Qu'est-ce que la science ?
Pour définir la science, il parait intéressant de mettre en évidence le lien entre la volonté de savoir et une manière de connaître particulière qui se confronte sans concession à la réalité. Cette association est devenue possible à partir du XVIIe siècle, et un processus collectif s’est engagé afin de la pérenniser et de l’amplifier. Le but de cet article est de donner quelques critères simples, permettant de qualifier ce qui est scientifique et ce qui ne l'est pas. Nous nous intéresserons uniquement aux sciences empiriques, laissant de côté les sciences formelles (mathématique, logique), ainsi que les sciences appliquées (médecine, ingénierie) qui posent d'autres problèmes.
To define science, it seems interesting to highlight the link between the desire to know and a particular way of knowing. This association became possible from the 17th century, and a collective process began in the following centuries in order to perpetuate and amplify it.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Qu'est-ce que la science ? Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/qu-est-ce-que-la-science.
Plan de l'article :
1. La volonté de savoir sans illusions
2. Une connaissance qui se dote de garanties
3. La science emploie des moyens adaptés
4. La science évolue, elle a une histoire
5. La science interagit avec la société
Conclusion : crédibilité du savoir scientifique
Texte intégral :
1. La science : une volonté de savoir sans illusions
1.1 Une volonté de savoir
La volonté de savoir constitue un critère qui démarque les sciences d'autres activités culturelles humaines ayant des finalités différentes : légiférer sur la société, donner de l'espoir, reproduire les traditions, prescrire des conduites, endoctriner les foules, véhiculer des opinions, etc. On a là un critère différenciation très simple entre deux types d’activités, les unes cognitives, les autres normatives.
La connaissance dont il est question dans les sciences empiriques est particulière. Le scientifique vise la réalité telle qu’elle est : sans l’enjoliver, ni à la travestir pour la rendre conforme aux attentes humaines. La science, en tant que procédé de connaissance, cherche à être en adéquation avec la réalité, ce qui, corrélativement, impose de ne pas se leurrer, de s’arrêter aux apparences, aux opinions, aux présupposés.
Certaines personnes et certaines cultures ne sont pas favorables à la science et préfèrent croire plutôt que savoir. L'histoire montre que la volonté de savoir vraiment n'a pas toujours été portée socialement. Elle peut même être interdite ou combattue politiquement. Dans certaines cultures, les mythes religieux sont déclarés vérités absolues.
Pour reprendre les propos de Charles Sanders Peirce, la science exige « un ardent désir de savoir comment les choses sont réellement ». Le terme à souligner est « réellement », c'est-à-dire vraiment, sans se contenter des approximations du sens commun ou des croyances mytho-idéologico-théologiques qui inondent l'espace culturel. Cette volonté a un aspect transgressif : elle refuse le convenu, le dogmatique.
On retrouve la même idée chez Norbert Elias, pour qui l'éthique d'un scientifique tient à l'exigence de « découvrir les choses telles qu'elles sont réellement, indépendamment de ce que les gens ont affirmé auparavant et de ce qu'ils désirent actuellement » (Elias N., 2016, p. 239).
La science vise à édifier un savoir, au-delà des apparences et des illusions. Pour reprendre les termes de Robert Lenoble c'est voir le monde dans son altérité et entrer en contact avec les choses (Lenoble R.,1969, p. 45) selon une relation directe, enfin délivré de ce qui nous en sépare : l'épaisse couche d'illusions tissées d'espoirs, de craintes, de fantasmes, de besoins, d'intérêts immédiats, qui se projette sur l'environnement.
1.2 Un combat contre les fictions
La vérité scientifique se gagne sur la puissance de fabulation, sur la propension à imaginer, à inventer des fictions et à les projeter sur l'environnement, ce que font les hommes depuis toujours et qu'ils continuent à faire. L'ignorance humaine n'est pas seulement un manque de savoir, c'est aussi une somnolence de la raison au profit de la croyance. Il a fallu de longs siècles de travail intellectuel et d'efforts courageux pour dégager l'humanité (très partiellement) des idéologies et de la pensée magico-religieuse.
