Occupant une place éminente dans le panthéon contemporain des sciences sociales, Max Weber ne cesse de faire l’objet d’appropriations contradictoires qui tendent à décontextualiser ses recherches. Le livre de Wolf Feuerhahn, Max Weber, Qu'est-ce que les sciences de la culture ?, donne l'occasion d'une réflexion sur l'appellation de « sciences de la culture » et une perspective d’ensemble sur les positions de Weber en matière d’épistémologie. Il propose une traduction et analyse le gros article méthodologique de Weber, paru en trois fois de 1903 à 1905 : « Roscher et Knies et les problèmes de l'économie politique historique ». La présentation de Feuerhahn permet de replacer la réflexion de Weber dans les débats de son temps. Le sujet qui pourrait sembler uniquement technique – la méthode spécifique des sciences de la culture – est indissociable d’enjeux académiques et politiques.
Max Weber est un acteur important de la Querelle des méthodes (Methodenstreit). Elle a commencé vers 1850 avec l’opposition entre expliquer (erklären) et comprendre (verstehen) mise en avant par l'historien Johann Gustav Droysen et s'est poursuivie jusqu' au début du XXe siècle. Les problèmes soulevés par cette querelle posés sont nombreux.
Parmi-ceux-ci, signalons la difficile articulation entre le fait que les humains ont des motivations, des représentations, des intentions, etc., et qu'une science empirique se doit de montrer des causes ou trouver des lois. S'il s'agit de lois, elles sont générales et permettent une science nomothétique. Cependant, les affaires humaines (individuelles ou collectives) semblent mieux saisies par un savoir idiopathique, s'intéressant au singulier, à la diversité, au non reproductible.
Loin d’être simplement un partisan d’une sociologie « compréhensive » opposée à l’« explication », Weber fait de la compréhension des motivations des agents sociaux une modalité de l’explication causale. À travers l’expression « sciences de la culture » (Kulturwissenschaften), il cherche à montrer la spécificité à ces sciences.
Pour Weber « la simple référence à une règle ..., aussi stricte soit-elle, ne nous suffit pas pour interpréter l'action humaine ». Il faut aussi lui trouver un sens, la comprendre. Même si on a la preuve empirico-statistique d'une loi des réactions humaines, elle restera « en retrait par rapport aux exigences que nous fixons à l'histoire et aux sciences de l'esprit » (Traduction Feuerhahn, p. 336, 337). Le point de vue positiviste cherchant des causes et des lois est, selon Weber, qualitativement insuffisant.
Dans son livre sur Max Weber, Wolf Feuerhahn a fait un choix. « Il ne s'agit donc ni de chercher à tout prix la cohérence des positions défendues par Max Weber, ni d'interroger leur vérité (ou même leur pertinence) mais d'indiquer leur ancrage contextuel » (p. 19) au titre que la méthode spécifique des sciences de la culture serait indissociable des enjeux académiques et politiques.
On ne trouvera pas d'exposé direct des grandes problématiques du moment concernant l'opposition entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit ou de la culture. Ni la controverse sur la possibilité pour ces dernières d'être effectivement des sciences. Si la survenue de nouveaux savoirs (sociologie, psychologie, renouveau de l'histoire et de l'économie) est liée au contexte, les questions des objets et des méthodes des savoirs ayant trait à l'humain ont une rationalité propre, qui mériterait d'être exposée et discutée pour elle-même. Ces grands problèmes épistémologiques ne sont pas ignorés de l'auteur, mais retracés au travers des conditions institutionnelles, les rivalités universitaires, historiques et politiques du moment, mises au-devant de la scène.
L'auteur :
Wolf Feuerhahn, après un cursus de philosophie, a soutenu en 2007, une thèse dans laquelle il interroge les rapports entre sociologie et psychologie. Il met en évidence la position charnière, et controversée de la psychologie entre sciences de l'esprit et sciences de la nature. Cette thèse a été l'occasion pour l'auteur de prendre des distances par rapport à la philosophie et de s’interroger sur l’histoire tant des sciences humaines et sociales que la philosophie (choix de méthodes, d’outils, de périodisations).
Au Centre Alexandre-Koyré (Paris), Wolf Feuerhahn a développé une approche transnationale de l’histoire des découpages des savoirs (partages, conflits des facultés, programmes interdisciplinaires, nom des domaines de recherche, variété des pratiques sous une même étiquette). Il a travaillé notamment sur la circulation et les traductions de méta-catégories, principalement l'opposition entre sciences et lettres. Wolf Feuerhahn codirige la Revue d’histoire des sciences humaines. Il travaille aussi à une histoire du terme de « milieu » depuis la deuxième moitié du XIXe siècle.
Feuerhahn Wolf, Max Weber Qu'est-ce que les sciences de la culture ?, Paris, CNRS éditions, 2023.