Religion-philosophie-science : un enchainement cyclique ?

 

Au sien de chaque culture un même enchainement historique se produit. Une décentration progressive permet ce passer de la pensée religieuse à la pensée philosophique, puis à la pensée scientifique. Ensuite, un syncrétisme défait la différenciation.

Within each culture the same historical sequence occurs. A progressive decentering moves from religious thought to philosophical thought, then to scientific thought. Then, syncretism undoes differentiation.

 

Vincent Citot

Un entretien avec Vincent Citot

 

 

Citot Vincent, Histoire mondiale de la philosophie Une histoire comparée des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations, Paris, PUF, 2022.

 

Patrick Juignet. Bonjour Vincent Citot. Dans votre Histoire mondiale de la philosophie, vous dessinez des périodes évolutives avec, pour la philosophie, un enchaînement en trois étapes. Vous distinguez des types de philosophes en mêlant critère sociologique et intellectuel : religieux, clerc, indépendant, savant, lettré, universitaire. Au XXIe siècle, notre philosophie euro-occidentale serait dans un moment post-classique et il ne resterait en lice que les philosophes universitaires. Est-ce bien cela ?

Vincent Citot. Je montre en effet que, selon les époques considérées, la philosophie est pratiquée par des penseurs de formations et de statuts divers. Pour s’en tenir à l’Europe, la philosophie est d’abord essentiellement produite par des clercs, puis des laïcs dont le travail est encadré par l’Église, puis des lettrés trouvant protection dans des cours princières, des indépendants aux métiers divers, des savants et enfin des fonctionnaires au service de l’État. Ce sont là seulement des tendances globales. Depuis les débuts du XIXe siècle européen, la professionnalisation de la philosophie, et en particulier sa prise en charge par l’Université moderne, est un phénomène essentiel.

Toutefois, la philosophie pratiquée à l’Université est loin de résumer toute la production philosophique contemporaine. Certains écrivains, artistes, savants, journalistes, critiques ou penseurs politiques sont aussi des producteurs de philosophie. Mais ils sont marginalisés par la philosophie universitaire dominante, qui qualifie leurs travaux d’essayisme. L’essayisme, de ce point de vue, c’est de la sous-philosophie. Quant à moi, qui suis lié au monde universitaire sans adhérer tout-à-fait aux orientations de ce milieu, je n’ai pas de position tranchée : il existe d’excellents essais philosophiques dont les auteurs ne sont pas des philosophes professionnels, et de médiocres Docteurs de l’Université – et réciproquement, bien entendu.

P. J. Votre travail restitue le paysage intellectuel au sein duquel naissent et meurent les philosophies. Il s’agit surtout de montrer l’existence de grands mouvements évolutifs présents dans à la culture. Vous voulez « écrire une histoire mondiale des grands courants de la pensée philosophique dans leurs rapports à la vie intellectuelle qui les englobe » (p. 14). Pour ce faire, les auteurs du passé doivent être replacés dans le mouvement de la vie intellectuelle qui les porte et les emporte (p. 13). Globalement, l’histoire de la philosophie suit l’histoire intellectuelle, culturelle et sociale (p. 20).

Diriez-vous que la pensée philosophique n’existe qu’au sein de la vie intellectuelle qui l’englobe et n’a donc qu’une autonomie très relative ?

V. C. On trouve toujours des penseurs à contre-courant, des hétérodoxes, des « précurseurs » ou des inclassables au sein des grands courants intellectuels de leur époque. Jamais, dans l’histoire, un Zeitgeist, un « esprit du temps », une aspiration commune ou une mode ne peut s’imposer à tous. Mais on ne comprend rien aux évolutions macro-historiques si l’on ne s’intéresse qu’aux originaux et marginaux. Donc, en effet, la pensée philosophique se déploie au sein d’une vie intellectuelle, culturelle, socio-économique et politique qui en est le contexte et qu’elle illustre à sa façon. Les oppositions aux courants majoritaires doivent eux-mêmes se comprendre dans le contexte au sein duquel ils se distinguent. On n’échappe pas à son époque. Au niveau individuel, on peut en discuter, mais au niveau des courants philosophiques, il me semble indiscutable que chaque époque impose à ceux-ci sa marque propre. Ainsi, l’autonomie de la philosophie est très relative. Les spécialistes de la liberté de pensée ont une pensée moins libre qu’ils ne le voudraient. C’est justement pour libérer un peu la mienne que j’ai entrepris d’étudier ses conditionnements historiques.