Bachelard nomme « psychanalyse de la connaissance objective » la méthodologie visant à identifier et dissoudre les images qui font obstacle à la compréhension rationnelle des phénomènes. Le concept scientifique naît grâce à un effort, un travail, qui instaure une rupture avec la manière commune et immédiate de penser.
Ce travail est double : c’est un effort psychologique pour se distancier de la spontanéité et de l’immédiateté (instaurer une réflexivité) et un effort épistémique pour rectifier les penchants fautifs de cette tendance : déformations par l’imagination et les formes spontanées de la pensée (analogie, métaphore, substantification, chosification, anthropomorphisme, etc.). (Bachelard G., La formation de l'esprit scientifique, 1986). Il faut un effort personnel pour penser de façon rationnelle, se confronter à l'ignorance à des vérités désagréables. Il demande de la probité et du courage. Il faut vouloir la vérité, quitte à lutter contre ses propres croyances ou celles des autres.
Cet effort a été valorisé en Europe à partir du XVIIIe et du XIXe siècle. Ce n'est que vers le milieu du XXe siècle que la science a été professionnalisée et qu'on a assisté à la multiplication des équipes de recherche. Une nouvelle relation de l'homme au Monde sous le régime d'une confrontation réaliste, dépouillée des illusions magico-théologique est devenue possible. C'est une lente et pénible réforme de la pensée pour accéder à l'Univers tel qu'il est, qu’il faut transmettre à chaque nouvelle génération. Cette attitude ne touche qu'une partie de l'humanité. Une autre continue à s'accrocher à ses fables, parfois de manière violente.
Savoir adéquatement caractérise l'ambition scientifique. Cette ambition est ancienne, mais elle ne suffit pas. Il faut aussi des moyens adaptés, des façons de faire efficaces et une quantité suffisante de personnes qui s'y attelle. Cette association entre volonté de savoir et moyens de connaître ne se fait pas facilement.
2. La science : employer des moyens adaptés
2.1 Des théories rationnelles formalisées et contrôlées
Un des premiers critères de scientificité est la rationalité des raisonnements. Cette exigence, qui est évidente dans les sciences formelles, est aussi présente de manière assouplie dans les sciences empiriques et les sciences appliquées.
Dans les sciences formelles (Logique, Mathématique, Informatique théorique) le critère de validité est interne, elles sont autoréférentielles, leur objet est le formalisme lui-même et leur finalité consiste dans l’exploration des possibilités du formalisme. Le critère est la rigueur démonstrative. La qualité de la formalisation joue un grand rôle et l'évaluation de la scientificité porte sur la validité de raisonnements formalisés.
Les sciences empiriques ont une partie théorique plus ou moins formalisée selon le domaine. La théorie est constituée par un ensemble d'énoncés cohérents expliquant un aspect de la réalité. Cet ensemble organise les données au travers de concepts. Le degré d'axiomatisation et de mathématisation est variable d'une science à l'autre, de même que la manière de se référer aux faits. Il y a toutefois un critère indispensable : la conceptualisation doit être rationnelle, transmissible et vérifiable par tous les savants de la discipline.
Un énoncé scientifique impose des catégories et des concepts bien définis. Les énoncés doivent être dépourvus d'ambiguïté ce qui permet de les approuver ou les réfuter. Les résultats des sciences sont transmissibles et utilisables par les praticiens de la science considérée. Les démonstrations sont dites « universelles » : générales, reproductibles, vérifiables par tout humain intelligent et possédant le savoir nécessaire. La théorie aboutit à des formulations générales et, lorsque c'est possible, à des modèles ou des lois.
2.2 La confrontation à la réalité
Les sciences empiriques ont un aspect pratique : observation, expérimentation, tests divers. Cette pratique est la « pierre de touche » de la théorie, car elle en révèle la vérité ou la fausseté. Cette pratique est difficile, elle est régie par une méthode et demande des techniques afin d'objectiver la réalité. Une méthode assure de l’adéquation, et donc révèle l’inadéquation des théories et des modèles proposés.
