Darwin a évoqué les préjugés racistes de son époque et, dans son livre sur l’origine de l’homme, il a fait écho aux idées eugénistes de William Rathbone Greg et de son cousin Francis Galton. Pourtant, il s’opposait fermement à l’emploi de la théorie de la sélection naturelle pour justifier une politique eugéniste ou l’application des principes de la lutte pour l’existence dans le cadre social. Ceci pour deux raisons.
D’une part, plutôt que d’aller contre l’altruisme, il fallait comprendre l’origine de la sympathie chez les animaux sociaux et son développement particulier dans le cas de l’espèce humaine. D’autre part, il s’opposait à l’idée d’un progrès orienté dans la transformation et la différenciation des espèces. Une telle opposition allait clairement à contre-courant de toute l’idéologie de l’Angleterre victorienne. Par prudence, pour éviter les conflits qu’il détestait et pour faciliter la diffusion de sa théorie, Darwin laissa s’exprimer en son nom des interprétations de son travail, comme celle d’Herbert Spencer, qu’il désapprouvait en fait. Pour comprendre, cette position paradoxale qui plaçait Darwin contre son époque, il faut revenir à la genèse de sa théorie de l’origine et de l’adaptation des espèces.
En effet, la construction puis la défense de la théorie de la sélection naturelle l’obligeait à accorder un rôle fondamental au hasard : les variations héréditaires doivent se produire au hasard relativement aux conditions de sélection, sinon, on reviendrait soit au lamarkisme, soit à une évolution comme développement prédéterminé de la nature. Un tel hasard était difficile à justifier avant le développement des théories de l’hérédité qui à partir des travaux de Weismann donneront naissance au « néo-darwinisme ». Ces théories établiront une différence ontologique hiérarchique entre germen et soma, entre causalité de l’hérédité et causalité de la sélection. Au contraire, pour Darwin, il était essentiel de défendre non seulement, que les variations se produisent en tous sens, indépendamment des conditions de sélection, mais aussi, en même temps, que certaines variations puissent redéfinir les conditions de sélection et ainsi découvrir de nouvelles places dans l’économie de la nature. Le hasard des variations relativement à la sélection se généralisait donc en une absence de direction dans la transformation et la différenciation des espèces. Ce hasard est précisément ce qui rendait impossible toute récupération créationniste de l’évolution. Mais cela posait aussi problème pour une application eugéniste de la sélection dans l’espèce humaine. Sur quelle base scientifique s’appuyer pour dire la « bonne » direction de l’évolution que l’on voudrait promouvoir contre les perturbations que représenteraient les mesures sociales ?
La solution statistique proposée par les eugénistes depuis Francis Galton jusque Ronald Fisher en passant par Karl Pearson ou John Haldane, permettait de retrouver une forme de déterminisme global sur la base d’une variabilité sous-jacente continue. Mais cette solution consistait à adopter une position de surplomb pour définir les variables mesurées, c’est-à-dire ici une relation hiérarchique entre sélection et variation. Les valeurs suivies par les eugénistes étaient donc des critères de sélection donnés indépendamment des faits d’évolution qu’ils prétendaient corriger, ce qui dans le fond, revenait à abandonner le principe de réduction scientiste ou matérialiste à partir duquel ils prétendaient tirer la légitimité de leur action. C’est précisément ce que refusait Darwin qui tentait au contraire de proposer un processus naturel de développement des valeurs morales humaines. Il était donc impossible de trouver dans l’évolution une orientation qui aurait servi de critère pour guider l’action politique, qui plus est dans un sens contraire aux caractères qui comme la sympathie sont les produits de cette évolution.
Bien plus qu’un principe de progrès ou d’optimisation, la sélection naturelle était pour Darwin un principe d’exploration des possibles, de recherche d’adaptations inédites dans la prodigieuse diversité des formes vivantes.
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