Ontologie du cognitif
Le langage, la pensée, l'intelligence, l'imagination, forment l'intellect humain. Quel est le support des capacités permettant leur mise en œuvre ? Plutôt que de se débattre dans l'alternative corps-esprit, l'hypothèse de l'émergence d'un niveau d'organisation spécifique semble plus intéressante.
Language, thought, intelligence, etc., form the human intellect. What is the capacity support enabling their implementation? Rather than grappling with the mind-body alternative, the hypothesis of the emergence of a specific level of organization seems more interesting.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Ontologie du cognitif. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/ontologie-cognitif.
Plan :
1. Quelques principes pour conduire la réflexion
2. Un niveau générateur spécifique de l’intellect ?
3. Dépasser le mind-body problem
Conclusion : Un Homme rendu à lui-même
Texte intégral :
1. Quelques principes pour conduire la réflexion
Une conception du Monde
L'ontologie tente de se prononcer sur ce qui existe. Mais la façon de procéder diffère selon ce à quoi on s'adresse. Dans l'Univers, la cognition humaine occupe une place limitée et très particulière. Pour statuer sur sa forme d'existence, si on récuse la métaphysique traditionnelle, il faut trouver le procédé philosophique permettant de se prononcer sur ce sujet.
On rappellera d’abord la conception du Monde sur laquelle nous allons nous appuyer pour réfléchir à ce problème. Certes, on passe ainsi abruptement de la spécificité de l’humain à la généralité du Monde, mais le détour est nécessaire et nullement incongru. L'Homme faisant partie du Monde, ce qui s'applique au Monde s'applique à l'Homme. Il s'ensuit que l’effort pour individualiser et situer le fondement de ses capacités intellectuelles dépend peu ou prou d’une ontologie qui préexiste et qu’il faut donc exposer.
Notre ontologie est pluraliste, elle suppose une pluralité des formes de ce qui existe dans l'Univers (au sens de ce qui est connu du Monde). Ces formes peuvent être comprises comme des niveaux d’organisation, de complexité croissante et procédant les uns des autres. Selon les connaissances scientifiques actuelles, on peut grossièrement différencier trois niveaux relativement homogènes : physique, chimique, biologique. La constitution en niveaux peut être expliquée par le concept d’organisation et la relation entre niveaux grâce au concept d'émergence (voir : Juignet P., Arguments en faveur d’une ontologie pluraliste, https://philosciences.com/arguments-ontologie-pluraliste).
L’hypothèse actuelle pour l'expliquer l’émergence est celle de l’auto-organisation. Dans l’Univers, les constituants ont une tendance à s’assembler spontanément en éléments plus complexes. Les particules s’assemblent en atomes, qui s’assemblent en molécules, qui s’assemblent en macromolécules, qui s’assemblent en cellules, etc. Les forces en jeux sont multiples et variables selon le niveau. Il est donc impossible de les détailler (interaction forte et faible, forces électriques, liaisons covalentes, forces électromagnétiques, électrostatiques, mécaniques, etc.). À un moment, la complexité crée une forme d'organisation qui a des effets qualitatifs différents.
Un niveau de complexité a une forme d’existence qui se manifeste par un champ empirique identifiable, ce qui constitue le domaine d’une science spécialisée. Par exemple, le niveau moléculaire est identifié par la chimie, le niveau atomique par la physique. Chaque région se construit sur celles qui la précèdent, mais chacune a de nouvelles propriétés spécifiques (qui n’existent pas dans les régions de complexité inférieure). L'idée de niveau d’organisation sous-entend une inclusion et une dépendance entre les niveaux.
Émergent signifie que le mode d'organisation de complexité supérieure naît de celui qui le précède immédiatement. Cette conception du Monde est applicable à l’Homme, car il est inclus dans le Monde et ne constitue pas une entité à part. On peut l'appliquer à l'Homme dans son ensemble, mais également aux organes et appareils qui le constituent. Au système nerveux central pour ce qui nous intéresse plus particulièrement.
Pour résumer, le pluralisme ontologique admet plusieurs niveaux ou formes de ce qui existe dans l’Univers. Il repose, d’un point de vue épistémologique, sur la différenciation des sciences et, du point de vue ontologique, sur les concepts d’émergence et d'organisation.
De plus, dès l’instant où l’on a affaire au vivant, il faut une ontologie particulière, dynamique, car le vivant est actif. Le pluralisme par organisation et émergence s’adapte parfaitement au vivant. Par opposition, la statique des substances, qui perdureraient identiques à elles-mêmes dans le temps, est d'évidence inadaptée eu égard au vivant et tout particulièrement de l’Homme.