C'est à partir du XVIIe siècle que cette méthode est devenue évidente et explicite et que les Hommes se sont donnés les moyens d’une vérification empirique des théories. Des historiens et philosophes (Alexandre Koyré, Herbert Butterfield, Thomas Kuhn) ont parlé de « révolution scientifique » pour noter l'apparition de cette nouvelle manière de connaître. Précédemment, l'intention existait, mais les hommes des époques précédentes n'avaient pas les moyens de leurs ambitions. Un savoir adéquat ne s'obtient pas par le commentaire de texte et l'argument d'autorité.
Il serait trop long de détailler comment s'est opéré au fil du temps cette association heureuse entre la volonté de savoir et l'utilisation de moyens appropriés, mais nous noterons qu'elle a fini par exister effectivement. Selon Etienne Klein, à l'époque contemporaine :
« Les scientifiques, [...] isolent des phénomènes, les réduisent, théorisent à leur sujet, calculent, simulent, expérimentent, manipulent, usant de toute leur ingéniosité pour tenter de rendre finalement intelligible ce qui ne l’était pas initialement » (Klein E, 2021).
Juger empiriquement la théorie impose une pratique. Il faut toujours une série d'expériences, que ce soit par observation, par expérimentation, ou une autre méthode appropriée, qui confronte vraiment et efficacement la théorie au réel (nous reviendrons après sur cette notion complexe et décisive de « confrontation au réel »).
Dans le cas des sciences à fort degré empirique comme la biologie, pour résoudre un problème, on fait tout simplement des expérimentations « pour voir ». L'explication théorique progresse à partir des résultats. L'expérience vient assez souvent avant l'explication et, selon le résultat, elle entraîne la recherche dans une direction plutôt qu'une autre. La mise à l’épreuve vient après, on est dans un double mouvement inductivo-déductif.
Dans le cas des connaissances scientifiques à fort degré théorique, par exemple, la physique, pour résoudre un problème, on avance une hypothèse nouvelle associée à une démonstration mathématique. On soumettra ensuite l’hypothèse à l’épreuve des faits dans un second temps. La démarche est « nomologico-déductive » pour reprendre le terme consacré depuis Gustav Hempel (Hempel C.G., 2014).
La démarche sera scientifique, si l'expérience peut apporter un démenti, une réfutation de l'hypothèse qui la guide. C'est une qualité très particulière des expériences scientifique que de tester les affirmations d'une manière qui permet de les réfuter. Karl Popper a insisté sur la possibilité d'une réfutation comme critère de validité de la connaissance scientifique.
2.3 La démarche scientifique est collective
Tout banalement, pour que la science existe, il faut des scientifiques en nombre suffisant. Vérifier une expérimentation n’est pas toujours aisé et il faut le faire un nombre suffisant de fois. Dans les sciences contemporaines, il faut des laboratoires disposant de moyens techniques important pour faire des expériences probantes. Une théorie même juste présente toujours des insuffisances et demande toujours des améliorations, des changements, des adaptations. Tout ceci dépasse les capacités individuelles. Il faut une collaboration et souvent plusieurs générations de scientifiques pour réussir.
Ces considérations conduisent à voir la science comme un processus collectif qui commence lorsqu’il y a un nombre suffisant de savants pour débattre, vérifier, réfuter, ainsi que des institutions pour garantir le sérieux des travaux. Lorsque ces conditions sont réunies, on bascule dans un processus de production de connaissance continu et cumulatif qui correspond à la science au sens actuel du terme. On quitte la philosophie naturelle, les découvertes isolées, les inventeurs géniaux, pour entrer dans un processus collectif de constitution et de validation du savoir.
La prise en charge sociale de la science par des institutions (académies, sociétés savantes), s’est mise en place aux XVIIe et XVIIIe siècles. À partir du XIXe siècle, des organismes de recherche et d'enseignement supérieur ont été créés dans toute l'Europe. Aux XXe et XXIe siècles, les Universités se sont très largement étendues et il s'est constitué une communauté mondiale de savants. Elles veillent sur les garanties exigibles eu égard à la qualité de la connaissance qui se prétend scientifique. Revers de la médaille, ces universités peuvent parfois être un frein à l'innovation.
