La post-vérité : une banale poussée idéologique ?
« Post » signifie après, postérieur dans le temps. Son emploi, eu égard au discours politico-médiatique, voudrait dire que nous serions collectivement "après" un moment de relative vérité. Mais, ce préfixe ne se réfère pas simplement à la temporalité, il signale aussi la disparition, la perte d’importance ou de pertinence. Ce qui avait de l’importance n’en aurait plus. La vérité n’aurait plus d’importance. Est-ce bien le cas ?
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. La post-vérité : une banale poussée idéologique ? Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/251.
Plan de l'article :
- 1. Nous avons eu la postmodernité
- 2. Nous avons eu la post-démocratie
- 3. Nous voilà maintenant avec la post-vérité
- 4. Propagande, rumeur, intox...
- Conclusion
Texte intégral :
1. Nous avons eu la postmodernité
Le terme de "postmodernité" date du livre de Jean-François Lyotard (La condition postmoderne). Il a été largement repris et étendu. De quoi s’agit-il ? La dénomination de postmodernisme désigne le scepticisme, le relativisme, le doute qui gagne la fin du XXe siècle. Le postmodernisme, en tant que mouvement philosophique, s’oppose aux valeurs de la période moderne européenne issues de la philosophie des Lumières et du positivisme (croyance en la science, au progrès, à l’humanisme). Il les assimile à une idéologie servant de masque au pouvoir politique et économique en place. Cette pensée soupçonne la raison d’être un leurre, met en doute la vérité (à chacun sa vérité) et l’universalisme (l’universalité démonstrative, l’universalité éthique). Elle propose un relativisme mettant toutes les valeurs et les civilisations à égalité.
La mise en doute de la science participe à la postmodernité. Citons Jacques Bouveresse à ce sujet :
On peut penser qu’aujourd’hui la science est en train d’achever de se démoder et que l’hostilité aux spécialistes a atteint son maximum. Une idée qui se répand de plus en plus et qui passe pour particulièrement démocratique semble être, en tout cas, celle de l’égale dignité et de l’égale valeur de toutes les convictions et de toutes les croyances, qui interdit d’accorder un privilège quelconque à celles de la science, et en particulier des sciences humaines, aussi argumentées et justifiées qu’elles puissent être. Bourdieu s’indignait particulièrement de voir la sociologie invoquée régulièrement à l’appui de conceptions de cette sorte (Bourdieu, savant et politique, 2004).
Calcutt Andrew définit le postmodernisme comme « le renversement des valeurs, qui a abouti à fustiger l’objectivité [...]. Il y a plus de 30 ans, les universitaires ont commencé à discréditer la "vérité" comme l’un des "grands récits" que les gens intelligents ne pouvaient plus croire. En lieu et place de "la vérité", qu’il fallait donc considérer comme naïve et/ou répressive, la nouvelle orthodoxie intellectuelle autorisait seulement l’usage des "vérités", toujours plurielles, souvent personnalisées, inévitablement relativisées ».
La France intellectuelle a, hélas, été championne du discours abscons, abusif ou franchement mensonger. Jacques Lacan doit sa notoriété à son "retour à Freud", qui en est le parfait désaveu, selon un mi-dire de la vérité qui se soutient de la coupure du Sujet de l'inconscient au titre que, du langage, nul ne saurait prétendre qu'il soit un métalangage. Vous aurez reconnu le style. Jacques Derrida et Jean Baudrillard ne sont pas mal non plus dans la déconstruction obscure. Les "nouveaux philosophes", Bernard-Henri Lévy et collègues, n'ont pas hésité à manier le paradoxe et la contre-vérité.
Nos auteurs français sont aujourd’hui étudiés dans les universités et les grandes écoles, et particulièrement recommandés à l’attention des lecteurs dans les journaux et aux auditeurs des programmes culturels des radios. Nos intellectuels sont crédités de maints exploits : le renversement du sens commun, de la sagesse reçue, mais aussi d’une critique du langage, de l’idiome visuel, de la pensée scientifique, du réel, des institutions, bref d’à peu près tout, et même de leur propre questionnement", écrit Pouivet Roger dans Les origines de la post-vérité chez les intellectuels français (The conversation).