Ce pluralisme dynamique, appliqué au problème des capacités d’intellection de l’Homme, conduit à demander quel niveau d'organisation est susceptible de supporter l’intelligence, l’imagination, la réflexion, la représentation et le langage ?
La production des faits d’intellectuels
L’esprit est la façon commune de désigner l’intelligence, la pensée, l’imagination, conception reprise par la philosophie. L'Homme serait pourvu d’un esprit. Penser, résoudre des problèmes, rêver, écrire un roman se ferait grâce à l’esprit. Les capacités correspondantes seraient situées, selon une métaphore spatiale, « dans » l'esprit, qui lui-même serait situé quelque part dans l'individu (intériorité) ou hors de l'individu (extériorité), selon les doctrines philosophiques. L’ensemble est peu ou prou considéré comme transcendant, hors du sensible. Inutile de dire que nous ne souscrivons pas à ce genre de propos.
Dans la mesure où ils sont donnés par l’expérience (ordinaire ou celle des observations des sciences humaines), on peut considérer la pensée et ses multiples expressions par divers langages, comme des faits que l'on peut saisir empiriquement. Ils constituent le donné empirique de la psychologie de la connaissance, de l'épistémologie génétique, de la psychologie du développement, de la linguistique et de la sémiotique, de l'anthropologie culturelle, etc. Nous les nommons génériquement des faits intellectuels en y incluant la part d’exubérance imaginaire et symbolique par ailleurs très présente).
Or, les faits sont des faits et il n’y a pas lieu de leur donner un statut autre, non factuel, tel que celui de substance, d'entités, d'états, etc. Ces faits ont des caractéristiques qui permettent de les différencier et de les catégoriser. Ils peuvent être objectivés et expliqués par les théories des sciences humaines et sociales qui se sont attelées à cette tâche. C’est ce que nous avons rappelé dans le précédent chapitre. Un fait empirique n’apparaît ex nihilo devant nos yeux émerveillés. Il est toujours produit par un niveau du réel. Le réel affecte toute expérience de sa présence et c’est cette marque, cette empreinte irrécusable, qu’enregistre la science lorsqu’elle cherche à connaître l’Univers. Les faits intellectuels ne sont pas hors de l’Univers.
De plus, il est à remarquer que nous ne sommes pas dans le domaine de l’inerte, des objets physiques interagissants entre eux, mais dans le domaine du vivant et de l’humain. Le vivant a cette particularité d’être actif. On peut considérer, sans risque de se tromper, que ces faits intellectuels sont dus à l'activité des individus humains. Nous évoquerons donc d’abord, en restant volontairement un peu vague, des capacités propres à les générer. Ce terme de capacités est une manière de nommer génériquement les schèmes, structures, fonctions, instances, évoquées par les sciences de l’Homme qui ont cherché à les expliquer, et sous-entend une potentialité d’action (capable d’effectuation). Il est préférable à celui de propriétés qui correspond à des caractéristiques et suppose une passivité comme les propriétés de tels matériaux.
La question qui nous préoccupe peut alors se formuler ainsi est : qu’est-ce qui donne à l’Homme sa capacité à imaginer, à inventer, à penser, à parler, à comprendre, etc. ? Quelle activité lui permet de connaître et de se représenter, de modifier et de transformer l'Univers au sein duquel il évolue ? D’où lui viennent ces capacités intellectuelles si largement développées chez lui ? Selon la conception qui a été exposée au-dessus, dans le cadre d'une ontologie de l'organisation, on peut supposer que les capacités en question sont supportées par un niveau d'organisation propre à cet effet. Le problème se pose alors de la manière suivante : s’il y a niveau d'organisation propre à supporter les capacités d’intellection de l’Homme, quel est-il ?
Les bases de notre réflexion
Changer de paradigme
Notre recherche, visant à donner un support aux capacités d’intellection humaines (de pensée, de représentation, etc.) s’appuie sur trois principes :
1/ Il s’agit de s’appuyer sur l’aspect factuel des manifestations intellectuelles, tel qu’ils ont été saisis empiriquement par les sciences humaines et sociales dont nous admettons qu’elles ont constitué un domaine d’objectivation irréfutable.
2/ Nous dénions qu’ils appartiennent (ou constituent) une entité supra-sensible nommée esprit, attitude qui résout le problème a priori en supposant une substance séparée de la matière (ce qui produit des contradictions et des problèmes insolubles).
3/ Ces aspects factuels de type intellectuel sont produits activement grâce à des capacités appartenant aux individus humains par une dynamique soit spontanément, soit lors de l’interaction avec l’environnement concret, mais surtout humain.
