Arguments en faveur d’une ontologie pluraliste

 

La vision contemporaine du Monde est dominée par la querelle entre matérialisme et dualisme. Les concepts d’organisation et d’émergence pourraient contribuer à une forme d'ontologie mieux adaptée aux savoirs scientifiques contemporains : une ontologie pluraliste.

The contemporary vision of the World is dominated by the quarrel between materialism and dualism. The concepts of organization and emergence could contribute to a form of ontology better adapted to contemporary scientific knowledge : a pluralist ontology.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Arguments en faveur d’une ontologie pluraliste. Philosophie, science et société. 2023. https://philosciences.com/arguments-ontologie-pluraliste..

 

Plan :


1. L’hypothèse pluraliste
2. Matérialisme et naturalisme
3. La régionalisation de l’Univers
4. Une conception évolutionniste
Conclusion : un Univers pluriel


 

Texte intégral :

1. L’hypothèse pluraliste

1.1 L’utilisation des concepts d’organisation et d’émergence

Les concepts d’organisation et d’émergence conduisent à supposer une pluralité dans l’Univers. Il existe manifestement des niveaux d’organisation différents étudiés par des sciences distinctes. Comment interpréter cela sur le plan ontologique, c’est-à-dire par rapport à ce qui existe et constitue l’Univers ?

L’organisation est un concept général 1. Il regroupe les divers types d’organisations possibles. Les formes d’organisation et les émergences par réorganisation sont différentes selon que l’on passe du physique au chimique ou de l’individu humain au social. Il y a une diversité dans les types d’organisation. L’aspect commun, c'est qu’il y a toujours de l’organisation. Par émergence, nous désignons le processus de constitution du niveau d'organisation et d'intégration de complexité plus élevée. Dire qu’un niveau émerge d’un autre signifie qu’il naît par une réorganisation de complexité supérieure. Il se manifeste par des propriétés et des faits ayant des caractères particuliers qui dénotent son existence.

Réel et réalité pouvant être considérés comme les deux faces d’une même pièce 2, le degré de complexité considéré concerne les deux simultanément. Ainsi se délimite une forme d'existence identifiable, une région de l’Univers. Il s’ensuit que le réel (ce qui est en soi et persiste) n'est pas homogène et présente une diversité, une pluralité identifiable. 

1.2 Comparaison avec d’autres pluralismes

Ce pluralisme organisationnel n’est pas la seule philosophie pluraliste. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le pluralisme a été défendu d’une tout autre manière par William James et Bertrand Russell. Tous deux ont soutenu un pluralisme prenant appui sur l’extériorité des relations. Pour Stéphane Madelrieux, William James et Bertrand Russell sont les pères du pluralisme moderne 3.

Selon Russell, puisque les relations sont extérieures, c’est qu’il y a des choses différentes les unes des autres et irréductibles aux ensembles dont elles font partie. Nous pouvons donc connaître l’une de ces choses complètement, sans faire référence à toutes les autres – ce qui est la thèse du pluralisme. Il y a une diversité dont on doit tenir compte, indique Bertrand Russell.

Pour James, le pluralisme repose sur la différence entre le passé, le présent et l'avenir (qui est encore indéterminé). Pour lui, l'expression « relation extérieure » renvoie au temps : c’est la relation aux événements futurs qui est extérieure, c’est-à-dire contingente et non pas nécessaire. « L’indéterminisme professe que les parties conservent entre elles une certaine latitude de jeu de manière que poser l’une n’aboutit pas nécessairement à déterminer toutes les autres » 4.

Il faut bien préciser qu’il s’agit dans ce cas des relations entre les choses ou les évènements, si bien qu’il s’agit d’un pluralisme empirique ou pragmatique. C’est une argumentation que nous qualifierons de liminaire en faveur du pluralisme. Elle dément l’unité du tout, le Monde comme Un, nommé « l’univers-bloc des monistes » par James dans son livre Philosophie de l’expérience, sous-titré L’univers pluraliste.

