaphysique vient du caractère fictif de ses allégations, ce qui est dû à un abord trop direct et a priori du Monde. Il n'est pas pour autant impossible de penser les fondements ou la constitution du Monde. Si l'on veut désigner ce projet en le différenciant de la métaphysique, les termes sont peu nombreux. Il y a celui d'ontologie. Rudolf Carnap qui considère qu'aux énoncés métaphysiques, il ne correspond rien dans la réalité nuance son propos au sujet de l'ontologie. Il indique qu'il est possible de concevoir l'ontologie de telle sorte qu'elle apporte un cadre langagier à l'intérieur duquel la science pose des questions et apporte des réponses (Carnap Rudolf, Signification et nécessité, Paris Gallimard, 1997). Nous préférons dire un cadre de pensée pour la connaissance philosophique et scientifique
Vouloir penser la constitution du Monde est légitime. Le problème vient de la méthode. Par exemple, penser directement l'Être en dehors de tout étant particulier, est un fourvoiement et une illusion. C'est attribuer une toute puissance à la pensée qu'elle n'a pas. Pour autant, il n'est pas absurde de s'occuper de ce qui existe en soi, mais cela demande des précautions, d'où la proposition d'une ontologie qui se différencierait de la métaphysique par sa prudence.
Une réflexion sur ce qui est (existe), faite de manière rationnelle et appuyée sur les savoirs empiriques sérieux est possible. Il est, en effet, légitime de proposer une pensée rationnelle qui porte sur le réel, à partir de nos connaissances empiriques par une généralisation prudente de celles-ci. Il est possible de faire des hypothèses sur ce que nous nommons réel pour éviter les équivocités de l'être.
Le réel constitutif de l'Univers, tel qu’il est en dehors de nous, ne nous est pas totalement inaccessible, car les faits (les phénomènes) sont en rapport avec lui. Il est donc légitime de proposer une ontologie qui donne une idée du réel à partir de la réalité empirique. C'est ce que nous appellerons une attitude prudente pour la distinguer de la métaphysique (imprudente).
Comme exemple d'une discussion ontologique qui ne serait pas métaphysique, on peut citer un auteur contemporain comme Jaegwon Kim :
« Au cœur du concept de réduction se trouve évidemment l'idée que ce qui a été réduit n'a pas besoin de figurer à titre d'entité existante indépendante en plus que des entités de la base de réduction - Si X a été réduit a Y, X n'est pas quelque chose en sus de Y. D'un point de vue ontologique, la réduction doit bien signifier réduction. Il doit en résulter une ontologie plus sobre, plus simple. Réduire ne signifie pas nécessairement éliminer : la réduction du X à Y ne nécessite pas l'abandon de X, quatre X peut être conservée comme étant Y (où une partie de Y). Par conséquent, ne pouvons parler de réduction conservatrice .... , par opposition à la réduction éliminatrice qui débarrasse notre ontologie des entités réduites » (Kim J., Trois essais sur l'émergence, Ithaque, Paris, 2006, p. 47).
Nous ne sommes pas d'accord avec le réductionnisme de Kim, mais c'est une thèse dont on peut discuter rationnellement.
On peut aussi donner comme exemple d'ontologie un autre auteur contemporain, Karl R. Popper. « Nous avons de bonnes raisons de croire que le monde est unique et d'une grande complexité » écrit-il. Popper est réaliste : pour lui, le monde est réel et non simplement factuel, mais il plaide pour une indétermination. Karl Popper distingue trois parties dans le monde qui sont toutes réelles. Ce sont trois formes d'existences qu'il nomme physico-chimique, l'activité psychique subjective et enfin les productions objectives de l'esprit humain (Popper K., (1974) L'indéterminisme n'est pas suffisant in : L'univers irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme, édition Hermann, 1984). Popper se prononce sur le Monde et sa constitution, c'est donc bien une ontologie qu'il expose.