P. J. Comparer les évolutions de la vie intellectuelle dans diverses cultures permet de repérer une régularité, grâce à la méthode comparative que vous utilisez. La même succession et finalement le même cycle global se reproduit à moyenne échelle temporelle (un millier d’années environ). Une décentration progressive fait passer de la pensée religieuse à la pensée philosophique, puis à la pensée scientifique. Ensuite, il se produit un retour à la pensée religieuse. « La science et la philosophie finissent par se dissoudre dans la pensée religieuse, avant que ne disparaisse la civilisation qui les porte toutes les trois » (p. 478).

Peut-on considérer ces trois aspects comme des dimensions caractéristiques du champ intellectuel, l’évolution de leurs rapports fournissant les critères essentiels de périodisation de l’histoire intellectuelle ?

V. C. C’est, en effet, ma thèse. Religion, philosophie et science sont trois façons de répondre à la question que toutes les cultures se posent : « De quoi le monde est-il fait ? » – les deux premières répondent en outre à deux autres questions : « Que sont le bien et le mal ? » et « Comment mener ma vie ? ». À ces trois questions correspondent trois champs de réflexion : ontologie, axiologie, praxéologie – si l’on aime les termes techniques. Je ne connais pas de société qui ne se soit questionné sur ce qui est, ce qui devrait être et selon quelles règles mener sa vie. Or, il n’existe pas mille méthodes pour répondre à ces questions : ou bien l’on se réfère aux traditions, aux Ancêtres, aux prêtres, aux mythes et aux croyances (ce que je regroupe sous le concept de religiosité), ou bien on développe une justification argumentée (qui, au-delà d’un certain seuil, devient philosophique), ou bien encore, on cherche une vérification par expérimentation et formalisation (ce qui aboutit à la science, laquelle ne répond, comme déjà dit, qu’à la première des trois questions). Ainsi, le champ intellectuel se structure selon ces trois méga-catégories de religion, philosophie et science. 

Elles n’apparaissent pas aléatoirement dans l’histoire : une civilisation ne commence pas par produire des biologistes et des archéologues pour, ensuite, tirer de leurs travaux des conséquences métaphysiques et, enfin, en chercher des applications dans des cérémonies d’hommage au dieu du maïs ou des moussons. Quoi qu’il en soit, la ramification-diversification-spécialisation du champ intellectuel est intéressante à étudier pour établir de l’intelligibilité historique.

P. J. Selon vous, c’est par une décentration croissante de la pensée que se produit l’évolution culturelle collective. La vérité serait « une appréhension du réel qui transcende les points de vue particuliers » et la décentration la manière de s’en approcher. La décentration viendrait de trois procédés : l’autorité, le raisonnement et finalement le formalisme et l’expérimentation. La première forme de décentration consiste à s’en remettre aux autorités. Il s’agit de faire confiance et d’adhérer aux discours d’autorité (p. 17), ce qui donne la pensée religieuse lorsque ces discours sont structurés, stables et encadrés par un cérémoniel. Une seconde forme consiste à raisonner, observer, multiplier les expériences, comparer les témoignages, douter, critiquer, juger, analyser, généraliser, conceptualiser (p. 17), ce qui se nomme la philosophie. Religion et philosophie se présentent comme une théorie du réel, un ensemble de normes et un guide de vie. Enfin une troisième forme formalise les raisonnements, transforme les expériences en expérimentations. Elle est qualifiée de scientifique (p. 18). Dans ce cas, les disciplines se constituent en domaine distinct du savoir (p. 21).

