Heinrich Schenker (1868-1935) est connu comme l’un des plus grands théoriciens de la musique au vingtième siècle. Ses idées sur le rapport entre la musique et le langage verbal se manifestent dans son intérêt constant pour ce qu’il appelle le « contenu » (Inhalt) de la musique. Schenker conçoit le contenu de la musique comme une signification intrinsèque, introversive, et s’exprime assez négativement à l’égard d’une éventuelle sémiotique musicale extroversive. C'est un aspect méconnu de son œuvre.

La présentation faite par Nicolas Meeùs au cours du séminaire La reconstruction du 12 12 2023, nous montre que Heinrich Schenker est surtout un analyste de la musique.

La théorie schenkérienne défend l’idée que la musique est un système sémiotique absolument original, même si le terme de « sémiotique » lui est étranger. Sur le plan de l'expression, la musique aurait une syntaxe propre, différente de tout autre et non transcriptible en langage verbal ou mathématique : ce serait un système syntaxique non référentiel qui ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même. Une partie du travail de Schenker a été de réduire les partitions à ce qu’il appelle leur Ursatz, terme souvent traduit en « structure fondamentale » mais qui serait mieux interprété par « structure originelle », selon Nicolas Meeùs.

Sur le plan du contenu ce système a un contenu propre qui serait étranger à tout autre contenu (conceptuel, imaginaire, etc.). Le contenu (Inhalt) est une signification intrinsèque (introversive), non référentielle. Ce contenu serait ineffable, accessible seulement par la musique. Cet aspect est le plus gênant, car il renvoie à un transcendant mystérieux, accessible seulement par l'écriture musicale et ne pouvant pas être explicité.

Il s'inscrit dans ce courant de pensée qui défend l'existence de sémiotiques différenciées et originales selon les domaines (pictural, gestuel, langagier, musical, etc.). Ce qui s'oppose à l'idée d'une sémiotique générale défendue par Louis Hjelmslev et Algirdas Julien Greimas. Dans les Prolégomènes, Hjelmslev note :

« Nous pensons qu’il est possible de supposer que plusieurs des principes généraux que nous avons été amenés à adopter au stade initial de la théorie du langage ne sont pas seulement valables pour la linguistique, mais pour toutes les sciences » (Prolégomènes,1971, p. 103).

Pour François Rastier, Hjelmslev voulait reformuler « à sa façon la thèse néo-positiviste de l'unité de la science, que Morris et Carnap reprenaient en 1938 dans l'Encyclopaedia of Unified Science ; mais il place cette unification sous l'égide de la linguistique et non de la logique » (Rastier F., 1997, p.44).

Greimas a voulu construire, à travers le principe de la narrativité, une sémiotique générale qui se voulait universelle. En effet, le sens réside partout où il y a activité humaine, il est structuré d’une façon autonome. La sémiotique permettrait de retrouver les mêmes structures profondes, stables et universelles, sans tenir compte de la spécificité des formes symboliques utilisées. Elles seraient, au fond, les « formes de l’intelligence humaine » (Greimas A J., Courtés J., 1979, p. 103).

Pour finir nous citerons Nicolas Meeùs : 

« La théorie schenkérienne n'envisage en fin de compte que deux types de sémiotique, celle du langage verbal et celle de la musique ; Schenker écrit seulement, dans Der freie Satz (1935) : « L'arrière-plan dans la peinture est visible, il n'a besoin ni de justification, ni d'éclaircissement. Que l’œuvre d’art musical comporte aussi un arrière-plan et un plan moyen comme prémisses inéluctables d’un avant-plan organique, cela n’était pas connu jusqu’ici : le présent ouvrage est le premier à en proposer la notion » (Der freie Satz,1935, p. 14. ). C'est, je pense, la seule fois qu'il parle de peinture.

« Il me semble qu'une sémiotique générale, comme l'écrit Agawu (Playing with signs, 1991, p. 28.), doive considérer les sémioses extroversive et introversive comme les extrémités d'un continuum : toute sémiotique (toutes les sémiotiques « en général ») se situe à un point ou un autre de ce continuum. La narrativité de Greimas n'est pas « générale », précisément parce qu'elle ne se situe que d'un côté du continuum ».

Notes et Bibliographie :

Agawu K., Playing with signs, Princeton University Press, 1991.

Greimas & Courtés J., Sémiotique. Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage, Paris, Hachette, 1979.

Hjelmslev L., Prolégomènes à une théorie du langage, nouvelle édition traduite du danois par Una Canger avec la collaboration d’Annick Wewer, Paris, Les Éditions de Minuit, 1971.

Rastier Fr.  « Les fondations de la sémiotique et le problème du texte. Questions sur les Prolégomènes » in Zinna A. (éd.), Hjelmslev aujourd’hui, Turnhout, Brépols, 1997, pp. 141-161.

Schenker H., Der freie Satz, Vienne, Universal, 1935. 

Publications de Nicolas Meeùs sur Schenker : http://nicolas.meeus.free.fr/NMSchenker.html.

Article sur Ursatz : https://en.wikipedia.org/wiki/Fundamental_structure#Terminology.