Le vide philosophique dans la société contemporaine
Entretien avec Dany-Robert Dufour
Pour citer cet article :
DUFOUR, Dany-Robert. Le vide philosophique dans la société contemporaine. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/vide-philosophique-dans-la-societe-contemporaine.
Texte intégral de l'entretien :
Patrick Juignet. Bonjour Dany-Robert Dufour. Je voulais vous interroger sur votre dernier livre Le délire occidental, mais les assassinats du 7 janvier et les événements qui ont suivi m'ont plutôt orienté vers La cité perverse et L'individu qui vient... après le libéralisme. Je viens également de lire le Manifeste du nouveau réalisme de Maurizio Ferraris qui fait un portrait peu flatteur de la philosophie postmoderne. Tout cela s'est télescopé en une intuition : celle du vide philosophique de nos sociétés occidentales. La médiocrité des élites, le cynisme mercantile, la déstabilisation des mœurs, ont provoqué une désorientation et laissé un vide philosophique qui se remplit par un retour du religieux. Pour preuve de ce vide, l'achat massif en France des ouvrages de Voltaire, suite à ce qui s'est passé en ce mois de janvier 2015.…
Dany-Robert Dufour. Vous parlez de « vide »… C’est là un symptôme de la post-modernité qui a été très tôt identifié, entre autres par Gilles Lipovetsky, puisqu’il a écrit en 1983, quatre ans après le livre pionnier de Jean-François Lyotard (La condition post-moderne), cet essai au titre significatif : L'ère du vide. Lipovetsky ne se doutait sûrement pas de l’ampleur qu’allait prendre ledit « vide ». Après avoir atteint la pensée - je veux dire la pensée en tant que critique (la philosophie, la politique, l’esthétique…) ‑ il s’est répandu ensuite partout. Aujourd’hui, il a atteint les trois grands domaines où, depuis toujours, on essaie de donner un sens à sa vie : le travail, le loisir et l’amour ‑ je fais là référence à ce que j’ai tenté d’analyser dans mon dernier livre : Le délire occidental.
Cela atteint certes toutes les couches et classes sociales de façon plus ou moins diffuse, mais se concentre spécialement dans les banlieues. Pourquoi ? Parce que les banlieues sont un concentré des problèmes qu’une époque rencontre. Une ban‑lieue, c’est en effet dire le lieu où sont mis au ban un certain nombre d’individus qui se trouvent ainsi a‑ban‑donnés. Tellement a-ban-donnés que certains passent alors à côté des dispositifs d’insertion et d’éducation de ce qui peut rester d’une République post-modernisée jusque dans ses institutions principales. Les gens, en particulier les jeunes qui y vivent, souvent déracinés, venus d’ailleurs et notamment des anciennes colonies, sont alors confrontés à un vide abyssal. Un vide qui ne peut qu’entraîner des réponses délétères. L’accroissement des inégalités et le chômage de masse provoquent le surgissement d’économies mafieuses. La disparition des formes usuelles de la solidarité, le relativisme culturel, la fin des grands récits collectifs et de toute forme d’altérité et de loi commune incitent au fonctionnement pulsionnel, lequel se complaît dans le consumérisme, le rejet de toute forme d’autorité, l’exaltation des égoïsmes et l’exhibition des paraîtres. Ajoutez à cela le fait que ces tendances sont soutenues par la diffusion massive de technologies très puissantes, incitant chacun ‑ jusqu’au plus démuni ‑à croire qu’il peut tout.
Bref, le vide envahit tout, mais il frappe plus encore la banlieue. D’où la question : comment font les jeunes, puisqu’ils ne sont ni plus bêtes, ni moins bêtes que d’autres, pour vivre avec ces seuls attributs ? La réponse est double : à la fois, ils les exhibent, parfois ostentatoirement, et parfois ils les rejettent. La première forme sera celle du beur malin, entrant dans un monde factice a priori interdit et triomphant de tous les obstacles (type Jamel Debbouze) et la seconde, celle du supposé sage (type Amédy Coulibaly dans sa vidéo) qui, pour obvier à la disparition du sens, entreprend de recréer une pseudo-loi, un semblant d’Autre, un absolu, qui ferait office de garant suprême du sens ‑ quitte à ce qu’il entreprenne un jour de tuer tout ce qui, sur sa route, paraît s’opposer à cette soi-disant « loi ».
Ce qui nous ramène à votre question du « vide ». Aristote disait que « la nature a horreur du vide ». Il s’est trompé, mais il nous a mis sur la voie : c’est la société qui a horreur du vide. Je veux dire que face au vide que la société néo-libérale actuelle produit dans toutes les économies humaines, certains répondent par le faux-plein d’un Dieu soi-disant parfait ‑ encore plus effrayant que ce qu’il prétend combattre. C’est ainsi qu’il se met en place, face au délire occidental, un autre délire ‑ islamiste en l’occurrence.
