Psychanalyse et société

 

L'interaction entre psychanalyse et société a toujours été conflictuelle. Nous signalerons ici quelques péripéties contemporaines concernant la psychanalyse devenues produit médiatique. Ceci concerne la démarcation des savoirs scientifiques et de l'idéologie. Les anecdotes rapportées ci-dessous ont trait aux deux.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Psychanalyse et société. Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/psychanalyse-societe.

 

Plan de l'article :


  • Péripéties contemporaines
  • Science ou scolastique ?
  • Conclusion

 

Texte intégral :

Péripéties contemporaines

Au mois de février 2010 a eu lieu une série d'émissions radiophoniques sur France Culture concernant la psychanalyse. De tels programmes ont l’intérêt de divulguer la psychanalyse dans le public cultivé, mais elles ont l'inconvénient de la transformer en un produit culturel, une sorte de grille interprétative bonne à tout. Or, une connaissance sérieuse a un domaine de validité bien précis et si on l'en écarte, les propos tenus ne sont plus recevables. Il s'est produit, à partir des années 1970, une extension culturelle de la psychanalyse qui est incompatible avec les exigences scientifiques auxquelles elle devrait répondre - comme l'avait espéré Freud -.

L’affaire a rebondi en mars 2010 avec un entretien entre Jacques-Alain Miller et Michel Onfray dans un mensuel de philosophie. L’intention est claire, il s’agit de faire un titre retentissant. La polémique oppose un philosophe ne se référant qu’à des textes et ne sachant pas ce qu’est la psychanalyse pratiquée sérieusement à des fins thérapeutiques, et de l’autre un prédicateur voulant « (re)prendre en charge l’éducation freudienne française puis mondiale ». Il s’agirait de convertir le peuple en une « humanité analysante ». C’est là une instrumentalisation de la psychanalyse à des fins cléricales et sa transformation en une croyance comme l’a été le marxisme en son temps.

Un tel spectacle ne peut que rebuter les esprits critiques et accentuer le cercle vicieux dans lequel la psychanalyse est prise, celui de sa marginalisation sectaire et de la perte de scientificité, deux aspects qui éloignent d’elle les jeunes intéressés par la science. De fait, elle est actuellement bien mal en point, car ceux qui la font vivre, en la reprenant sous une forme thérapeutique et pragmatique, sont noyés sous le flot idéologique.

Nouvelle offensive médiatique fin mars, avec le hors-série d’un quotidien très connu et le numéro spécial d’un magazine littéraire. Dans le premier journal, Élisabeth Roudinesco vole au secours de la psychanalyse. Dans le second, Michel Onfray réitère sa charge antipsychanalytique (par un article qui prépare la publication d’un livre sur le sujet). C'est typiquement une opération médiatico-commerciale sur le dos de la psychanalyse et de son fondateur qui doit se retourner dans sa tombe. Il y en a de pleins panneaux publicitaires ! (voir les photos ci-dessous)

 omfray

 

Rebondissement en août 2010 par la diffusion sur France Culture d'un discours anti-psychanalytique fait dans le cadre de l'université populaire animée par Onfray et dans laquelle il montre clairement la méconnaissance qu'il en a. Un an plus tard, en août 2011 - est-ce la saison d'été qui veut cela ? - même chose.

Avec les anecdotes citées, on voit apparaître une forme particulière du rapport au social, celle de la psychanalyse comme produit médiatique. À certains moments, elle se voit mise en avant et objet de débats dramatisés. Les uns font des livres noirs, les autres des livres blancs. Les champions s'affrontent, les uns pour, les autres contre. Ça n’a pas d’importance, on gagne dans les deux camps en médiatisation. Il n’est pas très important de connaître l'enjeu du match, une image superficielle suffit. Derrière tout cela, ce qui se joue, c'est la vente du produit (livre, émission de radio ou de télévision).

Mais les critiques formulées au travers (ou à l'occasion) de ce dispositif de médiatisation ne sont-elles pas fondées ?