Ces trois premiers principes conduisent à chercher ce qui en l'Homme peut produire ce type de faits, c'est-à-dire à déterminer ce sur quoi se fonde ses capacités intellectuelles. Ce type de questionnement évite la substantification en une entité mentale ou spirituelle, qui résout le problème arbitrairement et de manière et métaphysique : on déclare a priori une substance. La finalité de la recherche fondée sur le paradigme défini ci-dessus est de trouver l'origine des capacités d’intellection propres à l’Homme
Enfin, on peut supposer, dans le cadre d’une ontologie pluraliste organisationnelle et émergentiste, que le support plausible des capacités évoquées est un niveau d’organisation. Il reste alors à déterminer lequel. Comme ce n’est pas possible de manière immédiate sans arbitraire, nous le nommerons le niveau générateur de l’intellect (avec pour acronyme NGI, on pourrait dire aussi un niveau cognitif et représentationnel). Il s’agit du niveau de complexité supposé qui supporte les capacités cognitives et représentationnelles humaines et qui reste à déterminer. Nous le résumerons en une formule qui frappe l’imagination : NGI = x. Pour donner un aspect un peu ludique à ce problème, on peut le formuler à la façon des problèmes de niveau collège : soit x le niveau d’organisation supportant les capacités d’intellection humaines, trouvez x. Vous avez dix minutes !
Cette manière de procéder permet de garder, dans un premier temps, une neutralité ontologique au sujet du niveau en question. Son existence est d’abord seulement jugée nécessaire. Vient ensuite le second temps des hypothèses sur sa nature. De manière rationnelle et plausible, deux niveaux, et seulement deux, peuvent être évoqués : le niveau neurobiologique et un niveau de complexité supérieure (spécifique à l’intellection), niveaux qui ne s’excluent pas et même, à coup sûr, se complètent et cohabitent.
Un niveau d’organisation quel qu’il soit ne peut exister sui generis, ce qui voudrait dire être présent miraculeusement. La seule possibilité est qu'il émerge d’un autre de moindre complexité (ce qui signifie se constitue à partir d’un autre plus simple). L’émergence d’un niveau spécifique aux capacités intellectuelles humaines est obligatoirement un effet de la complexification du fonctionnement neurobiologique du cerveau. S’agit-il d’un ultime perfectionnement de celui-ci, sans changement qualitatif ou faut-il admettre l’émergence d’un degré de complexification supplémentaire donnant une autonomie au niveau générateur de l’intellect ? Nous voilà au cœur de notre problème.
Pour résumer, notre problème a deux solutions possibles : le support individuel des capacités intellectuelles spécifiquement humaines est soit de l’ordre du champ biologique (et plus spécifiquement de la neurophysiologie cérébrale), soit de l’ordre d’un niveau d'organisation différent, possédant un degré de complexité supérieur au neurobiologique. La question n'est à ce jour pas tranchée. Si on estime que la biologie du cerveau est suffisante pour les expliquer, le problème est résolu. Mais si cette explication s’avère insuffisante, le problème reste à traiter. Notre propos est d’avancer dans la résolution de ce problème.
2. Un niveau générateur spécifique de l’intellect ?
Un argument négatif
Par champ intellectuel, nous entendons les aspects imaginatifs, intelligents et de représentation, pris dans leur ensemble. Divers indices incitent à supposer que le niveau générateur de l’intellect humain (niveau cognitif et représentationnel) n’est pas de nature neurobiologique et qu’il est légitime de supposer l’émergence d'un niveau de complexification supérieur au neurophysiologique.
Le premier argument en défaveur du neurobiologique est un savoir insuffisant. Penser en termes d'organisation signifie que l’on renonce au chosisme (pour reprendre le terme de Gaston Bachelard) du corps et de l’esprit, désignation certes utile au quotidien, mais inadéquate pour penser la complexité de l’Homme. Cela signifie d’avoir à considérer la complexité et la multiplicité. Chaque niveau est lui-même pluriel et présente des différenciations de complexité en son sein. Au sein du vivant, tous les niveaux de complexité présents dans l’Univers sont présents et interagissent. Le biologique a lui-même plusieurs niveaux d’organisation de complexité croissante et il en est de même pour l’une de ses formes qui est le système nerveux.
« On n’a qu’un cerveau pour penser à tout » écrit Gaston Bachelard (Essai sur la connaissance approchée, p. 25). Pour le coup, il fait ce qu’il dénonce. Le cerveau, cette masse de substance blanche et grise contenue dans la boite crânienne, ne suffit pas à penser comme le montre l’observation de certaines personnes dans le coma ou sous anesthésie générale. Dans ces cas, le cerveau comme entité anatomique est bien présent et nullement lésé ; il est irrigué et les neurones ainsi que les cellules gliales sont vivantes. Cependant, à un certain niveau, il ne fonctionne pas. Ce n’est pas le cerveau, mais le fonctionnement dynamique du niveau neurobiologique qui est nécessaire pour penser et agir. Ce qui est à considérer, c’est simultanément le niveau (comme forme d’organisation) et son fonctionnement dynamique.