PJ. Plutôt que : « que faire ? », je poserais la question : que peut proposer un philosophe dans ce contexte ? La réponse assez évidente serait une philosophie partageable par la communauté, une « philosophie commune ». Mais, comment faire pour qu'elle puisse être vraiment partagée ? Proposer un nouveau Grand Récit ? Un mixte entre éthique, morale, politique et sens commun, d'où découleraient des propositions applicables politiquement ? Mais, en s'engageant dans cette voie, le philosophe peut s'enfoncer dans un domaine piège qui est celui de l'idéologie et la limite est mince entre les deux...
DRD. Je n’ai jamais cru, comme les philosophes post-modernes se sont acharnés à vouloir le faire croire, que la philosophie n’était vouée qu’à produire des récits. Cela, c’est la fonction du mythos, pas du logos. Le logos ne raconte pas d’histoires - des histoires qui s’opposent à d’autres histoires. Le logos a pour fonction, non la narration, mais la démonstration. Ce qui, en bon grec, s’appelle l’apophantique. Lequel renvoie, non à ce qui peut être conté ou raconté, mais démontré. Je veux dire qu’aujourd’hui, quand je philosophe, je ne raconte pas une histoire morale, je prétends dé-mon-trer. Quoi ? Que le monde, s’il continue dans ce sens, va se heurter non pas à telle ou telle valeur morale ou symbolique, mais à une limite réelle. Ce qui pourrait s’énoncer ainsi : ce monde, notre monde, se mettra de plus en plus en péril s’il persiste à suivre le principe d’illimitation qui préside à l’économie dominante aujourd’hui, l’économie marchande. Ce principe détruit en effet les autres économies : l’économie politique où s’expriment les intérêts collectifs qui doivent désormais se soumettre aux intérêts privés dominants, les désirs (relevant de l’économie psychique) doivent trouver à se satisfaire dans les objets du marché. Et, last but not least, ce principe détruit aussi l’économie dans laquelle toutes ces économies humaines ont encastrées : l’économie du vivant soumise à des perturbations lourdes causées par des activités humaines incontrôlées, à des effets de pollution potentiellement cumulatifs, à des changements climatiques très problématiques, à des risques biologiques catastrophiques… Vous voyez que, disant ceci, je ne suis ni dans la morale ni dans le récit. Mais, bien plutôt dans un fonctionnement hypothético-déductif : « si vous faites ceci, alors… ».
PJ. Dans le domaine d'une philosophie porteuse pour la société, les philosophes des Lumières ont montré le chemin. Ce n'est probablement pas pour rien si, brusquement, suite aux événements, une partie de la population se tourne spontanément vers Voltaire (la plus forte vente du mois selon les éditeurs). Mais, cette philosophie des Lumières a été critiquée, malmenée par le post-modernisme. Elle est marginalisée dans la culture. Depuis des années, pas une journée sans que l’on entende parler d'argent, de religion ou de mariage gay dans les médias, mais quasiment rien sur le désenchantement des populations, ni sur ce qui tient la route en face : la « common decency », l’athéisme, l’humanisme, la philosophe des Lumières, la laïcité. D'un point de vue pratique, même si le philosophe propose, les médias disposent.
DRD. Oui, les médias, possédés par de grands groupes financiers, disposent. Disposent en l’occurrence, comme disait si bien l’autre, du cerveau du téléspectateur, de l’auditeur ou du lecteur. Il est quand même invraisemblable que, dans une démocratie comme la nôtre, ce pouvoir ne soit pas contrôlé par des instances publiques s’assurant de la diversité des opinions.
C’est ici, entre autres, que l’Internet a du bon. Il permet à moindres frais de construire des contre-pouvoirs. Ce n’est pas à vous qui animez un blog critique que je vais apprendre cela… Le seul problème est que ceux qui accèdent à ces contre-pouvoirs sont ceux qui sont déjà informés et vigilants. Les autres restent d’emblée soumis aux médias et à leurs journalistes qui font l’opinion. Certes, quelques uns parmi eux font leur travail honnêtement ‑ j’en connais… et je sais qu’ils sont souvent (plus ou moins habilement) éjectés (par exemple, après avoir reculé et rereculé l’heure d’un excellent programme de critique de livres, on pourra dire ensuite à son producteur : « c’est excellent, mais il faut arrêter, il n’y a plus assez de téléspectateurs… »). Pour échapper à cette forme ou d’autres de mise à l’écart, beaucoup de journalistes préfèrent suivre le fil du courant dominant quitte à se réfugier dans des arguments spécieux qu’ils se répéteront en boucle jusqu’à y croire. Par exemple, si vous publiez des études très documentés et très critiques sur la post-modernité comme culture de l’époque néo-libérale, les journalistes « de gauche » ne parleront pas de vous parce que vous êtes… « néo-réactionnaire ». Et les journalistes de droite ne parleront pas de vous parce que vous êtes… un dangereux révolutionnaire.