Selon Stéphane Madelrieux :

« le critère que James et Russell ont tous deux choisi pour opposer le pluralisme au monisme, l’extériorité des relations, est donc pris dans deux sens tout à fait hétérogènes, et incompatibles à bien des égards, puisque chez Russell, il signifie que les relations sont hors du temps, alors que chez James, il signifie que notre relation à l’avenir est ouverte » 5.

On peut citer également, dans le cadre des pluralismes existants, la position de François Maurice qui tente de promouvoir un pluralisme matérialiste inspiré de Mario Bunge. Il suppose quatre niveaux d’organisation : physique, chimique, biologique et psychonologique (associant le psychologique et le social). Ce sont, je cite : « des niveaux intégratifs ou d’organisation du réel » 6. Nous défendons quasiment la même opinion du point de vue descriptif, c’est-à-dire un parallèle entre la désignation de ce qui existe et de ce qui est étudié scientifiquement.

Là où nous avons une divergence majeure d’avec Bunge et Maurice, c’est avec leur matérialisme. Un pluralisme matérialiste est contradictoire pour diverses raisons. En effet, la matière est unique et Maurice note lui-même la bizarrerie qu’il y aurait à supposer une matière psychologique. Il se réfère à Mario Bunge pour le terme « matériel ». Pour ce dernier, seuls les objets individuels ou des entités peuvent être matériels. On est proche ici de la matière comme matériau constitutif des choses. Nous évitons la notion de matière précisément au titre de son oscillation entre matériau et substance 7 et parce qu’elle conduit logiquement au réductionnisme. Certains auteurs matérialistes soutiennent que si tout est matière, le réductionnisme est de mise. Jaegwon Kim a montré la pertinence de ce raisonnement. Il y aurait une clôture causale du monde physique qui ne laisse pas place à des formes d’organisation autonomes différentes de lui. Ce qui est contraire au pluralisme.

2. Matérialisme et naturalisme

2.1 Situation générale

La critique de la notion de matière n’empêche pas de souscrire à certaines des thèses traditionnellement liées au matérialisme, telles que le refus du spiritualisme ou de l’idéalisme, la recherche d’explications rationnelles, l’adoption d’un point de vue réaliste sur le Monde. Ce dernier point constitue d’ailleurs le postulat premier de notre ontologie : le Monde existe vraiment et il est immanent.

Le naturalisme matérialiste constitue un corps de doctrine qui propose un abord rationnel et non transcendant du Monde. Cet abord, utile en son temps pour séculariser la nature, présente un inconvénient. Citons ce propos de Raphaël Künstler qui résume le positionnement naturaliste :

« La naturalisation ontologique renvoie à l’objectif de cette métaphysique : il s’agit de produire une description du monde où la nature seule existe. Il n’y aurait ni surnature, ni exception humaine » 8.

Dans le positionnement théorique évoqué par Künstler, la notion de nature joue un rôle défensif contre la supposition d’une surnature. Si la nature est tout, elle est le Monde et à quoi bon le vouloir « naturel » ? Il y a biais de raisonnement par excès. La qualification de naturel (sous-entendant non surnaturel) est inutile. On peut parfaitement abandonner la posture naturaliste défensive, au titre que le Monde comme totalité exclut tout au-delà du Monde. Il est inutile de qualifier le monde de naturel pour se défendre du surnaturel et du transcendant qui n’y ont aucune place. Il vaut mieux s’en tenir au postulat premier de l’existence du Monde. De plus, le naturalisme en niant la spécificité humaine et la culture se lance dans un pari hasardeux.

Avec la matière, on se trouve en face du même biais de raisonnement. Si on admet qu’il n'existe pas d'entité immatérielle, dans ce cas comment se définit la matière ? Elle est nécessairement tout ce qui existe. Est-il justifié de qualifier de « matériel » tout ce qui existe ? Si tout ce qui existe est matière, la matière est tout ce qui existe et le concept d’existence suffit. Pourquoi se lancer dans cette hypothèse métaphysique supposant une qualité particulière à l’existant ? Le qualificatif « matériel » répond à un besoin de précision, sous entendant qu’il y aurait quelque chose d’autre (d’immatériel). Nous sommes là dans une rhétorique qui peut avoir une utilité polémique dans la lutte conte les métaphysiques idéalistes, mais n’en a pas du point de vue d’une ontologie rationnelle.