Disons un mot du système nerveux avant d’aller plus avant. Si l’on examine le système nerveux humain, on constate que le système nerveux périphérique et le système nerveux central n’ont pas le même degré de complexité. Considérant seulement l’encéphale, le degré de complexité augmente au fur et à mesure que l’on va du myélencéphale au télencéphale. Selon que l’on considère des parties ou l’ensemble, les neurones ou les synapses, les types de réseaux neuronaux, les interrelations entre réseaux neuronaux, etc., les implications sont très différentes.
On évalue à 100 trillions (1021) le nombre de connexions dans le cerveau. Si l’on passe du niveau synaptique à celui plus complexe des signaux transmis, de leur modulation, de leurs interactions, de leur auto-organisation, le nombre des interactions mises en jeux est pour l’instant inenvisageables. Il s'agit d'un fonctionnement d’une extrême complexité engageant des trilliards d'actions et de rétroactions qui échappent au savoir actuel. Parler du cerveau en général, comme dans l’expression l’Homme pense avec son cerveau, est inadapté et a peu de sens d’un point de vue scientifique. Le niveau neurobiologique est un univers à lui tout seul et présente divers degrés de complexité. Nous sommes très loin d’avoir un savoir satisfaisant à son sujet.
Nous pouvons donc reposer la question pour l’instant sans réponse : est-ce par un effet de la complexification du fonctionnement neurobiologique que les capacités d’intellection existent ? Le savoir actuel ne permet pas de prétendre que l’Homme pense grâce au fonctionnement neurobiologique de son cerveau. C’est une pétition de principe indémontrable. La seule affirmation possible de nos jours est qu’il y a une relation certaine entre la neurophysiologie cérébrale et l’intellection.
Ce que l’on connaît du fonctionnement neurobiologique est insuffisant pour montrer qu’il génère les structures, schèmes et processus d’intellection identifiés à ce jour. Aucun neurophysiologiste sérieux ne prétendra que telle configuration neuronale produit telle pensée, ou telle intention, ou telle volonté, etc. Il y a un fossé explicatif au sens où, entre le savoir neurobiologique et le savoir des sciences humaines, il n’y a pas de lien (hormis des corrélations qui restent vagues).
Pour s'apercevoir de l’étendue de la difficulté, il suffit de concevoir les divers champs factuels en cause. La neurobiologie met en évidence, par l’observation et l’expérimentation, des structures neuronales, elle effectue des dosages biochimiques et des mesures électriques, etc. Les sciences humaines s'occupent de la pensée, du langage, de la communication, de la représentation, de la volonté, du jugement, des conduites complexes, etc. Nous avons affaire à deux types de disciplines différents qui s'occupent de faits empiriques différents, avec des théories différentes.
Comment une connaissance portant sur certains faits pourrait-elle expliquer les faits d’un autre domaine que le sien ? N’y a-t-il pas un saut épistémologique étrange ? Transposer une explication valide dans un champ empirique sur un autre champ empirique peut-il aboutir à un énoncé vérifiable et réfutable ? Dans les nombreux travaux de neuropsychologie qui fleurissent de nos jours on a affaire à des mises en corrélation, sans plus. Le bon problème est de chercher les articulations possibles entre les théories neurophysiologiques et les théories des sciences humaines.
On peut arguer d’une insuffisance temporaire et considérer qu’un jour la recherche mettra en évidence que le ou les niveaux générateurs de l’intellect font partie du neurobiologique (en ont toutes les caractéristiques). Mais alors, n’y aura-t-il pas un changement d’objet tel qu’on ne sera plus dans le champ de la neurobiologie, car il se sera constitué une nouvelle discipline ? Pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Le fossé explicatif entre les théories de type neurobiologique et les théories de l’intellection (qui expliquent les faits intellectuels) est si vaste et si profond que l’on est en droit d’envisager une autre hypothèse.
Les arguments positifs en faveur d’un niveau spécifique
Les faits dont nous nous occupons ne ressemblent pas à ceux dont s’occupent les sciences physiques ou chimiques ; ce ne sont ni des choses, ni les propriétés ou les qualités de quelque chose. Il s’agit toujours d’événements dynamiques se produisant sur le plan individuel ou interindividuel.