En même temps, apparaissait un vide philosophique et idéologique, ce qui a été signalé dans le livre L'ère du vide de Lipovetsky. Cette ère intellectuelle est caractérisée par la perte de crédibilité des grands récits, religieux ou révolutionnaires, ou encore du marxisme, après les révélations sur les crimes staliniens. De plus, le postmodernisme ayant déconstruit et disqualifié le progrès et l’humanisme, il ne restait pas grand-chose pour nourrir la pensée : un vide s’est installé, aussitôt rempli par la publicité et le divertissement télévisuel. Gilles Lipovetsky note le dépérissement des grands projets collectifs.
Pour cet auteur, ce vide idéologique n'est pas nécessairement un mal et constitue, au contraire, une chance. En effet, l’individualisme progresse et chacun pourrait ainsi mener une vie plus autonome. Certes, c'est une avancée humainement intéressante, mais il y a des effets pervers tels que la perte de certaines valeurs traditionnelles permettant la sociabilité. Elle engendre un hédonisme désenchanté, une irresponsabilité, une indifférence, une autodérision destructrice.
2. Nous avons eu la post-démocratie
Le terme a été inventé au début des années 2000 par un universitaire anglais, Colin Crouch. Selon cet auteur, la post-démocratie vient après un regain démocratique qui va de 1945 jusqu’aux années 1980, période de prospérité et où le rôle de l’état est effectif. Depuis la fin des années 1980, les institutions restent en place, mais, biaisées, elles deviennent inefficaces, privant les citoyens de leurs moyens d’action via les élections. D’après Crouch, cette évolution vient de la pratique électorale, notamment à cause du pouvoir accru des élites patronales sur les instances politiques et, depuis 2001, de l’opacité des affaires d’État. Il montre l’influence des grosses entreprises, l’affaiblissement de l’importance politique des travailleurs. Il dénonce la déformation du débat politique et de l’action gouvernementale par les lobbies patronaux, en particulier dans la gestion des services publics.
Depuis les années 1970, les multinationales contrôlent l’économie et influencent les gouvernements nationaux. Le modèle de gestion économique, où le pouvoir est concentré dans les mains d’un PDG qui ne rend compte qu’aux actionnaires, est devenu prégnant. La perte de pouvoir économique des États ainsi que la puissance des médias remettent en cause l’équilibre démocratique : « l’essor du pouvoir des élites patronales est parallèle à l’affaiblissement de la démocratie » (p. 57), car ces élites ont pour but de saper les fondements égalitaristes de la démocratie.
Dans la post-démocratie, les institutions démocratiques demeurent, avec des élections libres, des partis politiques en compétition, un État de droit, la séparation des pouvoirs, etc. Mais, les décisions économiques sont prises ailleurs, dans d'autres cadres : ceux des grandes firmes internationales, des agences de notation ou des organismes technocratiques comme la Banque mondiale. Bref, la mondialisation économique et le capitalisme financier auraient, pour une bonne part, vidé la démocratie de sa substance. Mais aussi par la technocratie influencée par le lobbying, si bien que les citoyens sont écartés des vraies décisions. La démocratie continue d’exister, mais en se vidant en partie de son efficacité politique.
L'Europe est partiellement dominée par la technocratie et les lobbies économiques et financiers. Les politiques ont perdu une partie de leur crédibilité et l'abstention électorale est forte. La politique est devenue un théâtre médiatique, alors que les véritables décisions semblent prises en coulisses, à l'écart de la scène publique. Une partie de la population a pris conscience progressivement de son impuissance politique au vu d'élections sans lendemains ou de référendum non suivis d’effets.
De gros doutes sont apparu sur la mondialisation, le changement technologique et l’échange marchand. Doutes aussi sur la probité des élites en place, face à des mensonges énormes comme ceux des chefs d’états, l’Anglais Tony Blair et l’Américain George Bush qui ont inventé des armes de destruction massive inexistantes pour justifier la guerre en Irak qui a déstabilisé le Moyen-Orient. Comment croire quelqu’un qui affirme « Mon ennemi c’est la finance » et qui la cajole ensuite ? Ne parlons pas de cet incroyable adage politique : les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.