Pourriez-vous dire d’où vient ce concept de décentration ? Est-ce un emprunt à Jean Piaget qui, bien qu’ayant répudié la philosophie, y a contribué de manière intéressante ? Ce concept n’est-il pas un peu trop général, au point d’englober des évolutions intellectuelles nettement différentes ?

V. C. Oui, je dois ce terme à Jean Piaget, dont la lecture m’a sorti de mon sommeil phénoménologique (courant de pensée dans lequel j’ai fait mes premières armes). Dans Sagesse et illusions de la philosophie (1965), il applique à la vie intellectuelle ce qu’il a observé dans la genèse de la pensée infantile. L’enfant commence par être affectivement et cognitivement égocentré, puis, la maturation consiste à envisager le monde naturel et humain autrement qu’à travers sa perspective limitée et particulière : comprendre les autres points de vue et les lois de la nature (lesquelles se moquent de nos états d’âme). En un mot, il faut sortir de soi pour accéder à la morale et à la vérité. Il reproche à certains courants philosophiques de prétendre dire le vrai sans effort de vérification, en se fondant sur la simple intuition du penseur. Le décentrement (ou la décentration), est un ensemble de procédures de vérifications (expérimentation, rationalisation, mesure, modélisation, formalisation, etc.).

La généralité de ce concept n’est pas du tout problématique. Les sciences humaines passent leur temps à utiliser des concepts hypergénéraux d’une façon opératoire : « humanité », « classes sociales », « domination », « nation », « industrialisation », « fécondité », « PIB », etc. Découper le monde humain et l’histoire humaine avec des concepts généraux est le lot des sciences humaines depuis l’origine.

P. J. Vous faites appel à la méthode comparative (p. 22) pour étayer votre propos. Ainsi, vous mettez en parallèle l’évolution de la philosophie dans huit aires délimitées de manière simultanément géographique, temporelle et culturelle. Ce sont la philosophie grecque, la philosophie romaine, la philosophie en l’Islam, la philosophie euro-occidentale, la philosophie russe, la philosophie indienne, la philosophie chinoise, la philosophie japonaise.

« La méthode comparative est l’un des moyens privilégiés de trouver des récurrences, des causes, des lois, de tester des hypothèses, et d’évaluer des modèles théoriques, – bref de faire de la science » (p. 23).

V. C. Un physicien peut faire des expériences pour vérifier ses hypothèses ; et comme les lois de la nature sont supposées invariables, la réitération de ces expériences est en droit indéfinie. Mais l’objet de l’historien est passé et il n’aura jamais exactement les mêmes circonstances pour vérifier que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. La seule façon de contourner cette difficulté est de faire du comparatisme pour voir si, dans des situations analogues, des évolutions analogues se produisent. Évidemment, toute la difficulté est de déterminer d’une façon rigoureuse ces cas d’analogie.

P. J. Je vais être un peu long ici, car on aborde le cœur de votre travail. On peut selon vous distinguer trois périodes dans le déroulement historique des épopées philosophiques : « préclassique, classique et postclassique ». D’abord, la pensée philosophique aborde son âge « préclassique ». Apparue sur le terrain religieux, elle s’y insère ou se place en marge de celui-ci. Elle rationalise la mythologie, elle transforme la cosmogonie en métaphysique, elle instaure des discussions théologiques.

Ensuite, portée par des changements sociaux, la philosophie entre dans son âge « classique ». Nommée comme telle à ce moment-là, elle revendique son autonomie. Elle devient critique vis-à-vis des croyances et une valeur traditionnelles et se lie aux savoirs positifs. On trouve alors deux figures, celle du philosophe sceptique et celle du philosophe savant. Le philosophe sceptique prend de la distance, relativise, critique les croyances. Le philosophe savant est également scientifique (p. 179). C’est le début des études sur la nature et l’homme. Le classicisme dure peu, entre cinquante et cent ans.