Une autre distance à prendre avec le matérialisme vient du principe gnoséologique adopté : affirmer une substance matérielle est une position métaphysique qui prétend dire ce qu’est l’être : de la matière. Le Monde serait constitué exclusivement de matière. Il y a deux critiques à ce sujet. La première est qu’il est impossible de se prononcer sur la totalité. La seconde est que l’idée de matière est mal définie et oscille du matériau à la substance. Le terme matériaux désigne les constituants concrets et empiriques, présents dans notre environnement. Le schème hylémorphique d'une matière prenant forme ne s'applique qu'à la réalité ordinaire, celle des choses individualisées dans notre environnement et constituées de divers matériaux. Il n'est pas applicable d'un point de vue ontologique. On ne peut bâtir une ontologie à partir d’une notion empirique.

Si par matière, on entend une substance, la matière devient un concept métaphysique qui désigne le support premier et immuable de ce qui existe. Cette affirmation est un postulat indémontrable. Marc Silberstein écrit : « En suivant la théorie du matérialisme scientifique de Mario Bunge ; on peut poser que le matérialisme [...] est moniste (une et une seule substance) » 9. C'est évidemment notre point de divergence majeur d'avec le matérialisme. Nous contestons l'utilisation de la notion de substance au titre que c'est un concept métaphysique dont on peut se passer. Et, si la matière n’est pas une substance, elle est alors un matériau, c'est-à-dire une notion pratique inapte à l’ontologie. De plus, il est difficile de se déclarer moniste et, simultanément, de défendre un pluralisme émergeant.

Dernier point, celui de l’élément premier, de l’atome au sens d'un élément primitif et insécable. Le matérialisme atomiste moderne conçoit les particules comme des portions de substance infinitésimales premières ayant une existence en tant que forme de la matière. Non seulement les critiques de la substance s’appliquent, mais, de plus, il y a un paralogisme. Il a été dénoncé par Gilbert Simondon. Ce paralogisme consiste à conférer une individualité à l’atome, censée expliquer la formation des individualités empiriques. Cette explication est le principe de sa propre explication. L’individuation est expliquée par une individuation primordiale inexpliquée.

2.2 Une affirmation tautologique

Pour les raisons évoquées au-dessus, nous ne souhaitons pas utiliser la notion de matière. Mais, il y en a d’autres qui ont trait aux modes de raisonnement. S’il n’y a rien d’autre que la matière, il s’agit tout simplement de ce qui existe. En ne qualifiant pas ce qui existe, on fait une économie conceptuelle importante : on en reste au postulat réaliste de l'existence. L’argument est du type rasoir d’Occam : il est inutile de multiplier les hypothèses. En matière de postulat ontologique, le plus simple est le plus acceptable.

Quelle que soit la définition de la matière, l’affirmation tout est matière est une forme litigieuse. Précisons un peu, quitte à être redondant, car il y a une cécité intense à ce propos. On pourrait dire qu’elle est pléonastique, puisqu’il n’existe rien d’autre que la matière. Avançons sur le plan logique. Il s’agit d’une tautologie fondée sur l’équivalence entre être et matière. Ce que l’on peut admettre puisqu’une tautologie ne peut pas être fausse. Mais, si existence et matière sont équivalentes, il est plus simple de se limiter à l’existence. Cette simplicité est intéressante, car, dans ce raisonnement ontologique, il s’agit du tout. Or qui peut prétendre connaître la totalité ? Personne. On ne peut se prononcer que par un postulat et le mieux est donc de se limiter à l’affirmation minimale d’existence.