C’est à partir du XIXe siècle que les découvertes scientifiques se sont multipliées. Au XXe siècle, la croissance devient exponentielle. L'intensification de la formation à la recherche s’affirme des années 1940 aux années 1960. Les « savants », personnages rares et relativement isolés, deviennent des « chercheurs » à partir des années 1950, au sens de personnes nombreuses, ayant un métier salarié dans un cadre institutionnel voué à la production scientifique. Sur le plan épistémologique, le contrôle collectif devient bien plus efficace et rapide, la quantité de connaissance bien plus abondante.
3. Les résultats de l’activité scientifique
3.1 Les savoirs scientifiques ont une forme particulière
La rationalité des démonstrations
Le point commun aux sciences formelles (mathématique, logique) et aux sciences empiriques est la rationalité des démonstrations. Elle est plus précise dans les sciences formelles pour lesquelles, c'est le critère essentiel de validité. Dans leur cas la formalisation joue le rôle essentiel.
La diversité des expériences
Les sciences empiriques sont complexes. Quatre concepts permettent de les décrire : celui de référent premier, celui d'objet, celui de théorie, celui de méthode pratique. Une connaissance à laquelle il manque certains de ces constituants n'est pas une science. Dit brièvement, une science naît lorsque sont en relation un objet et une théorie démonstrative et rationnelle, et que l'ensemble est mis à l'épreuve empiriquement selon une méthode donnant des garanties de fiabilité et reproductibilité des observations ou expériences.
Au point de départ d'une science empirique, il y a toujours un référent premier qui est la partie de l’Univers abordée grâce à une méthode nouvelle et pertinente. L'objet, quant à lui, constitue le cœur de la recherche, il est construit et même reconstruit plusieurs fois au cours des évolutions scientifiques. Un même référent primitif peut susciter plusieurs objets de recherche.
La manière de connaître comporte de grands principes qui guident le chercheur vers un type de théorisation (les théories varient selon leurs formes et leur degré de formalisation). La méthode pratique, quant à elle, définit les manières d’encadrer l’expérience, ainsi que les techniques employées. Elle doit s’adapter au champ étudié afin de relier efficacement la théorie et les faits. Il s'ensuit de grandes variations dans les méthodes et dans les procédés techniques. La mise en évidence de faits est parfois tâtonnante et demande de nombreuses tentatives. Les échecs sont fréquents et ils font partie intégrante de la science qui laisse de côté nombre de recherches infructueuses.
Toutes les sciences ne sont pas constituées sur le même modèle. Il y a une variabilité de la part respective de l'induction et de la déduction selon le domaine scientifique (et parfois même au sein d'un domaine particulier). Certaines sciences, comme la physique, sont très abstraites et elles ont une vocation universelle explicative. Dans ces conditions, l'aspect inductif domine souvent. D'autres, comme la biologie, sont plus concrètes, dynamisées par les résultats expérimentaux et plutôt inductives.
La démarche de type hypothético-déductif est toujours plus ou moins présente, mais à des degrés divers et elle n'intervient pas au même moment dans la recherche. Elle suppose d’avoir une théorie constituée à partir de laquelle on va faire des hypothèses qui seront soumises à l’épreuve des faits (par des expérimentations ou des observations). La constitution de cette théorie et sa forme varient d'une science à l'autre.
Normalisation et cumul
Le savoir est cumulatif et intégratif, ce qui permet une progression. Les chercheurs s'appuient sur leurs prédécesseurs et leurs collègues. Le savoir s'enrichit progressivement et les acquis s'intègrent les uns aux autres. Il y a un travail pédagogique de synthèse et d'intégration qui est essentiel. De la sorte, on peut faire des manuels qui résument et synthétisent l'état du savoir scientifique à un moment donné de son évolution. On ne reconstitue pas la discipline à chaque génération. La recherche ne part pas de zéro, elle reprend le chemin là où la génération précédente s'est arrêtée. Soit à la lisière de l'inconnu pour aller vers du nouveau, soit pour s'attaquer à ce qui contrevient à la synthèse en cours.
Inversement, comme l'a montré Thomas Kuhn l'absence de paradigme (de matrice disciplinaire) est un critère pour démarquer la science de ce qui en diffère. Durant les périodes antérieures à l'adoption d'un paradigme, ou pour les savoirs sans paradigme possible, on voit se développer une activité de recherche désordonnée, motivée par un désaccord sur les fondamentaux. Une multitude d’écoles concurrentes se succèdent, car chaque école remet en question les fondements des travaux des autres et même des acquis qui pourraient être reconnus ne le sont pas.