Les faits intellectuels sont variables et évoluent sous l’effet de la créativité individuelle et collective. Les langues évoluent, les idées changent, des mythes disparaissent, d’autres réapparaissent, l’art crée des formes nouvelles. Qu’elle soit imaginative ou débridée, rationnelle et logique, les différents modes de la pensée suivent leur propre cheminement. Le caractère autonome de la pensée suit des règles spécifiques indifférentes aux lois bio-physico-chimiques.
La réflexion, intelligente et symbolique, manifeste un décalage par rapport aux événements qui la sollicitent. Ce ne sont pas des réactions immédiates, elles ont leur propre temporalité. Les conduites individuelles ont une finalité dont on rapporte l’origine en amont (ce qu’on appelle l’intention). Le sémiotico-symbolique présent dans l’univers social suit un mouvement d’ensemble, une évolution historique, qui sont étrangers au temps de la physique.
Tout cela distingue les faits intellectuels des faits de types bio-physico-chimiques. On peut par conséquent défendre l’idée, compte tenu des caractères particuliers des faits produits par l’intellection humaine, que le niveau générateur de l’intellect ne soit pas de type biologique, mais plus sophistiqué (afin qu’il puisse supporter les capacités mises en jeux).
Concevoir ce niveau d'organisation et de fonctionnement de degré supérieur n’a rien de difficile. Il suffit de considérer qu’il est issu du niveau neurobiologique, sans y être réductible, et qu’il possède des propriétés originales, celles lui permettant de produire des faits tels que l’imagination, la pensée (rationnelle ou irrationnelle et imaginative), les différents langages humains, les conduites finalisées, intelligentes ou stupides, et par-delà le champ sémiotico-symbolique qui irrigue la société. En résumé, il est plausible de distinguer un niveau de complexité spécifique pour expliquer les capacités humaines, accessible à la connaissance empirique, car il génère des faits observables dont les caractéristiques sont spécifiques.
Deux voies de recherche sont possibles :
– Celle qui, partant des faits empiriquement constatés, les décrirait puis les théoriserait. Dans cette perspective, on peut puiser dans les connaissances ayant trait à l’Homme et déjà existantes : la psychanalyse, la psychologie cognitive, la linguistique, l’anthropologie culturelle. Elles apportent, chacune à sa manière, un savoir empirique sur la cognition humaine.
– La seconde voie est celle qui, partant du champ neurobiologique, chercherait à définir l’émergence organisationnelle qui s’opère à partir de lui. Elle a été amorcée par la mouvance cognitiviste et attend de nouveaux développements qui viendront avec l’avancée des neurosciences dans le cadre de la théorie de l’information.
Les niveaux d’organisation, intellectuel et neurobiologique, forment des régions contiguës qui sont en interaction et qui influent réciproquement l'une avec l'autre de manière constante. S’il y a une légitimité des sciences de l’Homme, elles doivent avoir une assise ontologique en l’Homme. C'est cette assise que nous cherchons à désigner.
Comment comprendre cette émergence ?
Il s’agit de comprendre la jonction entre deux niveaux d’organisation contigus dont la complexité est différente. Il y a deux approches possibles selon que l’on considère le passage du moins complexe vers le plus complexe ou l’inverse. Pour arriver à un résultat, il faut mener les deux simultanément afin d’arriver à une concordance, il faut une double approche. Pour l'instant, on bute sur l'insuffisance du savoir.
L’étude en complexité croissante part des aspects neurobiologiques du cerveau à leur degré de complexité le plus élevé. Pour comprendre le passage d’un niveau à l’autre, il faudrait identifier les éléments neurobiologiques générateurs les plus complexes et les éléments cognitifs et représentationnels natifs les plus élémentaires. Or, nous n'avons actuellement, en ce début de XXIe siècle, aucune connaissance des aspects neurosignalétiques les plus complexes du cerveau.
On peut évoquer les ensembles constitués par divers réseaux neuronaux parcourus de signaux lorsqu’ils entrent en relation par l’intermédiaire de réseaux associatifs complexes. Si on les considère d’un bloc, ils peuvent constituer les éléments neurosignalétiques de haut niveau. À partir de quel moment peut-on supposer que les processus neurophysiologiques/neurosignalétiques sont assez intégrés et stabilisés pour générer des schèmes et processus cognitifs ? Nul ne le sait.
Pour l’instant, la neurophysiologie ne donne aucun détail sur la stabilisation de tels ensembles. Toutefois, l’imagerie cérébrale, qui ne cesse de s’améliorer, montre des corrélations entre l’évocation volontaire de représentations précises et l’activation de réseaux cérébraux. L’espoir de cerner l’émergence de composants individualisables de niveau supérieur à partir des interactions neurosignalétiques est permis, mais reste incertain.
