Le livre de Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, (éditions Agone, 2020) est à la fois une défense du rationalisme et un programme de recherche. Il explore les possibilités de perfectionner le rationalisme, dans un dialogue avec d’autres représentants de cette école et avec les défenseurs de l’empirisme.
Au cœur du livre, il y a ce qu'Engels nomme « les raisons », assertions ou propositions qui justifient les croyances et les actions.
« Une raison, pour être telle, doit avoir deux propriétés : avoir un certain contenu, exprimable sous la forme d’une proposition dont on puisse au moins potentiellement être conscient et être capable de justifier une croyance ou une action. » (p. 52) .
Parmi les raisons justificatives des opinions et actions, il y en a de bonnes et de mauvaises. Les bonnes sont les raisons objectives (elles existent indépendamment de nous) et correctes (elles justifient les croyances et les actions auxquelles elles se rapportent). L’auteur combat la thèse relativiste selon laquelle toutes les raisons se vaudraient. Si certaines raisons sont relatives à un cadre ou à des circonstances, la vérité ou la fausseté ne le sont pas, et restent formellement démontrables.
Des raisons objectives (elles existeraient indépendamment de nous) et correctes (elles justifieraient réellement les croyances et les actions auxquelles elles se rapporteraient) sont tenues pour douteuses au nom du relativisme. À juste titre l'auteur récuse ce relativisme irresponsable.
Dans le Contrat social, Rousseau expliquait qu’une décision politique même unanime, conforme à la volonté de tous, n’est pas pour autant une décision juste. D'une manière assez proche, Pascal Engel affirme que dans le domaine politique, les raisons majoritaires peuvent ne pas être de bonnes raisons. La démocratie a besoin de vérité, car discuter entre citoyens implique de pouvoir valider ou invalider une opinion en fonction des raisons qu’elle mobilise pour se justifier.
Après avoir dressé un inventaire des raisonnements faux et/ou illogiques, l’auteur dénonce les excès du culturalisme et de l’historicisme. Evidemment dénoncer un excès ne peut qu'être salutaire mais la dénonciation risque l'excès inverse, celui de négliger qu'il existe des conditions de possibilités historiques et culturelles pour que certains objets et certains raisonnement puissent exister.
L'espoir d’une démocratie « épistémocrate » où autant les citoyens que les dirigeants seraient en mesure de juger avec raison est louable, mais nous nous permettrons de douter d'une telle possibilité. Tout être humain n'est pas capable, ou ne souhaite pas nécessairement, formuler des raisons et les améliorer dans le sens d’une plus grande objectivité.
La marée montante de propos aberrants portée par internet fait apparaître l’océan d’irrationalité sur lequel vogue l'humanité, océan qui fut un temps caché par l’écume d’une raison savante minoritaire. Il faudrait instituer, selon le terme d'Engel, une « république épistémique » où les institutions éducatives, judiciaires, et politiques, favoriseraient une approche rationnelle de la réalité. Pour diffuser la rationalité dans la population, il faudrait un projet éducatif vigoureux et de très grande ampleur, ce qui demanderait une décision politique forte, dont on ne voit pas comment elle pourrait être prise.
Un véritable manuel de survie (utile aux rescapés de l’absurdie idéologico-religieuse conjuguée à la post-vérité), c'est-à-dire une défense de la rationalité accessible à tous, aurait été plus utile que ce livre savant et touffu, qui s’efforce de tracer les contours sinueux d’une doctrine philosophique rationaliste, telle qu’elle pourrait valoir aujourd’hui. Ici comme ailleurs, on se retrouve face à une philosophe universitaire qui ne dialogue qu’avec elle-même. Ce qui récuse de fait le projet d'une possible « république épistémique ».