3.2 Des règles protègent la connaissance
Le qualificatif scientifique a trait à la qualité de la connaissance et à celle du savoir produit. La science vise à constituer un savoir rationnel et efficace et, pour atteindre ce but, elle soumet le processus de connaissance à des contraintes spéciales et difficiles à mettre en œuvre. Au fil du temps, les sciences ont établi des règles.
Les moyens à appliquer pour garantir l'adéquation et l'efficacité de la connaissance sont assez complexes et ils doivent répondre à des exigences de deux types : la validité interne (cohérence, rationalité) et la vérification empirique (l'établissement d'un rapport particulier à la réalité).
La manière de réaliser ces exigences varie d'une science à l'autre, mais, au minimum, la science demande une expression claire et un raisonnement rationnel, la confrontation au réel par des expériences contrôlées, l'acceptation des démentis, qu'ils soient théoriques ou pratiques. Elle se différencie donc des savoirs qui prétendent se passer de l'ensemble de ces garanties et veulent s'imposer dogmatiquement.
Les résultats de la science sont supposés être reproductibles, ce qui impose que la théorie soit claire et compréhensible par tous et les conditions expérimentales parfaitement explicites. La reproductibilité est traditionnellement considérée comme l'un des fondements de la scientificité (même s'il arrive que certaines expériences importantes ne puissent être reproduites).
Tout n'est pas bon pour constituer un savoir scientifique, comme l'a prétendu de manière provocante Paul Feyerabend (Feyerabend P., 1975) en s'appuyant sur quelques exemples étonnants. Si plusieurs types de méthodes sont possibles et même souhaitables, tous les procédés ne peuvent apporter une connaissance efficace et certainement pas, comme le suggère Feyerabend, les mythes, ou la sorcellerie. Certes, il faut s'élever contre une épistémologie normative, mais prétendre qu'il y aurait une équivalence de tous les procédés est absurde et sans fondement. « La science est peut-être la seule activité humaine dans laquelle les erreurs sont systématiquement critiquées et avec le temps, corrigées », a pu dire à juste titre Karl Popper (Popper K., 1995).
4. La science apporte un savoir sur l’Univers
4.1 Un savoir particulier sur la réalité
La réalité mise en évidence par les sciences est plus solidement établie que la réalité ordinaire, grâce à une expérience méthodique et vérifiée collectivement, ce qui la rend plus fiable. La réalité ainsi construite est infiniment plus large que la réalité ordinaire. La science et sa technique donnent accès à des domaines insoupçonnables et insoupçonnés, par exemple, ceux de l'infiniment grand de la cosmologie et de l'infiniment petit du monde atomique. Elle donne accès à un passé lointain concernant l'évolution de l'homme, l'apparition de la Terre, la constitution de l'univers, passé qui est absolument hors de portée du savoir ordinaire. Les sciences élargissent la réalité et nous donnent un savoir inaccessible autrement.
Très profondément, la science est disruptive d'avec l'expérience et la compréhension ordinaires. Elle les contredit et, à titre, peut paraître obscure et difficile. Le savoir qu'elle apporte peut provoquer le refus ou l'incrédibilité. L'héliocentrisme, la sphéricité de la Terre ont été et sont encore considérés comme incroyables par certains. Le réchauffement climatique d'origine humaine a longtemps été nié, car il n'était pas évident. La vision scientifique de la réalité diffère de la vision ordinaire et spontanée.
4.2 Des idées sur le réel
Si connaître consiste à cerner la résistance de la réalité, la méthode des sciences dites fondamentales s'efforce de tester convenablement cette résistance. Alexandre Koyré a parlé de « dialogue expérimental » pour caractériser la science moderne. Mais, il y a plus. Au travers de la réalité, la pratique expérimentale vient buter sur la manière dont est constitué l’Univers (le réel) et nous informer sur lui. On a vu plus haut que la pratique ne doit pas travestir la réalité. Plus profondément, cela veut dire qu'elle se confronte au réel (à ce qui est de manière indépendante) au travers de la réalité. Les sciences empiriques fondamentales, en interrogeant la réalité, viennent se confronter au réel. Elles apportent ainsi des idées sur le réel au sens de la constitution intrinsèque du monde.