L’étude en complexité décroissante passe par l’intermédiaire des disciplines déjà constituées que sont la linguistique, l’anthropologie culturelle, la psychologie sociale, la psychologie cognitive, la psychanalyse. Elles construisent des faits et des théories en rapport avec les systèmes représentationnels qui se manifestent dans les différents aspects de la vie humaine : langage, capacités cognitives et conatives, capacités relationnelles, stratégies sociales, etc. La mise en évidence de schèmes ou structures représentationnelles a été amorcée par la psychanalyse, par l’anthropologie, la psychologie sociale, la psychologie cognitive.
À un certain moment de son évolution (évolution ontogénétique individuelle et évolution phylogénétique collective) apparaissent des capacités intellectuelles spécifiques chez l’Homme. Elles correspondent très probablement à l’émergence du niveau de complexité supérieur, à l’organisation neurophysiologique / neurosignalétique. Les capacités d’intellection humaines et la production d’une culture transmissible sont plus probablement les produits d’un niveau générateur de l’intellect singulier et autonome, plutôt que neurobiologique (pour autant qu’on puisse en juger au vu du savoir actuel).
Pour cette raison, notre théorie ne s’inscrit pas dans le naturalisme réductionniste à la mode en ce moment. Enfin, il est bien évident à nos yeux que les deux niveaux d’organisation, le niveau générateur de l’intellect et le niveau neurobiologique, forment des régions contiguës et hiérarchisées qui sont en interaction et qui influent réciproquement l'une sur l'autre de manière constante.
Nous nommerons ce support de l’intellection le « niveau cognitif et représentationnel ». Cognitif désigne ce qui a trait à la connaissance et convient à peu près, mais il est un peu restrictif et devra être étendu aux raisonnements irrationnels, à l’imagination, aux rêves et aux délires, qui font partie intégrante du domaine à prendre en compte. Le terme « représentation » évoque une présentation différée, avec l’idée de tenir lieu d’un aspect autre, de le remplacer et de le relier. Cet autre aspect n’est pas nécessairement une chose, mais souvent un élément sémiotique. En français, le préfixe « re » insiste sur le redoublement, le renvoi sémiotique. Il a été largement employé pour désigner un élément intellectuel stabilisé (une image, un mot) sens dont nous aurons également besoin.
3. Dépasser le mind-body problem
L’inutile réduction de l'esprit
L'esprit cumule deux obstacles épistémologiques que Gaston Bachelard a décrits dans La formation de l'Esprit scientifique : celui de l'expérience première et celui de la substantification.
Par l'expérience première, c’est-à-dire la saisie empirique immédiate et subjective, l'esprit est assimilé au mental, puis par une interprétation métaphysique, il est donné pour être une substance non étendue (pensante) voir posséder un caractère transcendant. Ainsi conçu, l'esprit masque l’intellection et empêche la connaissance scientifique de s'y confronter. Proposer une théorisation de l'intellection, c’est rompre avec les conceptions subjectivistes, spiritualistes ou mentalistes de l'esprit et accepter une distanciation qui objective les faits mentaux, ce qui élimine les conceptions traditionnelles de l’esprit.
Pour les partisans du réductionnisme matérialiste, l'esprit n’existe pas de manière autonome, voire pas du tout. Sur le plan ontologique, seul le cerveau existe. Donc, c’est à lui que l’on doit attribuer toutes les conduites humaines. Cette thèse est la thèse dominante actuellement. L’intellection est assimilée à l’esprit, suspect d’immatérialité et par là d’inexistence, puisque seule la matière existe. En bonne logique, il faut se rabattre sur le cerveau et de manière conséquente se déclarer éliminativiste.
L’éliminativisme s’appuie aussi sur l’idée de clôture causale. Si le domaine physique est causalement clos et autosuffisant, l'esprit ne peut avoir aucun effet sur lui et, donc, son existence est improuvable. Un autre argument évoqué par les réductionnistes est celui du « rasoir d’Occam ». Il signifie qu’on ne doit rien supposer d’inutile, c’est-à-dire aucune entité dont on pourrait se passer. À ce titre, il serait souhaitable d’expliquer toutes les conduites uniquement du point de vue neurophysiologique.