Science ou scolastique ?

L'intention de Freud désavouée

Freud, qui était positiviste, a voulu faire de la psychanalyse une connaissance scientifique et proposer une technique thérapeutique efficace. Comme le note Isabelle Stengers il y avait chez lui une « volonté de faire science » (Stenghers I., La volonté de faire science, Paris, Delagrange-Synthélabo, 1992.). Il espérait que la psychanalyde devienne une science spécialisée (Specialwissenchaft), c'est-à-dire ni une Geistwissenschaft (une science de l'esprit), ni une philosophie, et surtout pas une idéologie. Il n'y a pas vraiment réussi.

Au fil du temps s'est installée une scolastique psychanalytique consistant à jongler avec les textes de quelques maîtres, de Freud ,Jung, Adler, jusqu'à Lacan en passant par Klein, sans qu'aucune évolution critique, ni réfutation n'intervienne. On est bien, du point de vue épistémologique, dans la forme scolastique : citation des maîtres et composition de leurs discours, le tout émaillé d'exemples (ici, de « vignettes cliniques »). On le constate dans les colloques et séminaires lacaniens où se déploie la congratulation réciproque du dogme partagé énoncée dans une phraséologie ésotérique toujours identique. Une partie de ce qui se prétend psychanalyse consiste en jongleries rhétoriques dépourvues de toute pertinence pratique.

Donnons l'exemple d'un propos de Lacan tenu lors d'une conférence à Nice (24 janvier 1976) .

« Freud représente, représente… heu… comme artiste… une tentative, la tentative de maintenir la raison dans ses droits…….. J’ai essayé de… de doctriner ce que représentait cette tentative qui, faut bien dire, est folle. Maintenir la raison dans ses droits, ça veut dire que la raison a quelque chose, quelque chose de réel. C’est certainement pas le premier à être parti de là".
 

Il suit une allusion à Hegel, puis :

 « Je me demande toujours jusqu’à quel point je ne fais pas quelque chose de l’ordre de cette rengaine qu’on appelle la philosophie. Puisqu’enfin, la philosophie, depuis comme ça l’âge qu’on dit être des présocratiques, qui n’étaient loin d’être des idiots et qui ont même dit des choses qu’on est convenu d’appeler profondes… Freud a cru devoir se référer à certains de ces présocratiques, il n’a pas fait la socratisation de sa pratique. C’est, ce, quant à moi, ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé de voir ce qu’on pouvait tirer d’un questionnement de cette pratique analytique » ( notes personnelles).

Ce n'est pas le plus obscur des textes lacaniens, mais il a l'avantage de mettre en avant ce qu'il nomme la « socratisation » de la psychanalyse, c'est-à-dire sa transformation en pur échange verbal, ce qui est un désaveu de l'ambition freudienne d'une pratique thérapeutique adaptée aux diverses formes de la psychopathologie et tenant compte du transfert. Quant à l'aspect thérapeutique, il est, par son succès ou son échec, la pierre de touche de la validité de la psychanalyse. Sa transformation en une parlotte flottante, une pratique discursive, la place (au mieux) du côté des maïeutiques à visée pragmatique, au pire du côté des délires à deux.  

Jacques Lacan annonce par ailleurs :

« Dès lors, toute reconnaissance de la psychanalyse, autant comme profession que comme science, ne se propose qu'à recéler un principe d'extraterritorialité auquel il est aussi impossible au psychanalyste de renoncer que de ne pas le dénier : ce qui l'oblige à mettre toute validation de ses problèmes sous le signe de la double appartenance, et à s'armer des postures d'insaisissable qu'à la Chauve-souris de la fable » (Lacan J., Ecrits, Paris, Seuil,1966, p. 325).

La psychanalyse serait extérieure à la science et à sa professionnalisation, ce qui est simultanément nié et affirmé par les psychanalystes. Traduction dont Lacan s'offusquera au titre que « toute discussion sur la question présente s'engage donc par un malentendu, lequel encore se relève de se produire au contre-jour d'un paradoxe du dedans » (Ibid.)