La question qui se pose alors est : pourquoi qualifier l’existence de matérielle, si c’est évident  ? C’est en raison de l’omniprésence culturelle du dualisme qui sous-entend qu’à côté de la matière existerait du spirituel, de l’immatériel, du transcendant. Il s’agit donc de le nier. Tout est matière est une forme rhétorique pour se situer sur un plan métaphysique, compte tenu du contexte, en opposition à l’idéalisme et au spiritualisme. Hors de ce contexte, si on admet qu’il n’existe rien de spirituel ou de transcendant, il est inutile de préciser que ce qui existe est matériel. Le terme se comprend par opposition et différenciation à d’autres. En précisant qu’il n’y a que la matière, on sous-entend (en le niant) qu’il pourrait y avoir autre chose : de l’immatériel. En dehors d'un contexte polémique, ce n'est pas forcément utile. 

On peut acquiescer à nombre de thèses matérialistes et naturalistes, mais sans utiliser les termes de matière et de nature. Ce paradoxe est le contre-paradoxe de doctrines obligées de soutenir une position défensive contre le dualisme. Si le matérialisme est acceptable en contexte comme tentative de résolution du dualisme, il est critiquable au titre d’une affirmation métaphysique qualifiant a priori le tout. Notre suggestion est celle d’une évolution vers une ontologie de l’existence limitée dans son propos à l’Univers connu. Il s’agit de dire comment est l’Univers en tenant compte des connaissances scientifiques actuelles. Dans ce cadre, il apparaît diversifié. Ce qui est assez bien expliqué par les idées d’organisation et d’émergence.

3. La régionalisation de l’Univers

Au vu des sciences fondamentales qui les étudient, on peut considérer que se sont formées des régions dans l’Univers. C’était l’hypothèse de Mario Bunge, hypothèse appuyée sur la théorie des systèmes vue au-dessus. Là aussi, il y a une parenté avec ce que nous proposons, mais également une différence importante. On ne peut s’en tenir à la réalité empirique et aux systèmes qu’on y découvre. Selon nous, cette réalité factuelle laisse supposer un réel constitutif qu’on ne peut négliger. Rappelons que nous nous fions à une composition triadique des sciences fondamentales. Cette conception distingue et associe le réel supposé exister, qui sert de référent, les faits objectivés selon la méthode scientifique appropriée, la théorie conçue rationnellement pour les expliquer. Cela s’accorde avec l’idée de réel voilé de Bernard d'Espagnat. Ce qu'on en aperçoit, grâce à la réalité empirique, existe bien, mais ne peut être parfaitement précisé.

Les régions que délimitent les disciplines fondamentales ne sont pas seulement des niveaux de description de la réalité empirique, mais correspondent aussi à des formes identifiables du réel. On peut supposer que celles-ci ont des structurations ou des organisations, qui les différencient les unes des autres, bien qu’elles procèdent les unes des autres. Les domaines empiriques étudiés qui leur correspondent ne peuvent pas être considérés de manière stricte comme émergeant, car, selon l’adage, un fait est un fait. Il est mis en évidence, objectivé comme tel, et n’émerge pas d’un autre fait.

La plupart des auteurs favorables à ce genre d’idées, de Lloyd Morgan à Mario Bunge, considèrent qu’il existe grossièrement dans l’Univers les niveaux physique, chimique, biologique. Grossièrement, car cela n’exclut pas des sous-niveaux plus fins en nombre non fini, dont l’identification tient au raffinement des sciences et à leurs domaines d’application particuliers. Avec les sciences humaines, on peut ajouter le niveau cognitif et le niveau social 10. C’est généralement le point le plus contesté.

Cette régionalisation est provisoire et peut varier. Le concept d’émergence explicite la formation de niveaux de complexité différents présentant des propriétés caractéristiques. Considérer une région, c'est regrouper entre eux des faits ayant des caractéristiques communes qui peuvent tous être étudiés par une même méthode scientifique appropriée à leur caractère. Au sein d'une région, il existe une complétude nomologique : les phénomènes propres à cette région sont entièrement expliqués par les mêmes types de lois énoncés par une science empirique fondamentale.