Nous avons également eu droit, pendant des années, de la part des élites politico-médiatiques, à des discours en langue de bois destinés à masquer les réalités sociales difficiles. Tout cela a entraîné une défiance et un rejet des citoyens envers les politiques et ceux qui leur sont associés, lobbyistes, journalistes, fonctionnaires, bref « l’establishment ».
3. Nous voilà maintenant avec la post-vérité
Si on parle de post-vérité, c’est parce qu’avec les populismes, les mensonges se sont faits plus crus, plus grossiers et sans remords. Parmi les vedettes de cet art nouveau, citons Donald Trump, Nigel Farage, Marine Le Pen, Geert Wilders. On peut associer à cette attitude particulière des leaders populistes l’incroyable profusion de mensonges propagés sur le web. N’importe qui se permet de dire n’importe quoi, de relayer de fausses informations. Il existe même des officines spécialisées dans la propagation de rumeurs, les « usines à trolls ».
Si le procédé est largement partagé, la palme revient quand-même aux extrêmes-droites. Ce que l'on en voit actuellement, sous l'égide des extrêmes-droites internationales, rappelle tristement ce qui avait été prôné par Paul Joseph Goebbels, Ministre de la Propagande sous le IIIe Reich, qui employait la manipulation de masse en utilisant sans hésitation des mensonges grossiers et de manière pleinement assumée au titre que cela fonctionnait parfaitement. Mais, plus généralement, tous les régimes politiques autoritaires manipulent la population par une propagande mensongère.
Alexandre Koyré note que les régimes totalitaires donnent au mensonge une dimension nouvelle.
« Le mensonge moderne – c’est là sa qualité distinctive – est fabriqué en masse et s’adresse à la masse. Or, toute production de masse, toute production – toute production intellectuelle surtout – destinée à la masse, est obligée d’abaisser ses standards. Aussi, si rien n’est plus raffiné que la technique de la propagande moderne, rien n’est plus grossier que le contenu de ses assertions, qui révèlent un mépris absolu et total de la vérité. » (Koyré A. (1943), Réflexions sur le mensonge, Paris, Éd. Allia, 1996. p. 10-11).
Un terrain favorable au mensonge est favorisé par la suspicion de complot et de dissimulation des élites. Une partie de la population a tendance à
"croire réellement que la vérité est tout ce que la société respectable a hypocritement passé sous silence, ou couvert par la corruption".
Ce propos de Hannah Arendt concernant la naissance du totalitarisme (Arendt H., Les origines du totalitarisme, le système totalitaire, Paris, Seuil, 2005, p.106) devrait nous inquiéter, car on trouve ce genre de suspicion de nos jours, suspicion que la multiplication des "affaires" n'est pas faite pour apaiser.
Calcutt Andrew fait remonter l’origine de la post-vérité à la postmodernité, mais elle est aussi un produit de la post-démocratie que nous venons d’évoquer. L’opinion a été travaillée par cette critique dévastatrice des valeurs morales, mais aussi par les mensonges de la post-démocratie. Du coup, des mensonges deviennent monnaie courante, car à chacun sa vérité. Mais, il y aussi une faillite de l’éducation qui n’enseigne plus la pensée critique et la différenciation entre les discours issus d'une recherche sérieuse, valide, voire scientifique et les discours issus de la volonté propagandiste.
Qu’est-ce donc qui caractérise ce moment actuel de post-vérité ? C’est une période dans laquelle les faits objectifs ont moins d'influence sur l'opinion publique que les appels à l'émotion. C’est un moment où le mensonge politique effronté n’est plus sanctionné et semble admis par une partie de la population. C’est un temps où certains croient que le poids de l’affirmation prime sur le raisonnement et le fait avéré.
Il faut aussi remarquer que, lorsqu’on parle de post-vérité, il s’agit généralement de discours publics dans le cadre de luttes idéologiques. Or, malheureusement, dans une lutte, le choix d’un camp supplante la recherche du vrai ; et ça, ce n’est pas nouveau. Dès l'instant où il y a des enjeux partisans puissants, l'adhésion à l'idéologie du groupe supplante la vérité.
4. Propagande, rumeur, intox...
Si, dans notre titre, nous qualifions la post-vérité de "banale poussée idéologique", c'est pour indiquer qu'il n'y a rien de nouveau dans la propagation de mensonges, de rumeurs, de fausses nouvelles, des ragots, et dans la manipulation politique dite "propagande" (Propagande, François, Lebourg, 2017).