Ces raisonnements, justes, partent d'une base fausse, qui pose par postulat un dualisme corps-esprit, physique-mental, matériel-spirituel, pour ensuite le réfuter au profit du premier terme des couples supposés. En refusant d’attribuer a priori une nature spirituelle à l’intellect humain et d’en faire une « âme-esprit », on peut dépasser le problème du dualisme corps-esprit. Abandonnant le dualisme, il est possible, de repartir sur une autre base, celle d’un pluralisme des organisations émergentes, et d'ouvrir un nouvel espace de raisonnement. Tant que régnera le mind-body problem qui préoccupe massivement la philosophie de l'esprit, ce sera difficile. Il s'agit de se dégager de cette impasse théorique et d’affirmer nettement que l’Homme n’a pas un corps et un esprit qui seraient là substantiellement, qu’il ne participe pas à des « mondes » différents à la façon des Mondes 1, 2 et 3 de Karl Popper.
Le problème corps-esprit, qu'il soit celui (postcartésien) de relations entre des substances incompatibles ou celui de l'interaction impossible entre des zones causales fermées sur elles-mêmes (philosophie analytique), est une impasse. Supposer un esprit à l'Homme implique un dualisme qui, pour Jaegwon Kim, est mis en difficulté par le principe de clôture causal « selon lequel le domaine physique est causalement clos et autosuffisant du point de vue explicatif » (La philosophie de l'esprit, p. 335). Dès l'instant où on suppose deux substances ou deux types d'états, on bute irrémédiablement sur la question de leurs relations qui reste à ce jour sans réponse. Supposer des niveaux d'organisation multiples change le problème en déléguant aux sciences la charge de détailler les niveaux nécessaires, jusqu'à ce que les interactions entre eux deviennent pensables et puissent être étudiées empiriquement.
Leibniz et son moulin
La métaphore du moulin employée par Gottfried Leibniz dans la Monadologie peut nous aider, bien qu'elle soit sommaire. Il écrit en 1714 :
« Et feignant qu’il y ait une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir des sensations ; on pourra la concevoir agrandie en conservant les proportions, en sorte qu’on puisse y entrer comme dans un moulin. Et cela étant posé, on ne trouvera en la visitant que des pièces, qui poussent les unes sur les autres, et jamais de quoi expliquer une perception » (Monadologie, §17).
Reprenons l’expérience de pensée en visitant un véritable moulin. Si nous regardons les « pièces qui poussent les unes sur les autres », nous ne comprendrons rien au moulin, nous percevrons une infrastructure matérielle opaque quant à sa finalité. Pour expliquer la mouture, il nous faut considérer l’ensemble : la roue extérieure, les arbres de transmission et les engrenages jusqu’à la meule, le tout en activité. Il nous faut inclure l’action du meunier qui veille au fonctionnement, à l’approvisionnement en grain et à la sortie de la farine. Il faut un schéma fonctionnel de l’ensemble.
Poursuivons la comparaison et admettons que le moulin au fil des siècles se soit transformé en lieu d’impression du journal local. On peut tenir le même raisonnement. En regardant les pièces des imprimantes qui poussent les unes sur les autres, nous ne comprendrons rien au journal. C’est un ensemble fonctionnel et actif incluant l’action des imprimeurs qui permet d’imprimer le journal. Mais il y a une différence qualitative entre la farine et un journal. Nous devons ajouter le comité de rédaction et l'échange intellectuel en vue de produire un contenu intelligible. Il faut faire appel à un second ensemble fonctionnel, d'un autre type, pour expliquer le journal et son contenu : l'activité rédactionnelle.
Moulin et imprimerie sont des métaphores du cerveau. Nous aurons compris que ce n'est pas l'anatomie du cerveau qui nous renseignera sur les capacités intellectuelles, mais le fonctionnement neurobiologique d'ensemble. Cependant, nous aurons beau le scruter, nous ne parviendrons pas à expliquer le contenu changeant de nos pensées. Un deuxième ensemble fonctionnel que nous nommerons cognitif est nécessaire pour expliquer le contenu intelligible de nos conduites, de nos rêves et de nos pensées.
Un appui sur la psychologie
Comparaison n'est pas raison. Revenons aux considérations développées au-dessus. Une partie de la psychologie de la connaissance, de la psychanalyse et de la psychologie cognitiviste, admettent l'existence de structures et fonctions cognitives. Leurs modèles sont construits à partir des faits, mais ne correspondent pas nécessairement à quelque chose de mentalisé par l'individu concerné.
La psychologie traditionnelle évoque un jeu de représentations, la psychanalyse évoque des processus psychiques, la psychologie cognitiviste parle de processus ou d’états « infra-doxatiques ». Il y a manifestement des processus cognitifs qui ne sont pas des observables, mais dont les propriétés font l'objet de recherches empiriques nombreuses et intenses.
De nombreux courants psychologiques indiquent l'existence de processus cognitifs autonomes, processus nécessaires pour expliquer les conduites intelligentes et la pensée. Cette affirmation s’appuie sur les études empiriques et sur les tentatives de théorisation des sciences humaines qui s’étendent de l'épistémologie génétique de Jean Piaget jusqu’à l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss en passant par les travaux des linguistes et la psychologie de la connaissance.