Des énoncés clairs et univoque constitue la condition minimale de toute discussion argumentée, et donc a fortiori la base de toute discipline qui s'oriente vers la science.

Une volonté de savoir et des dérives

La science est orientée par la volonté de savoir véritablement. Ce critère, très simple, est important, car il départage la science d'autres disciplines qui ont, explicitement ou implicitement, d'autres finalités. Il faut donc repérer si la dominante d'une doctrine est la connaissance. Ce peut être de modifier la réalité, de légiférer, de normaliser l'homme et la société. Ce peut peut être d'enjoliver, travestir, ou adoucir la réalité. Ce peut être, au pire, d'endoctriner pour exploiter et asservir.

La science, pour connaître, demande une autonomie du savoir et un contrôle empirique. Cette possibilité ne s’offre pas spontanément. Elle demande des conditions sociologiques qui libèrent le chercheur des intérêts immédiats. Si ceux-ci agissent pour biaiser les hypothèses et fausser les résultats, la connaissance produite perdra sa scientificité. Cet espace libre permet aussi de se départir des préjugés, opinions, idéologies, et opérer la rupture épistémologique dont parle Bachelard.

La psychanalyse qui, avec Freud, avait pris au départ une orientation scientifique, s’est (en partie) transformée en un produit culturel de type idéologique qui a perdu une bonne partie de sa pertinence scientifique et de sa crédibilité. Cette transformation de la psychanalyse vient principalement des conditions sociales de son développement qui se fait au sein d'écoles fermées et endogamiques. On constate une sectarisation et des tentatives de confiscation de la psychanalyse par de petits groupes sociaux qui en font commerce.

On trouve les orientations douteuses comme par exemple faire de la psychanalyse une science du sujet (Lapeyre Michel, Sauret Marie-Jean, « La psychanalyse avec la science »), ce qui est antinomique sur le plan épistémologique. La psychanalyse montre précisément que le sujet souverain et unifié est précisément une illusion subjective, celle qui a été accréditée par une philosophie datée. Le psychisme humain est multiple et divisé. Son unification est une lutte et un enjeu thérapeutique.

Les dérives de la psychanalyse ont entraîné sa dévalorisation aux yeux de nombreux penseurs. Je cite, au hasard, une revue, Disputatio, qui la situe parmi

«  les formes contemporaines d'irrationalité collective qui entrent en conflit bien documenté avec la pensée critique et les connaissances scientifiques » (The upsurge or irrationnality : pseudoscience, science denialism and post-truth , Bulletin de recherche philosophique Disputatio).

Malheureusement, certains discours se prétendant psychanalytiques entrent bien dans cette catégorie.

La formation des futurs psychanalystes, en France selon Sztumman,

« se déroule, depuis toujours, dans d’innombrables sociétés, écoles et instituts où les meilleures compétences voisinent avec les approximations les plus douteuses, où le sérieux et le dévouement des formateurs côtoient le charlatanisme de certains autres »  Psychanalyse et humanisme, 2016).

La psychanalyse a suivi la voie des doctrines fragilisées, celle du repli sur des cercles fermés et des discours clos. Il s'est produit une marginalisation de la recherche psychanalytique au sein des sciences humaines. Le ressassement du dogme dans des séminaires ésotériques montre le déclin de la psychanalyse qui s'est décrochée du mouvement d'ensemble de la connaissance, certains voulant préserver une spécificité radicale de la psychanalyse dont on peut sérieusement douter.