Sur l’internet, les dénominations pour désigner les récits fallacieux et tandancieux ont fleuri : fake news (Allard-Huver, 2017), astroturfing, puppet mastering, intox, hoax, légende urbaine, etc. Comme le note Pascal Froissart,
"si les noms valsent, s’empilent et se superposent sans qu’on sache toujours si le contenu est différent. La raison d’un tel maelström conceptuel tient au fait que, bien que la réalité de la rumeur soit vieille et bien documentée, sa conceptualisation est nouvelle et encore largement discutée" (Foissart Pascal. Rumeur. in : Publictionnaire, 2017).
Les manipulations idéologiques mensongères, de la population sont constantes et anciennes. La banalisation du mensonge et son utilisation à large échelle ne doivent pourtant pas être minimisées, car elles rappellent les mauvais moments de l'histoire du XXe siècle. L'emploi du mensonge à grande échelle et par les hauts responsables politiques est le fait des régimes pervers et autoritaires qui manipulent sans scrupule la population. Ceci n'annonce rien de bon pour la démocratie et doit nous alerter vis-à-vis de ceux qui utilisent ces procédés.
5. Conclusion : la post-vérité une nouveauté ?
L’ère de la post-vérité, dans le monde occidental, ne serait-elle pas simplement un moment de montée en puissance de l’idéologie, favorisée par l'effet dissolvant de la postmodernité ? Si elle a une originalité par rapport à l'emploi traditionnel de la propagande en politique, c'est peut-être qu'elle survient à un moment où les intellectuels, et en particulier les philosophes, qui auraient dû être le rempart contre ce désintérêt pour la vérité, ont eux-mêmes été entraînés dans la dérive du relativisme et du scepticisme post-moderne.
Elle présente une différence par rapport aux mensonges idéologiques et à la dictature de la pensée : c'est son étendue et sa banalisation. Pas de police politique, rien d'imposé, seulement l'influence de tribuns du café du commerce, depuis innombrables trolls sur internet jusqu'à des personnage de haut niveau politique.
Il existe actuellement une dénonciation de la post-vérité, c'est-à-dire de l'utilisation publique du mensonge. Cela signifie qu’une partie de la population répugne à ce type de discours - mais une partie seulement - . On note une exaspération individuelle devant les tromperies, mensonges et malversations de certains (politiques ou autres). Mais beaucoup y trouvent leur compte, car ils se sentent brossés dans le sens du poil.
Cette double attitude manifeste un clivage au sein de la population. C'est peut-être là une indication que l'on peut tirer de cette situation vis-à-vis de la propagande mensongère : si elle est stigmatisée par certains, elle est gobée et adoptée par d'autres qui, électoralement, sont souvent majoritaires.
Finalement, quelle réponse apporter à la question : la post-vérité n'est elle qu'une banale poussée de propagande idéologique ? Il semblerait qu'elle aille au delà de la propagande, en banalisant le mensonge (les faits alternatifs) et en décrédibilisant les personnes vraiment compétentes.
Bibliographie :
Arendt H., Les origines du totalitarisme, le système totalitaire, Paris, Seuil, 2005.
Bouveresse, Jacques. Bourdieu, savant et politique. Cités. 2004/1 (n° 17). https://www.cairn.info/revue-cites-2004-1-page-133.htm.
Calcutt Andrew. Comment la gauche libérale a inventé la « post-vérité ». The conversation [en ligne]. 2016. https://theconversation.com/comment-la-gauche-liberale-a-invente-la-post-verite-69310.
Crouch C., Post-démocratie, Zürich, Diaphanes, 2013.
Franois, Stéphane. Lebourg, Nicolas. Propagande. Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. 2017. http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/propagande/.
Froissart, Pascal. Rumeur. Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. 2018. http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/rumeur/.
Koyré A., Réflexions sur le mensonge, Paris, Gallimard, Éd. Allia, 1996.
Lipovetsky G., L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
Pouivet, Roger. Les origines de la post-vérité chez les intellectuels français. The conversation . 2017. https://theconversation.com/les-origines-de-la-post-verite-chez-les-intellectuels-francais-82994.
L'auteur : Patrick Juignet