Penser autrement
Chercher comment l’intellect peut être produit par un niveau d’organisation constitutif de l’Homme donne l'opportunité de se passer du dualisme et de ses contradictions. Cette hypothèse se définit de n'être ni spiritualiste, ni matérialiste, ni dualiste.
La thèse d’un niveau d’organisation spécifique dédié à la genèse de l'intellect s’inscrit dans une anthropologie qui considère l’Homme comme un être vivant organisé auquel un degré d’organisation particulier donne des capacités intellectuelles et relationnelles spécifiques. Cette conception rompt avec le dualisme, car elle implique une continuité entre le neurobiologique et le niveau considéré, ce qui permet de comprendre l’influence de l’un sur l’autre.
L’émergence du niveau d’organisation et d’intégration générateur de l’intellect est nécessairement un effet de la complexification du neurobiologique. Il ne peut exister sui generis (de lui-même), ni se forger ex-nihilo (à partir de rien) ! Cette conception suppose de chercher la jonction entre les structures et fonctions cognitives et les structures et fonctions neurobiologiques.
L’explication de la façon dont l’émergence de ce mode d’organisation se produit demandera une quantité considérable de travaux de recherche. Au minimum, notre hypothèse permet l’individualisation de ce qu’en épistémologie on nomme un « niveau de description », c’est-à-dire d’une théorie spécifique et homogène, possible, même si l'on doute, du point de vue ontologique, de son existence.
Vis-à-vis de ces diverses disciplines, deux attitudes sont possibles. On peut prendre une attitude agnostique, dite instrumentaliste, estimant que leurs théories sont une manière commode d’expliquer la réalité humaine et rien de plus. On peut prendre une attitude réaliste et supposer qu’à ces théories, il correspond quelque chose d’existant réellement et qui est constitutif de l'Homme. Cependant, intervient dans le cas de l’Homme une circonstance particulière. Il est actif et c'est cette activité qui est productive des capacités d’intellection. Celles-là mêmes qui ont été théorisées en termes de schèmes, structures, fonctions, instances, interactions et processus, etc., par les sciences humaines et en particulier la psychologie de la connaissance. Le problème ontologique est de savoir si ces processus ont une forme d'existence et laquelle.
Ce peut être le fonctionnement neurobiologique dans ses hauts degrés de complexité. À ce jour, on sait qu’il est le support absolument nécessaire aux capacités d’intellection humaines. Cependant, il n’est pas prouvé qu’il soit suffisant. En complément, nous défendons l’idée d’un niveau d'organisation plus élaboré, spécifique aux capacités d’intellection. Cela revient à donner un fondement ontologique à ce qui génère les conduites réfléchies, les actes intelligents, la pensée, la culture.
Conclusion : Un Homme rendu à lui-même
Dans le cadre philosophique contemporain, l’intellect est soit une propriété ou disposition du corps, soit une substance autonome, soit l’effet d’un sujet (support devenu agent) et défini comme ego. Rien de cela ici. Nous proposons une vision qui s'oppose autant à l'Homme neuronal qu'à l'Homme spirite. Loin de la métaphysique traditionnelle, ce sont d’autres problèmes qui sont avancés, selon une autre ontologie.
En effet, l’hypothèse capacités intellectuelles constituent un niveau d’organisation générateur des conduites intelligentes de l'Homme évite les positions métaphysiques. Elle donne pour socle ontologique à ces capacités un niveau d’organisation capable de les générer. Elle résout le problème majeur de l’autonomie de la pensée et de l’action humaine. Si elles sont supportées par un niveau d'organisation indépendant, alors elles peuvent avoir une autonomie.
Les théories concernant le niveau en question, édifiées à partir de ses effets identifiables, sont anciennes et réparties dans de nombreuses disciplines des sciences humaines. Chacune propose un modèle explicatif qui vaut pour son domaine, ce qui selon notre thèse correspond à la connaissance de l’un des systèmes du niveau générateur de l’intellect qui n’est nullement simple et homogène.
À la question, qu’est-ce qui en l’Homme lui donne sa potentialité d’intellection, deux réponses sont possibles : soit le niveau neurobiologique, soit un niveau d'organisation supérieur. Notre préférence va sans conteste au second, sans exclure la participation du premier.
On aura compris que le but de cet article est de suggérer qu'il est possible de proposer une ontologie de la cognition humaine évitant à la fois sa « surduction » (en un esprit transcendant) et sa réduction (à la matière cérébrale).
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