Un degré de complexité du réel donné engendre un champ empirique identifiable par une science spécialisée. Par exemple, le niveau moléculaire est identifié par la chimie qui étudie les faits chimiques, le niveau atomique par la microphysique. Le concept d'émergence veut indiquer que la formation du niveau complexe vient (émerge) du précédent plus simple. Dans cette acception, chaque région se construit grâce à celle qui la précède, mais chacune a des propriétés spécifiques. La délimitation d'une région est relativement arbitraire, car il y a des niveaux intermédiaires. Le principe des niveaux d'organisation n'implique pas de discontinuité. Ce sont les impératifs de la connaissance qui incitent à tracer des limites.

Notons bien que les termes niveau et région ne sont pas topologiques, mais ontologiques. Ils concernent les formes d’existence, la constitution de l’Univers, et non des étendues spatiales (même si des émergences peuvent être uniquement locales). Cette conception n'implique pas un modèle stratifié comme le suppose Jaegwon Kim 11. Les régions ne sont pas disjointes et superposées, mais incluses les unes dans les autres. 

 Les niveaux les plus simples soutiennent et composent les niveaux complexes, si bien que le terme de strate est inadéquat. S’il fallait donner une image, ce serait celle de poupées russes intégrées les unes aux autres. La plus petite et la plus simple est aussi la plus large englobant toutes les autres. Topologiquement, il faudrait concevoir un modèle dans lequel le noyau inclut les enveloppes, ce qui signifie que le niveau physique le plus basal englobe et traverse les autres niveaux.

L’image qui découle de l’émergence est celle d’un Univers imbriqué. Les niveaux ne sont pas empilés, mais internes les uns aux autres et interactifs entre eux. Le niveau physique, le plus simple, est présent partout, il enveloppe tout, puis sous certaines conditions se forme le niveau chimique, puis le niveau biologique, etc. Du point de vue épistémologique, il s'ensuit que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique, mais d'autres lois doivent leur être ajoutées pour les compléter, car les modes d'organisation les plus complexes ne sont pas réductibles aux plus simples. Cette façon de penser permet d'envisager un nombre illimité de niveaux d’organisation/intégration en continuité les uns avec les autres. 

Lorsque plusieurs niveaux sont présents, ils sont intimement imbriqués. Il s'ensuit que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique, mais d'autres viennent se surajouter. Compte tenu des connaissances scientifiques actuelles, on peut penser que les formes d'existence les plus évoluées sont dépendantes des moins évoluées, tout en ayant une autonomie.

4. Une conception évolutionniste

4.1 Une émergence sous conditions

L'émergence est interprétable comme l’apparition d'une organisation stable plus complexe. À partir d'éléments d'un degré donné d’organisation se constituent des entités de degré de complexité supérieure qui forment une organisation caractéristique et identifiable. Il faut que cette réorganisation soit stable, ce qui se comprend aisément d’un point de vue sélectif : seules les organisations stables se maintiennent, les autres disparaissent. La nécessité de stabilité implique corollairement la possibilité d’instabilité, et donc la disparition de certains niveaux d’organisation. On entre là dans une vision évolutionniste et contingente de l’Univers.

Dire que le niveau supérieur émerge du niveau précédent signifie à la fois : 1/ qu'il se constitue grâce au précédent et : 2/ qu'il a une existence propre et des propriétés différentes. Mais aussi : 3/ qu’il dépend du niveau inférieur tout en ayant une certaine autonomie. Et enfin : 4/ qu’il peut disparaître. Les niveaux supérieurs propres au vivant, à l’homme et à ses sociétés n'ont pas toujours été là. Ils dépendent de ceux qui les ont précédés au cours du temps : les milliards d’années d’évolution de l’Univers et les dizaines de millions d’années de réorganisations locales dans le système solaire et sur Terre. Il s’ensuit que c’est aussi possible ailleurs, si les conditions locales le permettent. L'émergence d'un niveau de complexité supérieure se faisant par auto-organisation, il faut certaines conditions pour que cela se produise. Si ces conditions ne sont pas réunies, elle n'a pas lieu.

