Philosophie, science et société a précédemment signalé l'édition des travaux de Guy Patin par Loïc Capron (https://philosciences.com/394-guy-patin). L'auteur s'est intéressé à un nouveau thème d'histoire de la médecine, la querelle qui a éclaté au milieu du XVIIe siècle concernant les liquides corporels : le chyle et le sang. L'auteur a nommé son article : « Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655) ».
Le mot chyle vient du grec χυλος (chylos,« sève ») et était défini en 1690 (Antoine Furetière) comme le « suc blanc qui se fait des viandes [nourritures] digérées. Les aliments se tournent en chyle dans le ventricule [estomac]. Les veines du mésentère préparent le chyle pour en faire du sang ».
Jean Pecquet est à l'origine d'un débat houleux auquel ont participé Thomas Bartholin, William Harvey et quelques autres moins connus, comme Jean Riolan. Les débats portaient sur la nature du chyle, sur ses mouvements, et surtout sur l’élaboration du sang (la sanguification selon le terme de l'époque).
La gravure montre Jean Pecquet, William Harvey, Frans de Le Boë, Thomas Bartholin. Gravure de 1680 dans Nouvelles découvertes de Louis Barles.
Reprenons les propos de Loïc Capron :
Aristote (IVe siècle avant J.-C.) et Galien (IIe siècle après) ont relié le chyle à la formation du sang, mais avec une opinion divergente sur le lieu où elle se produisait : le cœur pour Aristote et le foie pour Galien. Dans leur immense majorité, les médecins européens du XVIIe siècle adhéraient au dogme établi par Galien. Ils tenaient le sang pour une humeur homogène, véhicule des « esprits vitaux », issue du chyle.
Une voie nouvelle du chyle a été décrite par Pecquet : les lactifères mésentériques d’Aselli ne gagneraient pas le foie, mais un réservoir lombaire situé entre les deux reins, la « citerne de Pecquet ». La conclusion énonçant que la voie nouvelle du chyle ôtait la sanguification au foie pour en transférer l’exclusivité au cœur a été contestée. Telle a été la raison de la « Tempête du chyle ». Si sa description anatomique est exacte et appuyée sur des dissections, sa conclusion sur la formation du sang est arbitraire. Les controverses qui ont suivi ces deux annonces ont été houleuses.
Même si elles sont fondées sur des quelques expériences les conceptions médicales ne sont pas encore scientifiques. Les anathèmes ou approbations ne sont pas argumentées de manière rationnelle, ni fondées sur des faits prouvés. Dans les controverses, écrit Loïc Capron, aucun auteur « ne se contentait des faits observés », et « chacun échafaudait des raisonnements filandreux, dont les arguments s’appuyaient sur les esprits et les humeurs qui fondaient encore alors la médecine ».
Pecquet a défendu la thèse de la fabrication du sang par le cœur au titre de son observation anatomique selon laquelle le chyle transporté par les lactifères mésentériques d’Aselli, ne gagne pas le foie, mais la veine subclavière gauche et par suite le cœur. La thèse est plausible compte tenu de cette observation (partiellement) exacte et du fait connu selon lequel le sang part du cœur. Cette plausibilité, cependant ne la rend pas certaine. La thèse a immédiatement été contestée par Jean Riolan qui ne niait pas l’existence du canal thoracique « pecquétien », mais qui a rejeté catégoriquement le rôle du cœur. William Harvey a, quant à lui, été scandalisé par la négation du rôle du foie. Charles le Noble a confirmé les observations de Pecquet, mais également rejeté sa théorie vers 1655. Thomas Bartholin a confirmé la sanguification cardiaque.
Pecquet a simplement repris la thèse d'Aristote selon laquelle la formation du sang se faisait dans le cœur, au vu d'une considération anatomique. Mais il n'ignore pas que la thèse du foie aussi plausible. Il a fait un choix. Cet aspect de « choix » doit être explicité. Un tel choix est une opinion. Le savoir de base de l'époque est insuffisant et trop imprégné de notions vagues comme les esprits vitaux pour permettre un raisonnement fondé. La décision vient d'une balance entre des points de vue plausibles. Les deux thèses sur la formation du sang se sont maintenues deux siècles durant, ce qui impose un commentaire épistémologique.