L’âge « post-classique » voit une autonomie des sciences par rapport à la philosophie et un désintérêt mutuel. La philosophie renoue avec le sacré et, sur la ruine du scepticisme, se construisent de grands systèmes à tendance idéaliste. Outre sa rupture avec les sciences, la philosophie perd le contact avec la vie ordinaire. La philosophie devient abstraite, désincarnée, se détourne du réel. Finalement, un syncrétisme unifie les écoles dans une pensée qui redevient religieuse et la culture décline. La philosophie emprunte la pente fatale (religiosité, scolastique, syncrétisme) qui mène vers son extinction.

Que statut donnez-vous à ces tendances et leur supposez-vous un caractère inéluctable ?

V. C. Je ne pourrais les affirmer inéluctables sans tomber dans une métaphysique (déterministe, en l’occurrence), dont justement, je me méfie. Plus j’étudie la matière humaine, plus je perds mes certitudes, tant la chose est complexe et diverse. Donc, je me garde bien de dire que les lois que je décris sont immuables, nécessaires, essentielles ou universelles au sens fort (de jure). Mais elles sont universelles au sens faible : de facto, il me semble qu’aucune civilisation dont on peut retracer l’histoire avec précision n’a connu une évolution intellectuelle qui soit étrangère à cet enchaînement que je nomme préclassique-classique-postclassique.

J’avance quelques hypothèses pour expliquer ce constat, qui ne sont ni très originales ni très polémiques : à mesure qu’une société se développe, la division du travail intellectuel s’approfondit (parallèlement à la division du travail socioéconomique), la pensée se ramifie et des spécialités apparaissent ; de nouvelles catégories sociales émergent et renouvellent l’ordre politique, morale et culturel, de sorte que les vieilles croyances et les traditions sont ébranlées ou rejetées ; puis, quand les ennuis arrivent (crise économique, géopolitique, sociale, voire démographique), le syncrétisme inverse la tendance à la diversification, la vie culturelle et intellectuelle se recentre sur les choses vitales, au détriment de tous les savoirs désormais considérés comme inutiles ou même futiles – quand les temps sont durs, la religion est d’un bien meilleur secours que la mécanique des fluides, la géologie ou l’entomologie. La vie intellectuelle ne peut conserver un haut degré de technicité et de spécialisation quand la vie économique ne l’entretient plus. Ainsi, les crises civilisationnelles sonnent le retour du religieux dans la vie affective et culturelle.

P. J. Vous évoquez quelque chose de commun à tous les hommes et à toutes les civilisations. L’Homme aurait la volonté de comprendre, et ainsi se constituerait une vie intellectuelle et culturelle dans toutes les civilisations. Vous ramenez ces dimensions au cerveau, organe par lequel l’humain s’adapte au monde (p. 476) ce qui parait décalé, car tout votre travail se situe dans l’évolution culturelle et n’apporte aucun argument quant à une éventuelle détermination cérébrale de la culture.

V. C. En conclusion, en effet, j’essaie d’élargir un peu le cadre de mon propos, en envisageant l’évolution culturelle humaine d’un point de vue évolutionnaire, c’est-à-dire comme une dimension de l’Évolution (au sens darwinien). Vous avez raison de remarquer que c’est « décalé », mais cela ouvre une perspective sur laquelle je travaille à présent, à savoir le lien entre histoire humaine (le devenir des cultures) et évolution humaine (la façon dont les hommes, corps et cerveau compris, se sont adaptés aux conditions bio-géo-écologiques depuis 300 000 ans). Même si cela ne prendra pas la forme d’une détermination cérébrale de la culture, je ne vois pas où la culture pourrait avoir son siège, sinon dans les cerveaux des hommes concrets. Or les cerveaux de Sapiens sont prédisposés à comprendre le monde d’une façon tout à fait unique dans l’histoire des espèces. C’est un fait biologique : 20 % de notre énergie corporelle est dépensée par cet organe, dont la capacité à comprendre le monde compense ou surcompense ce coût.