L'usage de la psychanalyse peut se définir comme une pragmatique, c'est-à-dire une conduite complexe dans laquelle l’action pratique se guide sur la théorie et répond à des principes éthiques qui définissent le but. Le but fixé peut être thérapeutique ou pas. On peut la transformer, au mieux, en un dialogue socratique, une conversation entre amis, un monologue flottant, ou, au pire, en un délire à deux ou en un endoctrinement sectaire. Comme dans toute pragmatique, on peut faire servir la pratique psychanalytique à des buts cyniques. Il est possible de décider que « la psychanalyse ne soit pas respectable – ni épistémologiquement, ni éthiquement, ni socialement » (Castel Pierre-Henri, À quoi résiste la psychanalyse ?,  Paris, PUF, 2006, p. 110.) 

Le savoir qu'apporte la psychanalyse en matière de psychopathologie, pourtant sérieux et utile, est, de nos jours, en partie ignoré faute d'un enseignement adéquat. Ce dernier est laissé à des micro-institutions privées ou à l'initiative de quelques enseignants universitaires. Aucune connaissance ne peut se développer sans un cadre social adéquat. La dynamique d'ensemble a déconnecté la psychanalyse des autres disciplines, autant des sciences humaines que de la psychiatrie.

Un destin décevant

Pourtant, quelque chose de prometteur était en germe. Du psychisme, parfaitement distingué de l’esprit ou de la conscience, la psychanalyse a proposé un modèle théorique sophistiqué sous forme d’une structure, c'est-à-dire d’un ensemble dans lequel les éléments constitutifs interagissent, et dont la dynamique est supposée générer les conduites normales et pathologiques. Ce modèle théorique explicatif n'est pas vraiment formalisé, mais quand même structuré. On peut le trouver imparfait et contestable, mais du point de vue épistémologique, il instaure un saut qualitatif, il fait entrer dans le schéma scientifique classique associant les faits empiriques à une théorie explicative susceptible d’évoluer par vérifications, réfutations et hypothèses nouvelles.

Un pas de côté théorique majeur s'est amorcé tant par rapport à l’approche empirique de type clinico-nosographique que par rapport au réductionnisme biologisant. Mais alors qu’une avancée épistémologique était envisageable, la psychanalyse s’est enfermée dans des écoles dogmatiques et s’est coupée de l’évolution générale des idées. Pour celui qui s’intéresse à l'histoire des idées, c’est un phénomène intéressant bien que peu réjouissant. Une avancée théorique peut parfaitement régresser et s’enliser sous l’effet de sa prise en charge sociale. Les conditions sociales - et politiques, puisque la transmission du savoir est politiquement organisée au sein de l’Université -, peuvent marginaliser et faire perdre sa pertinence à un courant de pensée. Le progrès au sens d'une amélioration du savoir n'est pas assuré, car la société décide pour partie du destin des idées.

Les divers dualismes homme-nature, corps-esprit, ont eu pour conséquence la constitution de deux cultures séparées, l’une philosophico-littéraire, l’autre scientifique. Cela s’est traduit dans l’enseignement par la scission entre les facultés des lettres et facultés des sciences. Actuellement, nous avons des UER Lettres, philosophie et sciences humaines d'un côté, UER de sciences et UER de médecine séparées les uns des autres. 

Comme le dit Edgar Morin,

« Il y a une compartimentation et la disjonction entre culture humaniste et culture scientifique, qui s'est accompagnée de la compartimentation entre les différentes sciences et disciplines. La non-communication entre les deux cultures entraîne de graves conséquences pour l'une et pour l'autre. La culture humaniste revitalise les œuvres du passé, la culture scientifique ne valorise que les acquis du présent. La culture humaniste est une culture générale, qui via la philosophie, l'essai, le roman, pose les problèmes humains fondamentaux et appelle la réflexion. La culture scientifique suscite une pensée vouée à la théorie, mais non une réflexion sur le destin humain et sur le devenir de la science elle-même ». (De la réforme de l’université, 1997).