PJ. Un point sur lequel je ne serais pas d'accord avec vous, c'est l'élision de la morale, car il me semble qu'il y a de l'indémontrable dans les principes utiles pour conduire la vie humaine. Cette dernière demande un ordonnancement régulateur qui crée l'humain. C'est ce qu'a montré Claude Lévi-Strauss avec l'ordre symbolique, mais peut être pourrait-on parler tout simplement de « loi commune », comme l'avait fait Aristote. Sans l'assimilation de cette loi, l'homme reste infantile, ne devient pas humain, mais barbare. La postmodernité a cru pouvoir se débarrasser de la morale, alors que ce qu'il aurait fallu viser, ce sont les excès et déviations sociologiques de cette morale dans des « lois particulières ».
DRD. C’est là un sujet sur lequel nous pourrions avoir un long débat. En quelques mots, je vous suis sur votre proposition ‑ très legendrienne ‑ disant globalement qu’« il y a de l'indémontrable dans les principes utiles pour conduire la vie humaine ». Tout comme il y a de l'indémontrable dans les principes nécessaires pour construire un système consistant, comme la géométrie… ou (justement) le droit. Ce sont en effet des axiomes ‑ indémontrables ‑ qui fondent les systèmes consistants ‑dans lesquels s’enchaînent les propositions démontrables. Si vous dites, par exemple : "La dignité de la personne humaine est un axiome indémontrable et indérogeable", je vous suivrai absolument. Mais, je craindrais cependant ici que vos (nos) éventuels contradicteurs ne nous disent alors tout simplement ceci : "Campez donc sur vos axiomes (moraux) si cela vous chante (de toute façon, vous admettez de ne pas pouvoir les démontrer), quant à nous, nous campons sur d'autres axiomes et ne nous demandez pas de les justifier ; ils sont aussi indémontrables et indérogeables que les vôtres". Résultat : on est coincé si on campe sur la seule position morale.
Je crois donc s'il faut aller un cran plus loin afin d'échapper au piège relativiste, au cœur de nos temps post-modernes dans lequel on risque alors de se retrouver, énonçable ainsi : « Pense et fais ce que tu veux, cependant que moi, je pense et je fais ce que je veux ». Le moyen serait de montrer que si un axiome d’indignité de la personne humaine était admis, alors le système du droit en régime démocratique ne tiendrait tout simplement plus. De consistant, il deviendrait mou, voire contradictoire ‑ je dirais sadien. On peut le dire autrement : l'axiome de dignité (éminemment moral), tout indémontrable qu'il soit, est néanmoins nécessaire pour maintenir le système du droit comme non contradictoire, c'est-à-dire comme consistant.
En d’autres termes encore, je dirais que la morale à l’ancienne qui se contente d’énoncer ses grands (et beaux) principes ne suffit plus ‑ d’ailleurs si elle avait jamais suffi, on l’aurait su depuis longtemps. Il faut aller plus loin. Et aller plus loin, c’est retrouver la veine kantienne qui avait renouvelé la morale ‑ je me permets de vous renvoyer sur ce point à la partie « Géométriser la morale » qui se trouve aux pages 332 sq. de L’individu qui vient… après le libéralisme.
PJ. C'est avec raison que vous insistez sur la différence entre mythos et logos, je dirais entre fiction et démonstration. Cependant, il faut formuler la pensée de manière transmissible. Même les sciences les plus rigoureuses et spécialisées ont besoin d'un récit/mythe pour se vulgariser, mais aussi pour un usage interne (se formuler explicitement, se socialiser, énoncer leurs paradigmes). C'est encore plus nécessaire pour une philosophie portant sur l'humain et le social. Je m'interroge sur cette voie étroite d'un énoncé philosophique communément partageable qui remplirait le vide dont nous souffrons, mais éviterait la croyance, la métaphysique, la religion, la tromperie idéologique. Jean-Hugues Barthélémy écrit " Notre époque a vu s'effondrer les idéologies politiques et disparaître la possibilité de traduction des connaissances scientifiques en langage ordinaire" et il se demande si notre temps ne demanderait pas de « nouvelles Lumières », je dirais une philosophie éclairante donc accessible, intégrée à l'époque, mais qui reste attachée à la rationalité et à la vérité. Genre philosophique qui n'a pas de nom.
DRD. Dans la réponse précédente, je disais en somme qu’il faut redonner, non pas toute, mais une place très précise à la morale, en l’assimilant aux axiomes indémontrables sans lesquels ne peut fonctionner aucune démonstration. Dans cette réponse, je dirais de même qu’il faut redonner, non pas toute la place, mais une place au récit : celle de soutenir, d’imager, d’imaginariser la démonstration par des fictions. Reste à savoir quelles fictions : ce qui ouvrirait le champ (ce que nous n’allons pas faire aujourd’hui) de l’esthétique et de l’artistique en période post-moderne.