P. J. La réserve majeure que l’on peut avoir concernant la thèse que vous défendez est épistémologique : c’est l’impossibilité de la réfuter. Appliquant une grille de lecture à des données culturelles, la lecture et l’interprétation de ces données dépend de la grille choisie et les faits retenus viennent nécessairement corroborer la théorie. On peut dire la même chose au sujet de la périodisation historique utilisée. Elle dépend de la théorie et donc elle sera nécessairement confirmée par les faits.

Ceci n’est pas propre à votre travail et ce problème se retrouve dans toutes les sciences humaines. Les faits sont interprétables et l’objectivation est faible. Il n’y a pas d’expérimentation possible. De telle sorte que l’on peut presque toujours démontrer le présupposé théorique de départ. C’est la crique de Karl Popper faite à son époque au marxisme et à la psychanalyse. On trouve toujours un moyen de vérifier la doctrine si bien que finalement la validité de la théorie proposée est douteuse.

V. C. Toutes les sciences humaines sont exposées à cette critique, et même les sciences de la nature (qui sont loin d’être « exactes »). Il n’existe pas de faits qui n’aient besoin d’être interprétés, ni d’interprétation qui en découle par déduction nécessaire. D’où le caractère plus ou moins arbitraire des interprétations. L’histoire est plus exposée que d’autres disciplines, j’en conviens, et la macro-histoire telle que je la pratique plus exposée encore que la micro-histoire s’appuyant sur des archives explicites et des documents univoques.

Ceci dit, je ne crois pas que mes thèses tordent le réel de façon à toujours se vérifier, ni qu’elles ne puissent être falsifiées par telle ou telle donnée. Par exemple, si la civilisation grecque avait commencé par engendrer des Archimède, Eratosthène et Ptolémée, puis des Epicure et Diogène et, pour finir, Aristote et Platon, on peut dire que mon schéma ne s’y appliquerait pas du tout. De même, si Al-Rhazi avait vécu au VIIe siècle en Arabie et les Mu’tazilites au XVe siècle à Grenade, j’aurais abandonné toute recherche en confessant n’y rien comprendre. Si la densité de libre-penseurs avait été plus importante en période de déclin civilisationnel (à Athènes au IIe siècle, à Rome au Vᵉ siècle, à Bagdad au XIIe siècle, etc.), et que, inversement, le syncrétisme religieux avait mis tout le monde intellectuel au pas dans les périodes de floraison culturelle (dans la Chine des Royaumes combattants, l’Inde gangétique du tournant du VIe siècle av. J.-C., ou l’Europe du XVIIIe siècle), alors j’aurais délaissé l’histoire au profit d’une métaphysique du libre arbitre et de la contingence ontologique.

J’entends bien que les idées de « déclin civilisationnel » et de « floraison culturelle » sont elles-mêmes des interprétations plutôt que des faits objectifs. Mais je souhaite bon courage à l’historien qui voudrait montrer que la culture intellectuelle romaine du Vᵉ siècle est plus riche que celle de la fin de la République. Sur un plan métaphysique, on peut soutenir que tout se vaut et qu’aucune époque n’est supérieure à une autre ; mais celui qui examine des textes, des artefacts, des architectures et des œuvres d’art ne peut se satisfaire d’un tel relativisme.

Par ailleurs, mon schéma ternaire, en se confrontant à la réalité historique, doit souvent se nuancer et s’amender. On peut dire que la réunification partielle des réseaux scientifiques et philosophiques (en Europe et au Japon, notamment) dans la deuxième moitié du XIXe siècle donne tort à ce schéma. De même, je me suis souvent demandé : « Mais qu’est-ce que cet auteur vient faire à cette période ?? ». Que Berkeley et Rousseau produisent leurs œuvres en plein XVIIIe siècle est inexplicable avec mes outils théoriques. Mais je ne prétends pas avoir trouvé une loi qui s’impose absolument à tout ; seulement des mécanismes historiques qui ont une validité globale, et souffrent quelques exceptions (comme toujours en sciences humaines).