L’étude de l’esprit difficilement sortie de la métaphysique qui va des sensations aux idées, des sentiments à l’imagination, est l’affaire de la philosophie. C'est devenu aussi celle de la psychologie, qui s'est détachée de la philosophie au XXe siècle lors de la constitution des sciences humaines.  Actuellement on voit renaître une philosophie de l’esprit arrimée à la philosophie analytique anglo-saxonne. Quant au vécu, sentiments, émotions, les disciplines littéraires et artistiques n'ont jamais cessé de s'en occuper. L’ensemble constitue le vaste domaine qui constitue ce que l’on appelait les « humanités », exclu de la science.

Si la science exclut certains aspects de l'homme, la réciproque et vraie. Pour un bon nombre de personnes de formation littéraire, il y a un refus de toute forme de scientificité et la volonté de maintenir l’étude de l'humain en dehors des sciences. On constate un rejet de la démarche scientifique dont le but est pourtant de connaître. Ce refus s’accompagne d'une incompréhension et de ce qu'est la science.  En fait, la science est assimilée au scientisme. De fait, le scientisme existe et nuit énormément, mais ce n'est pas la science, c'est une idéologie appauvrissante et réductrice s'appuie sur la science. 

Reprenant  la démarche scientifique classique, de manière rigide et inadaptée, le scientisme tente de récupérer l’étude de l’homme. On en voit les effets dans le  projet dans une démarche naturalisation de l’homme en éliminant les dimensions symboliques, culturelles et sociales. On en voit les effets dans le béhaviorisme qui replace l’homme dans la série ces causes et effets en ramenant la conduite à stimuli et réponses. On le voit aussi dans la neurobiologie comportementale qui ramène l'homme à son cerveau.  Un rebondissement de ce procédé a eu lieu avec le computationnisme qui réussissant à réifier la syntaxe logique a cru pouvoir en inférer que le cerveau était un ordinateur.

Il en résulte que les sciences de l’homme se sont clivées. La coupure indiquée par Edgar Morin entre scientisme et humanisme, s’est reproduite à l’intérieur des disciplines. Écartelées entre les scientistes et les littéraires, les disciplines comme la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, sont en guerre intestine. La frontière entre les deux cultures traverse de part en part les sciences de l’homme et les sciences sociales, les territoires des « scientistes » et des "humanistes"  variant selon les époques.

Le domaine de la « psy », morcelé entre psychiatrie, psychologie et psychanalyse, est, lui aussi, recoupé entre scientistes et humanistes. C'est ce courant scientiste qui est le plus fort actuellement, porté par la domination idéologique anglo-saxonne et la volonté politique de contrôle administratif.  En témoignent les catalogues classificatoires très réducteurs comme la DSM ou la CIM, qui sont certes le fruit d'une vision comportementaliste, mais aussi et surtout des instruments de contrôle administratif. La psychanalyse elle-même se scinde en deux tendances. La première, veut la réhabilitation scientifique de la discipline, la seconde se réclame de l'intersubjectivité pure, et les autres oscillant entre le signifiant pur et les archétypes de la psychologie collective. le tout enrobé dans une phraséologie obscure.

Il s’agit là de faits de société, qui n’ont pas de justification sur le plan de la connaissance. Cependant l'accusation des scientismes pour discréditer la science est infondée et ressemble un prétexte. La science  est simplement un procédé adapté pour connaitre le monde, qui n'implique en rien d'adopter une méthode rigide et inadaptée et elle n'implique aucun réductionnisme. La mécanisation scientiste est une caricature de science, de même que les propos fumeux et alambiqués sont une caricature de la psychanalyse.

La science est une recherche d'adéquation qui s'appuie sur des critères de rigueur théorique et de vérification et réfutation empiriques. La science peut tout à fait s'accorder à l'étude de l'humain sans réduction, c'est-à-dire en y incluant les dimensions représentationnelles et symboliques qui fondent à la fois l'humanité, la culture et la société. Le clivage formalisé depuis Dilthey entre comprendre et expliquer, la guéguerre entre scientisme et humanisme, s'ils sont peu dommageables en physique ou en chimie, ils le sont fortement pour les sciences de l'Homme et en particulier pour la psychiatrie et la psychanalyse, tiraillées d'un côté ou de l'autre, avec au milieu la psychologie qui ne sait ou donner de la tête (enfin donner du cerveau, ou donner de l'esprit selon les cas, ou universelle panacée donner de l'esprit-cerveau).