Au travers d'une relation particulière à la réalité, les sciences empiriques fondamentales viennent buter sur ce qui existe constitutivement et elles en tirent les conséquences ontologiques. C'est peut-être la définition la plus profonde que nous pourrions donner des sciences fondamentales. Chacune s’occupe d’un ensemble de faits spécifiques, formant une collection homogène qui appartient à un champ circonscrit de la réalité. On peut supposer que ces champs dessinent en arrière-plan les modes d'existence du réel (ce qui détermine la réalité).
4.3 Ce savoir est-il crédible ?
Le savoir produit par les sciences est-il crédible ? Voilà une question un peu bizarre, car la science bannit la croyance pour s'appuyer sur des démonstrations. Mais, ceux qui ne sont pas scientifiques sont obligés de croire les résultats des études scientifiques (car ils ne peuvent pratiquer eux-mêmes les recherches nécessaires à la preuve). Mais, pourquoi croire les conclusions des scientifiques ? C'est d'autant plus difficile que la science évolue et qu'elle entre fréquemment en conflit avec les intuitions ordinaires, avec les dogmes religieux et avec l'idéologie !
Pourquoi donc croire dans les résultats de la science, le savoir produit ? La raison tient à ce qui vient d'être décrit ci-dessus : le savoir est obtenu selon des procédés non arbitraires qui tentent vraiment d'interroger le monde. On peut nommer cela la vertu épistémique de la connaissance scientifique. La science constitue son savoir selon des démonstrations universelles contrôlables par la communauté scientifique et mises à l'épreuve de faits. Elle ne défend ni des opinions particulières, ni des croyances collectives. Elle est donc a priori beaucoup plus crédible que ces dernières.
Un aspect déroutant des résultats scientifiques, c'est qu'ils ne prétendent qu'à une vérité transitoire, le temps de leur validité. Le savoir acquis n'est pas définitif, mais sujet à révisions. Il s’oppose à l'absolu d'un dogme. Karl Popper a soutenu dans La Logique de la découverte scientifique que l’exigence de certitude était un frein au progrès scientifique. Une connaissance absolue, certaine et définitive est illusoire et c’est un obstacle sur la voie du progrès scientifique. « Car ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité » (Popper K., 1995, p. 282).
Les théories scientifiques ne prétendent pas énoncer des vérités absolues et éternelles, elles proposent un savoir adéquat au champ de la réalité dont elles s’occupent. La théorisation scientifique est démonstrative et se doit d’être assurée. Cependant, le savoir produit est relatif au degré d’avancement de la science. Il est le plus adéquat possible à la réalité, mais cette adéquation est amenée à s’améliorer, à progresser, car la recherche se poursuit continuellement par de nouveaux moyens, plus évolués, plus performants.
5. La science évolue, elle a une histoire
5.1 La science contemporaine
Nous parlons ici de la science qui a pris forme en Occident à partir du XVIIe et XVIIIe siècles et se poursuit de nos jours. La volonté de connaître le monde environnant est bien plus ancienne. Cependant, les procédés ont changé. On traduit souvent et sans précaution les termes grecs épistémè et philosophia, comme le latin scienta, par « science ». Pourtant, il ne s'agit pas du même type de savoirs. C’est à l'histoire des idées d’en révéler les différences et les parentés, ce qui n’est pas notre propos. Nous nous contenterons d’admettre la différenciation qui s’est faite. Robert Lenoble, dans son Histoire de l'idée de Nature, note les changements qui se sont produits :
« Si le monde physique reste identique à lui-même, il peut prendre pour l'homme des visages complètement différents. Nous n'assistons pas au progrès d'une recherche menée sur le même objet : sous les mots de « Nature », de « science », de « lois », on ne voyait pas les mêmes choses, on ne construisait pas le même type de science, on ne cherchait pas les mêmes lois » (Lenoble R., 1969, p. 45).