Réflexion sur la scientificité
Sur ce point, c'est la dimension collective du savoir qui joue. On a typiquement affaire à un savoir d'école, une scolastique, qui répète le dogme sans le vérifier. Le contrôle collectif sur la validité théorique et factuelle est insuffisant en médecine durant les XVIIe et XVIIIe siècles. Mais il y a une autre cause. La physiologie, l'histologie, la cytologie, l'hématologie, etc. ne se sont pas encore individualisées. Autrement dit, ces sciences spécialisées n'existent pas et les hypothèses sont faites par les médecins, qui pratiquent leur « art ». Il s'ensuit un mélange entre spéculations, données empiriques, aspects pratiques, et donc un savoir incertain.
Pour la constitution et l'organisation des disciplines scientifiques de type biologique, il faudra attendre la fin du XIXe siècle. C'est au début de ce siècle que l'on peut situer le tournant d'une médecine devenant efficace : son positionnement comme science appliquée appuyée sur des sciences spécialisées devenant fiables. Le changement s'est amorcé avec Marie François Xavier Bichat, qui invente l'histologie, dans une visée anatomo-pathologique (relation entre lésion tissulaire et la manifestation morbide). La tendance s'affirmera progressivement tout au long du XIXe siècle.
On remarque ce mouvement de différenciation des savoirs disciplinaires dans le titre et le sous-titre du recueil des travaux phares de Claude Bernard : Principes de médecine expérimentale — Ou de l'expérimentation appliquée à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique (fragments rédigés de 1858 à 1877). En vérité, il parle d'une physiologie devenant expérimentale (scientifique) et pouvant être appliquée à la médecine (la pathologie et la thérapeutique).
L'évolution de la médecine vers une science appliquée, appuyée sur des sciences spécialisées, a été permise par l'augmentation des recherches en quantité et en qualité, obtenue grâce aux réformes institutionnelles qui ont réorganisé les Universités. Dans l'évolution des connaissances positives, il y a des continuités, mais également des ruptures. Dans le cas présent, pour départager le rôle du foie de celui du cœur (et ajouter celui de la moelle osseuse), dans la formation du sang, il a fallu une augmentation du savoir suffisante pour permettre un saut décisif dans les conceptions. Ce saut est lui-même lié à la manière de produire, de contrôler et d'organiser collectivement les connaissances.
Conclusion : science et opinion
Faire une annonce non vérifiée, c'est énoncer une opinion, pas une thèse scientifique. La forme aussi est celle de l’opinion. Les écrits de Jean Pecquet sont confus et difficiles à lire. La thèse est annoncée de manière péremptoire, apodictique. Bartholin qui en est un partisan écrit un poème pamphlétaire à ce sujet : « les funérailles du foie ». Les critères de la scientificité ne sont pas présents : démonstration rationnelle, vérification et réfutation possible par les pairs à partir d'un énoncé clair et d'expériences reproductibles.
La thèse aurait pu être vraie (au sens d’une adéquation à la réalité), cela n’aurait rien changé. Elle est sans garantie. Ni garantie individuelle (Pecquet ne la démontre pas), ni garantie collective, puisque les pairs entrent dans des polémiques à caractère rhétoriques. L'observation est limitée. Elle n'est que partiellement exacte, car la conduction du chyle vers le cœur n'exclu pas qu'une partie soit dirigée vers le foie.
Cette « affaire Pecquet » rappelle l’affaire récente de l’hydroxychloroquine, qui est quasiment calquée sur « la tempête du chyle ». On a eu l’annonce péremptoire et plausible, mais non démontrée, d'un médicament efficace sur la Covid 19. Cette annonce a été faite en fonction d'une expérience exacte, mais limitée (puisque in vitro), et non contrôlée par les pairs. De plus, comme pour le chyle, il s'est ensuivi une polémique publique violente. Heureusement, l'erreur n’a pas perduré deux siècles et a pu rapidement être dénoncée. C’est grâce à une collectivité savante chez laquelle la méthode scientifique est maintenant suffisamment ancrée pour prévaloir contre une opinion, même relayée par une partie de la population. Mais enfin, on a constaté à cette occasion, et une fois de plus, la fragilité de la crédibilité scientifique. (Voir l’article : Épidémie de Covid-19 : savoir et politique)
Les textes de Pecquet traduits du latin : https://www.biusante.parisdescartes.fr/pecquet/ L'article de Loïc Capron : https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/esfhm/esfhmx2023x04/esfhmx2023x04.pdf.