Le fossé entre psychiatrie et psychanalyse

La psychanalyse est née de l’effort d’un médecin neurologue pour comprendre et traiter des maladies qui semblaient neurologiques, mais échappaient à la neurologie. Freud (faut-il le rappeler ?) n’a jamais répudié ni la médecine, ni la neurologie, ni la biologie en général.

L'effort de certains pour intégrer la psychanalyse à la psychiatrie

L’Association de Santé Mentale du 13e  a été fondée en 1958, par Philippe Paumelle, Serge Lebovici, René Diatkine, pour réaliser l’expérience pilote de psychiatrie de secteur qui s’est généralisé partout en France progressivement jusqu’aux années quatre-vingt. Ces psychiatres qui ont d'abord voulu lutter contre l'enferment asilaire ont aussi tenté d'intégrer la psychanalyse à la psychiatrie. Cela s'inscrivait dans la volonté de promouvoir une psychiatrie communautaire, permettant d’axer les soins sur la prévention et la continuité, sans se référer à l’hôpital.

« La formation psychanalytique de ces fondateurs leur permettait de se représenter le projet de soins comme englobé dans une perspective psychothérapeutique où les actions des assistants sociaux, infirmiers, rééducateurs, étaient inscrites dans une prise en charge personnalisée, là où se situaient les patients. Ils avaient compris l’impossibilité d’instaurer des traitements psychothérapeutiques dans des contextes qu’ils jugeaient agressifs et maltraitants » (ASM13 Histoire de notre association).

À partir des années 1950, neurosciences et psychanalyse ont divergé, pour des raisons idéologiques et sociologiques, et la psychanalyse a été enrôlée de force du côté philosophique et littéraire. Actuellement, le courant s'inverse. On peut situer le moment charnière en 1998, année où Eric Kandel, prix Nobel de médecine, a soutenu que neurobiologie et psychanalyse étaient compatibles.

Une neuropsychanalyse ?

Est-il nécessaire pour autant de créer une discipline mixte et d’appeler « neuropsychanalyse » ce qui pourrait être une attitude intégratrice ?, demande à juste titre Boris Cyrulnik dans un éditorial d’avril 2010. Il répond par la négative. La question est la suivante : la bonne voie est-elle d’intégrer la psychanalyse (dans son étroit courant scientifique) aux sciences connexes, ou bien faut-il fonder une discipline intermédiaire qui serait la neuropsychanalyse ? Nous citerons à ce propos un paragraphe du rapport collectif de l'INCERN (2004) sur l'évaluation des psychothérapies

« De façon très résumée, la théorie et la pratique ont toujours été indissociables dans l’approche psychanalytique. La théorie a été influencée par de multiples champs de la connaissance, mais la clinique est restée le cadre dans lequel elle pouvait se confronter et progresser. Il est à noter que les données actuelles issues des neurosciences ouvrent la possibilité d’un dialogue entre cliniciens et chercheurs dans lequel l’analyse des trajectoires et des processus aura une place majeure (Kandel E., 2002). »

Il est peut-être idéologiquement utile de marquer cette réorientation par un nom bien défini tel que neuropsychanalyse. En effet, nous avons subi, à partir des années 1960, une dualisation aussi forte qu'abusive de l'humain, qui a plaqué le psychisme du côté de l'esprit en engagé la psychanalyse dans des discours philosophico-littéraires étrangers à sa vocation. La résolution du problème serait de sortir du dualisme. Le psychisme tel qu'il a été désigné par Freud comme objet d'étude de la psychanalyse, n'est pas le langage, ni le mental et encore moins l'âme ou l'esprit. C'est une entité spéculative construite pour expliquer la clinique. Freud est d'ailleurs toujours resté flou sur sa nature. Pour notre part, nous défendons l'idée que le psychisme est mixte, à la fois neurobiologique et cognitive (voir l'article :  Le psychisme humain).