Nous aimerions montrer la particularité de la science actuelle, et donc ce qui la différencie des dogmes en tous genres (mythologies, religions, magies, idéologies, législations, etc.) et même de la philosophie naturelle, son respectable ancêtre. Il s’agit de la science dite « classique » parfois différenciée de la « contemporaine », mais nous les prendrons d’un bloc.
« Il est clair que la science classique est radicalement différente de celle d’Aristote, de Ptolémée et de Galien, à la fois par le contenu et par les méthodes » (Blay M., Halleux R., 1998).Thomas Kuhn parle d'une évolution discontinue par « révolutions » scientifiques, qui voient le passage d'un paradigme à un autre. La connaissance scientifique accepte de changer avec l'avancée des recherches, elle fournit un savoir évolutif qui, dans de nombreux domaines, croît en qualité et en quantité, mais pas de manière uniforme et constante.
Gilles-Gaston Granger, en accord avec Kuhn, suggère une différenciation entre périodes dans l’édification des sciences. Il dit dans sa leçon inaugurale au Collège de France :
« Certes, les sciences ont une histoire, et aucune d’elles ne peut être considérée , en l’état, comme une figure définitive. Mais il importe de distinguer deux régimes dans cette évolution du savoir. Le premier est caractérisé par la succession et la concomitance assez désordonnée d’états mal cohérents d’une connaissance que l’on pourrait dénommer proto-science. Dans cette phase, que nous présente, par exemple, pour la connaissance du règne inanimé, dans notre monde occidentale, les théories de la nature , depuis les Grecs jusqu’à Galilée, un accord n’est pas encore intervenu sur l’idée même de science ».
et :« Coexistent, donc, et se succèdent, des « physiques » et des « mécaniques » qui ne délimitent pas de la même façon leur objet, ni ne se soumettent aux mêmes règles générales d’observation, ni ne font usage d’un outillage matériel et conceptuel uniforme, ni même ne posent les problèmes qu’elles peuvent avoir en commun dans des termes comparables » (Granger G-G., 1987, p. 5-31).
On peut même ajouter, pour ce qui est de la période du XVIe et XVIIe siècle qu'il est abusif de faire remonter à Copernic ou même plus tard à Galilée* le début de la science dite classique. En effet, à cette époque, il s’agit encore d'une philosophie naturelle destinée à déchiffrer un Univers sémiotisé. On doit lire le Grand Livre de la Nature, œuvre de Dieu. La science au sens actuel nait lorsque l’Homme s’approprie son savoir et décide de l’appliquer à un Univers neutre et muet, qui lui répondra par des faits d’observation ou d’expérimentation.
Note * « La filosofia è scritta in questo grandissimo libro che continuamente ci sta aperto innanzi a gli occhi (io dico l'universo), ma non si può intendere se prima non s'impara a intendere la lingua, e conoscer i caratteri, ne' quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi ed altre figure geometriche, senza i quali mezi è impossibile intenderne umanamente parola; senza questi è un aggirarsi vanamente per un oscuro laberinto » Opere di Galileo Galilei, éd. nationale, Firenze 1968, V, p. 232.
La science dite classique a subi un remaniement à la fin du XIXe siècle, puis au XXe (avec la mécanique quantique la relativité la biologie moléculaire) mais, les grands principes épistémologiques de respect de la rationalité démonstrative et de confrontation empirique sont restés les mêmes aujourd'hui. Ce sont ces principes que nous décrivons ici.
5.3 L’évolution du savoir implique une vérité changeante
La science répond à une volonté de savoir vraiment, selon des théories démontrables en adéquation avec la réalité. Mais, dans les sciences, le savoir sur l’Univers évolue, il est dynamique. N’étant pas une vérité dogmatique, la vérité scientifique évolue. En science, la vérité n’est ni absolue, ni définitive.
Plutôt que vérité, on utilise le terme de vérisimilitude (du latin verisimilitudo) qui signifie proche de la vérité. On pourrait dire aussi, plus précisément, vraisemblance au vu des critères admis. Le terme relativise le rapport du savoir scientifique au vrai, sans nier ni négliger la question de la vérité (ce qui mènerait vers un scepticisme).