L'émergence d'un niveau d'organisation est contingente. Elle se produit à un moment de l’histoire de l’Univers, dans une partie de celui-ci. Le mode d’organisation qui a émergé n’est ni omniprésent, ni immuable, ni éternel. Il est présent dans une partie de l’Univers pour une durée donnée. Il peut évoluer ou disparaître. Le biologique a émergé du biochimique et n'existe pas partout et peut disparaître. Sa complexité demande des conditions qui lui permettent d'exister, elle a une certaine fragilité. Ce qui a émergé peut disparaître par simplification-décomposition vers les niveaux d'organisation inférieurs, plus stables et plus résistants si les conditions changent.

La conséquence ontologique est forte. Cela veut dire que nous ne sommes pas dans un Univers fixe, mais dans un Univers évolutif, mouvant, dont les formes d’existence ne sont ni définitives, ni stables. L’émergence implique son inverse, qui est la possible disparition des niveaux les plus complexes. L’émergence conduit à une conception évolutionniste de l’Univers.

4.2 La contestation réductionniste

L'émergence est un concept récusé par les réductionnistes. En effet, pour eux, le réel est constitué d'une unique substance matérielle explicable en dernier ressort par la physique (ce qu'on nomme le physicalisme). Il n’est pas illégitime de supposer une unité de l’Univers. Si on y ajoute un présupposé substantialiste, cela conduit au matérialisme réductionniste. Le concept d'émergence, dans ces conditions, n'a pas sa place.

L'émergentisme s'oppose à l'idée d’une seule substance (idéelle ou matérielle) ou d’un seul état (physique). Une telle attitude nie les possibilités de création et de diversification par complexification existant dans l'Univers. Cela ne remet pas en question l’universalité des lois, mais suppose plusieurs types de lois. Adopter une ontologie pluraliste fondée sur l'idée d'organisation évite d'avoir à chercher un élément premier, un « atome » au sens d'un élément primitif et insécable. En effet, chaque niveau ayant autant d'importance que tout autre, la recherche d'un élément fondamental n'est pas au premier plan. Adopter un paradigme fondé sur les idées d'organisation et d'émergence, c'est renoncer au paradigme atomiste (ou démocritéen) d'une science réductionniste tournée vers la recherche des éléments premiers régis par quelques lois fondamentales. La science moderne a longtemps laissé de côté l'idée d'organisation, car sa démarche était orientée vers la recherche du simple. Lorsqu'elle aborde cette idée, sa thèse (réductionniste) est la suivante : une entité organisée est le strict résultat, sans aucun ajout ni différence, de la composition additive de ses composants, depuis le plus élémentaire (les particules subatomiques). Ce premier niveau, et lui seul, constituerait véritablement (ontologiquement) l’Univers. Ce n’est pas notre avis.

L'idée d'une composition seulement additive à partir de briques élémentaires permet de penser que la science de ces briques élémentaires, la physique, serait la science fondamentale à laquelle les autres pourront un jour être ramenées. Au réductionnisme ontologique, s'ajoute un réductionnisme épistémologique. Selon cette thèse, les lois des niveaux de complexité supérieure pourraient être retrouvées à partir de celles des niveaux moins complexes et, en dernier ressort, à partir de celles de la physique. Toutes seraient des lois modulo N des lois physiques. Pour l'instant, le seul exemple d'une dérivabilité entre théories s'arrête à la chimie simple, et encore cette possibilité est-elle contestée par certains physiciens 12. Si l'on poursuit dans la complexité, on n’a aucun exemple de tentative sérieuse. Pour Antoine Danchin, la biologie est venue apporter une sorte de démenti à l'idée qu’une entité complexe pourrait simplement et uniquement dériver de l'assemblage des atomes, selon leurs propriétés intrinsèques au sein des quatre catégories, matière, énergie, espace et temps.

Le pluralisme a une conséquence de méthode. Il invalide le réductionnisme méthodologique, car, pour saisir et étudier des entités complexes, il ne faut pas chercher à les réduire en éléments simples, car elles perdent leurs caractéristiques (propriétés). Les différentes sciences fondamentales doivent s’adapter aux particularités de leurs objets. L’hypothèse de l’émergence implique des lois spécifiques au domaine considéré qui ne sont pas dérivables de celles des niveaux inférieurs, mais, par contre, parfaitement compatibles avec elles. L'émergence n'implique pas que les lois ou régularités des niveaux complexes soient étrangères aux lois physiques, mais s'y ajoutent.