L'affaire est surtout sociale et culturelle  plus que scientifique. Les forces sociales et la tendance idéologique dominante ont emporté les recherches sur le psychisme vers la spéculation littéraire et l'irrationnel. Le retour de balancier scientifique qui a lieu jette le bébé avec l'eau du bain et tente de mettre la psychanalyse aux oubliettes pour la remplacer par la neurobiologie. Alors même qu'elle a été l'objet de violents rejets, la psychanalyse a donné le bâton pour se faire battre en délaissant l'objectif d'une scientificité qui lui soit propre, et l'intègre au concert des disciplines voisines (voir : La psychanalyse pourrait-elle être scientifique ?).

Conclusion

Entre les coups de projecteurs médiatiques et la marginalisation universitaire, son enfermement dans des écoles, sa volonté de rupture avec la médecine et la psychiatrie, ses dérives ésotériques, la psychanalyse suit une voie sinueuse et incertaine. La tâche reste aussi pressante aujourd'hui que du temps de Freud de 

« faire reconnaître ce qu'il en est du psychisme humain » comme a pu le dire André Green (La causalité psychique, entre nature et culture, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 253.).

La psychanalyse a ouvert un champ de recherche fondamental concernant les déterminations relationnelles (familiales et sociales), culturelles (normes, règles), et biologiques (pulsions) des conduites humaines. Elle a donné une clinique fouillée et pertinente. Si elle ne s'intègre pas dans le courant général de la psychopathologie, elle sera inexorablement marginalisée et c'est ce qui est en train de se passer en ce début de XIXe siècle.

Afin d'éviter cette querelle parfaitement inappropriée, nous avons choisi, dans la plupart des articles et ouvrages que nous avons publiés, le terme de psychopathologie, terme qui sous-entend de ne pas opposer les divers savoirs, psychiatrique psychologique ou psychanalytique, et qui désigne une approche de la pathologie psychique vue sous un jour plurielet sans exclusion dogmatique.

 

Bibliographie :

 

Castel Pierre-Henri, À quoi résiste la psychanalyse ?,  Paris, PUF, 2006

Collectif, Le Livre noir de la psychanalyse, sous la direction de Catherine Meyer, Paris, Les Arènes, 2005.

Cyrulnik B., « Neuropsychanalyse ou neurologie et psychanalyse ? », Neuronale, N°43, Mars 2010.

Bulletin de recherche philosophique Disputatio. 2018.

Green A., La causalité psychique, entre nature et culture, Paris, Odile Jacob, 1995.

Juignet P., La psychanalyse ; Histoire des idées et bilan des pratiques, Grenoble, PUG, 2006.

Lacan J., Conférence à Nice au Centre Universitaire Méditerranéen, 24 janvier 1976.

Lapeyre Michel, Sauret Marie-Jean, « La psychanalyse avec la science », Cliniques méditerranéennes, 2005/1 (no 71), p. 143-168. DOI : 10.3917/cm.071.0143.  https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2005-1-page-143.htm.

Morin E. , De la réforme de l’université, Bulletin du CIRET N°11, 1997.

Onfray M., Le Crépuscule d'une idole, L'Affabulation freudienne, Paris, Grasset, 2010.

Ouss L., Golse B., Georgieff N., Widlocher D., Vers une neuropsychanalyse ?, Paris, Odile Jacob, 2009.

Stenghers I., La volonté de faire science, Paris, Delagrange-Synthélabo, 1992.

Sztulman H., Psychanalyse et humanisme, Éditions Thierry Marchaisse, 2016.

The upsurge or irrationnality : pseudoscience, science denialism and post-truth. Bulletin de recherche philosophique Disputatio. 2018. https://disputatio.eu/

 

L'auteur :

Juignet Patrick