P. J. Autre remarque qui tient à l’idée que je me fais de la philosophie : on n’est pas dans le domaine de la vérité scientifique qui peut être tranchée par une ou des expériences incontestables, mais dans le domaine du vraisemblable, intéressant, pertinent. L’impossibilité de vérité stricte n’est pas rédhibitoire. Votre idée de cycle en trois étapes donne une intelligibilité à l’immense corpus évoqué. Pour dire les choses un peu directement, elle rend lisible, un ouvrage qui ne le serait pas s’il s’agissait d’un immense exposé érudit déroulé dans le temps.

V. C. C’est justement ce que je reproche aux historiographies habituelles de la philosophie : elles fournissent quantité d’informations érudites en négligeant les grandes tendances, de sorte que le lecteur s’y noie sans rien comprendre véritablement (sinon la suite des détails). La vraie difficulté n’est pas d’accumuler de l’érudition (c’est aussi simple que de lire en prenant des notes), mais d’organiser cette érudition (d’une façon qui ne doit pas être aléatoire ni arbitraire). Chacun s’expose à un danger spécifique : l’érudit risque la noyade, l’ennui et l’inintelligibilité globale ; le macro-historien risque l’arbitraire, le spéculatif et l’idéologique (au sens de Popper, que vous évoquiez plus haut : la production d’idées irréfutables).

P. J. Vous ne faites pas allusion aux auteurs qui ont eu des ambitions se rapprochant de la vôtre. Il y a une tradition française qui va de Condorcet, Auguste Comte, jusqu'à Bachelard et Foucault. Ces auteurs ont proposé diverses formes de périodisation dans l’histoire de la pensée. Les trois périodes préclassique, classique et postclassique font penser aux trois états d’Auguste Comte, l’état théologique, l’état métaphysique et l’état positif. Vous ne vous situez pas non plus par rapport à Michel Foucault et ses épistémès (trois successives : celle de la Renaissance, celle de l'époque classique et enfin celle de l'époque moderne).

V. C. En effet, car j’ai traité des questions épistémologiques dans divers articles et chapitres antérieurs à mon Histoire mondiale de la philosophie (voir note en bas du texte). Dans ce livre, il ne s’agissait plus de me positionner par rapport à d’autres historiographes, mais de me mettre à l’épreuve en minimisant les métadiscours épistémologiques. 

Condorcet, Comte et Bachelard ont une vision trop linéaire de l’histoire (et des progrès intellectuels) pour que je puisse m’y référer. Même si tout n’est pas cyclique dans l’histoire (il y a de la diffusion, de la transmission et une certaine linéarité à l’échelle plurimillénaire), l’essentiel de l’histoire intellectuelle jusqu’à présent a été cyclique (apparition, maturation, déclin). Foucault ne l’envisage pas non plus ainsi. Pour autant que je sache, il ne fait pas de comparatisme trans-civilisationnel ni ne tente de dégager des lois au-delà de ce qu’il observe en Occident. Si je devais citer deux macro-historiens qui m’ont beaucoup influencé, ça serait plutôt Jean-François Revel pour son Histoire de la philosophie occidentale (1994) et Randall Collins pour The Sociologie of Philosophies (1998).

Note : « L’histoire de la philosophie comme science rigoureuse », in V. Citot (dir.), Problèmes épistémologiques en histoire de la philosophie,  Montréal, Liber, 2017 ; « De la réflexivité intradisciplinaire à l’objectivation extradisciplinaire (Histoire philosophique et savante de la philosophie) », in V. Citot, Puissance et impuissance de la réflexion, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2017 ; « Le discours de la méthode : comment on écrit l’histoire de la philosophie », Le Philosophoire, 50, 2018 ; « La philosophie des philosophes et celle des autres – en quoi consiste la seconde et comment l’historien de la philosophie doit la prendre en charge », Le Philosophoire, 52, 2019.

 

Pour citer cet article :

Citot, Vincent. Religion-philosophie-science : un enchainement cyclique ? Philosophie, science et société. 2023. https://philosciences.com/683