L'utilisation ontologique des concepts d’organisation et d’émergence a pour corrélat une position non réductionniste qui incite à admettre que tout niveau d'organisation stable, même complexe, existe authentiquement et mérite d’être étudié scientifiquement. Le début du XXe siècle a donné des cadres théoriques solides pour les sciences non physiques (biologie, sciences cognitives, sociologie, etc.) qui s’occupent d’objets complexes. Ces sciences ne sont pas en voie d’être ramenées à la physique. Mais même la physique suppose des constituants complexes en interaction dynamique.

Conclusion : un Univers pluriel

Notre ontologie se définit négativement de ne pas être substantialiste, mais fondée sur la complexification des niveaux d’organisation constitutifs du réel. L’histoire de l’Univers tend à montrer l’existence d’organisations qui émergent les unes des autres, ce qui permet d’envisager une ontologie pluraliste et dynamique. L’Univers n’est pas chaotique, mais architecturé selon des types d’organisation diversifiés (même si par endroits ou à certains moments, il peut l’être). Il n’est pas non plus Univers figé en une ou deux substances supposées permanentes.  Certaines émergences, ou suites d'émergences, font apparaître de vastes « régions » selon le terme d’Heisenberg : ce sont des formes d'existence présentant des caractéristiques spécifiques et qui sont étudiées par une discipline scientifique relativement unifiée. Il s'ensuit la conception d'un Univers pluriel et en évolution, dans lequel de nouvelles formes d'existence apparaissent, mais peuvent aussi disparaître.

La formation par émergence des niveaux d'organisation ne crée pas un réel stratifié, comme il est coutume de dire. Il faut plutôt imaginer une imbrication, car les niveaux sont internes les uns aux autres. Ils s’engendrent les uns les autres de proche en proche et tous coexistent. En termes épistémologiques, il apparaît que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique, mais d'autres lois doivent leur être ajoutées pour les compléter, car les modes d'organisation les plus complexes ne sont pas réductibles aux plus simples. Cette façon de penser permet d'envisager un nombre illimité de niveaux d’organisation/intégration en continuité les uns avec les autres.  Les niveaux physique, chimique, biologique sont actuellement assez largement admis, car ils sont étudiés par des sciences bien établies.

Notes :

1 Nous évitons le terme flou, car il a été utilisé par Gilles-Gaston Granger. Granger Gilles-Gaston, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 164.

2 Voir Juignet, Patrick. Quelle ontologie proposer aujourd'hui ? Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/existence-reel-realite.

3 Madelrieux, Stéphane. « Pluralisme anglais et pluralisme américain : Bertrand Russell et William James », Archives de Philosophie, vol. 69, no. 3, 2006, pp. 375-393. https://doi.org/10.3917/aphi.693.0375.

4 James William, (1896) La volonté de croire, Paris, Flammarion, 1916, p. 168.

5 Ibid.

6 Maurice François, « Métascience : pour un discours général scientifique » in Métascience, Paris, Éditions Matériologiques, 2020, p. 62.

7 Juignet Patrick. Matière et matérialisme. Philosophie science et société. 2017. https://philosciences.com/idee-de-matiere.

8 Kunstler Raphaël (dir.), Métaphysique et Sciences. Nouveaux problèmes, Paris, Hermann, 2022, p. 41.

9 Silberstein Marc, L'unité plurielle du matérialisme, in Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain : Volume 1 (Sciences & Philosophie, Paris, Édition Matériologiques, 2018.

10 Juignet Patrick, Philosophie pour les sciences humaine et sociales, Nice, Libre Accès Editions, 2023.

11 Kim Jaegwon, « Considérations métaphysiques sur le modèle stratifié du Monde », in Trois essais sur l’émergence, Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2005.

12 Hendry Robin Findlay, « Ontological reduction and molecular structure » in History and Philosophy of Science Part B, Studies In History and Philosophy of Modern Physics 41(2):183-191. DOI:10.1016/j.shpsb.2010.03.005.

 

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L'auteur :

Juignet Patrick