La notion de vérisimilitude a changé au fil des siècles. C'est Gottfried Wilhelm Leibniz qui, dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain, a donné à ce terme un contenu épistémologique en lui faisant désigner l'écart séparant les raisons démonstratives certaines et les propositions simplement vraisemblables (Leibnitz G-W., 2006, p. 315-316).
Henri Poincaré a défendu une notion épistémologique de la vérité selon laquelle seules les propositions décidables possèdent une valeur de vérité. Les conventions, comme les axiomes géométriques, n'ont pas de valeur de vérité : ils ne sont ni vrais ni faux, mais plus ou moins commodes. Toutefois, Poincaré tient le degré de commodité, c'est-à-dire d'unité et de simplicité d'une théorie, pour une bonne indication de sa vérisimilitude (de sa proximité avec la vérité).
Le terme a surtout été utilisé par Karl Popper pour noter que, si les savoirs scientifiques sont seulement hypothétiques et conjecturaux, ils ne visent pas moins à une certaine vérité. Popper relie la vérisimilitude (verisimilitude en anglais) à son principe de réfutabilité de la manière suivante : au fur et à mesure qu'une théorie scientifique réfutable résiste à la réfutation, son degré de vérisimilitude augmente. Les tentatives d'invalidations non concluantes d’une théorie augmentent son degré de vérisimilitude.
Pour Popper, si une théorie scientifique ne peut jamais être absolument vraie, son objectivité, c’est-à-dire son adéquation avec la réalité, est de plus en plus forte. Il récuse le scepticisme relativiste et croit possible de se rapprocher de la vérité sous forme d'une objectivité croissante. Dans cette optique poppérienne, nous définirons la vérisimilitude comme la vraisemblance, en l’absence de réfutation, d'un savoir scientifique. En dernière intention, si la science est une approche du réel, la vérité comme adéquation au réel étant progressive, il est légitime de considérer le savoir produit comme le plus vraisemblable possible à une époque donnée.
Enfin, comme tout processus en devenir, la science peut régresser ou être entravée par des conditions institutionnelles et sociales défavorables. Il y a une relation entre la connaissance scientifique, la qualité du savoir produit, l'éducation et la transmission, et enfin l'évolution sociale et culturelle dans son ensemble.
Conclusion : la crédibilité du savoir scientifique
On l’aura compris, notre point de vue est épistémologique. Il s’agit de définir ce qui caractérise la science et la démarque du reste de la culture. Compte tenu des circonstances, il a paru intéressant de mettre en exergue la volonté de savoir, et plus précisément la volonté d’un savoir adéquat et sans fard. Cette motivation n’est advenue qu’après « un long effort de la pensée » (Lenoble R., 1969, p. 219), ayant demandé des siècles de travail et de courage intellectuel. Bien sûr, la volonté ne suffit pas. Il faut aussi, et nécessairement, une manière de connaître efficace et adaptée ; cette convergence est devenue possible à partir du XVIIe siècle et se poursuit de nos jours, car la quête reste inachevée.
La science manifeste une volonté de savoir vraiment, qui s'est dotée des moyens appropriés pour arriver à y parvenir. C'est un mode de connaissance qui associe une théorisation rationnelle et une expérience méthodique. Elle produit ainsi un savoir ayant un caractère d'adéquation optimisé par rapport à la réalité. Ce savoir évolutif est sans cesse vérifié et critiqué. La volonté de savoir scientifiquement aboutit à une attitude double par rapport à la vérité : la vérité est démonstrative et testée empiriquement, mais il n'y a pas de vérité absolue et définitive dans les sciences, car la connaissance scientifique évolue sans cesse et, ainsi, améliore son adéquation au réel.
En cette période de doute postmoderne, de relativisme, de brouillage des discours, il est intéressant d’avoir des repères simples et facilement communicables concernant la spécificité de la science. C'est une responsabilité philosophique que de défendre la méthode scientifique et le savoir produit, savoir qui ne peut être mis sur le même plan que les opinions et les croyances dans les mythes et les idéologies.
Bibliographie :
Bachelard G., La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938.
Belhoste B., Histoire de la science moderne, Paris, Armand Colin, 2016.
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