Willard Van Orman Quine a proposé d’extraire des théories scientifiques leur « engagement ontologique » et ce peut être un abord intéressant. On peut en tirer des idées fondées sur la constitution du Monde, car elles seront appuyées sur des théories à fondement empirique. L’ontologie serait cette évolution heureuse de la métaphysique vers une réflexion rationnelle sur ce qui existe en utilisant des concepts plus généraux que ceux utilisés par les différentes sciences, mais sans outrepasser et contredire le savoir solide qu'elles apportent sur la réalité, ni partir dans des envolées spéculatives invérifiables (voir : Quelle ontologie proposer aujourd'hui ?).
Le rôle de l'ontologie serait aussi de réfléchir sur les postulats premiers utiles à la connaissance (tels que le Monde, l'existence, le réel, la réalité empirique, la temporalité, la causalité, l'espace, le temps, le déterminisme, l'émergence, les universaux, etc.).
La distinction proposée ici entre métaphysique et ontologie (ou en termes plus polémiques entre prétention métaphysique et prudence ontologique) est une tentative pour reprendre certains problèmes métaphysiques pertinents selon une réflexion solide.
4. Une philosophie illusoire
Pour résumer notre propos, nous dirons que le métaphysicien part d'une idée générale et abstraite, puis il affirme que ce à quoi se réfère cette idée existe (il pose une affirmation ontologique) sans en apporter de garantie. Ensuite, il disserte sur ce référent supposé exister (sur sa nature, ses qualités) de manière plus ou moins rationnelle et argumentée selon le cas. C'est une pensée qui fait passer des entités fictives pour des êtres réels. En ce sens, la métaphysique ne participe pas à l'effort de vérité de la philosophie.
La métaphysique est une fiction, mais elle ne l'admet pas et, tout au contraire, prétend dire le réel ; et à ce titre elle présente le grave inconvénient de nous tromper. Le discours métaphysique, quoique sans objet, a la prétention d'en avoir un, de dire des Vérités et souvent veut les imposer par la persuasion ou par la force. Il embrouille le jugement, suscite des croyances sans fondement et des conduites inadaptées. Du fait de sa généralité, de sa prétention à l'absolu et de sa déconnexion de la réalité, rien ne vient freiner ce type de pensée pour laquelle les dérives dogmatiques et absolutistes sont faciles.
La métaphysique généraliste et la métaphysique subjectiviste donnent des discours ésotériques, difficiles à suivre, futiles et sans objet pertinent. Quant à la métaphysique fantastique, certes, elle donne du sens au Monde et à la vie, mais, comme il est illusoire, c'est un facteur d’ignorance et d’obscurcissement de la pensée. Le sens moral et l'empathie sont inopérants face à l'absolu de la métaphysique religieuse et à la violence qu'elle engendre pour s'imposer.
Proposer une éthique et un récit philosophique sur le Monde qui soient cohérents assouvirait le besoin qu'ont les hommes de donner un sens à leur vie. Une éthique humaniste serait un meilleur guide que les diverses métaphysiques qui servent d'appui aux idéologies et aux pouvoirs politiques. Du XVIIIe au XXe siècle, la philosophie a progressivement tenté de se séparer de la métaphysique, mais, évidemment, rien n'y fait et cette dernière revient sans cesse, car, selon le mot d'Émile Meyerson, l'homme fait de la métaphysique comme il respire (Meyerson E., « De l’analyse des produits de la pensée », Revue Philosophique, t. CXVIII, n° 9-10, septembre-octobre 1934.).
Note : Cet article vient en complément de l'article Les fourvoiements de la philosophie.
Bibliographie :
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Comte A., Cours de philosophie positive,
http://http://classiques.uqac.ca/classiques/Comte_auguste/cours_philo_positive/cours_philo_pos_1_2.pdf
Demange Dominique. Théorie métaphysique et théorie transcendantale de la connaissance, Le Philosophoire. 1999.
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-1999-3-page-89.htm
Duhem P., La Théorie physique, son objet, sa structure, Paris, Vrin, 1981.
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De Libera A., La querelle des universaux, Paris, Seuil, 1996.
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Kant E., Critique de la raison pure ; Appendice à la dialectique transcendantale, Paris, PUF, 1967.
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Tiercelin C., Le ciment des choses - Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Ithaques, 2015.
Xénophon, Mémorables.
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