Le mal, envisagé d'un point de vue pragmatique, correspond aux conduites intentionnelles qui causent la mort, la souffrance, la misère, l’indignité. Sont qualifiables de mal le meurtre, la torture, les agressions, les destructions, l’exploitation, l’asservissement, le vol, le viol, l’humiliation, etc. Faire le mal, c’est se conduire d’une façon qui dégrade la vie humaine. Le mal est intentionnel et imputable à une personne, à un groupe ou à un État, qui n’ignorent pas les conséquences de leurs actes.
La guerre fait le mal à grande échelle.
Elle s'accompagne toujours de justifications idéologiques. Pour ce qui est de l'actualité, l'horreur infligée à l'Ukraine l'est au nom de la mission du peuple Slave, de la restauration de l'empire russe, de la religion orthodoxe, de la décadence de l'Occident, etc. L'impérialisme de l'État russe vis-à-vis de l'Ukraine se pare d'un nationalisme érigé en vertu. L'idéologie est constamment au premier plan dans la justification de la guerre et l'instrumentalisation des populations.
La manipulation idéologique des États autoritaires est toujours du même type. Ils vendent à leurs citoyens grandeur, puissance et prestige. Ils développent un sentiment de persécution vis-à-vis de « l'ennemi » pour justifier la guerre. Sans oublier la répression et la terreur contre les incrédules. Les populations le payent de sang et de souffrances. Derrière, il y a bien sûr des enjeux économiques et stratégiques, mais qui se ramènent tous à la puissance étatique recyclée en prestige, négligeant la mort et les malheurs provoqués.
Anna Arendt notait au sujet du nazi Eichmann un manque de pensée (Eichmann à Jérusalem, Paris, Galimard, 1991, p. 460). On pourrait préciser un manque de pensée autonome, critique, informée et distanciée, par rapport à la norme et au discours idéologique. L'idéologie produit une pensée toute faite, un prêt à penser distribué à grande échelle. Le philosophe peut désigner les idéologies pour ce qu'elles sont. Ses moyens sont modestes, dérisoires même, par rapport aux propagandes étatiques.
Sur le fond du problème, les affrontements sont-ils utiles aux Nations ? La coopération serait d’évidence plus profitable au développement culturel économique et à la prospérité. La guerre est toujours ruineuse et destructrice. La concurrence et la violence, qui ne sont pas nécessaires, ni utiles, sont cependant toujours présentes.
Pour Norbert Elias, les relations concurrentielles sont un phénomène social général. Une situation concurrentielle surgit lorsque plusieurs groupes sociaux s'efforcent de s'emparer des mêmes biens, territoires, ou positions de pouvoir. Une fois cette compétition commencée, elle ne s’interrompt plus et fonctionne comme un « mécanisme d'horlogerie » dit Elias.
Ce point est exposé dans la première partie de La Dynamique de l’Occident, intitulée « La sociogenèse de l’État ». Il analyse les situations socio-historiques en termes de balance des pouvoirs et de conflictualité. Au fur et à mesure qu’une unité sociale de degrés d’organisation supérieure est atteinte, les affrontements se déplacent à cette échelle supérieure. La constitution d’un monopole étatique de la violence entraîne des entreprises guerrières interétatiques.
Le raisonnement fait par Norbert Elias est convaincant. Toute entité politique qui prend de l'ampleur devient une menace pour ses voisines, car elle peut un jour ou l'autre vouloir la conquérir et l'asservir. Les États entrent dans des luttes concurrentielles constantes. L'histoire lui donne raison. Somme-nous devant un fait de type physique : toute masse suspendue, soumise à la pesanteur peut un jour ou l'autre tomber ? Ce n'est pas le cas et pourtant les guerres, qui ne sont pas nécessaires, sont constantes. produites par un engrenage concurrentiel automatique.
Quel facteur rend cet engrenage non nécessaire, inéluctable ? Les humains n'agissent pas sans motivations. Ces motivations sont l'un des ressorts de la perpétuation des affrontements, car on les retrouve toujours, partout et de tout temps. Même si des Nations peuvent vivre en paix, inéluctablement, la menace se concrétise. On peut évoquer deux conditions.
L'homme est violent, habité par l'agressivité, comme en témoignent les innombrables affrontements sans buts précis, ni bénéfices, relatés dans les « faits divers ». C'est une condition indispensable, car avec des populations pacifiques, il est impossible d'organiser des affrontements.
Pour ce qui est des États, il faut que des dirigeants déclarent la guerre. Il se trouve toujours à un moment ou à un autre, des dirigeants avides de grandeur, de puissance, souhaitant accaparer territoires ou des richesses, ou se sentant menacés par leurs voisins, pour le faire. D'autant plus facilement que le régime est violent, autoritaire, et méprise la population.
Le seul frein possible consiste à remplacer la concurrence et l'affrontement par des lois, des arbitrages, ce qui a été tenté au lendemain de la seconde guerre mondial avec la Société des Nations et l'établissement d'un droit international. Un Pacte a été signé obligeant les États membres à tenter de régler pacifiquement leurs différends. En adhérant à la Société, ces derniers s’engageaient à respecter le droit international, à respecter l'intégrité territoriale et l'indépendance politique de tous les membres de la Société.
Arendt Anna, Eichmann à Jérusalem, Paris, Galimard, 1991.
Elias Norbert, La dynamique de l'Occident, Paris Calmann-Lévy, 1975.