La méthode cartésienne et ses énigmes

 

Il y a un contraste saisissant entre la popularité de la méthode cartésienne et sa place dans la philosophie de Descartes, car elle a été progressivement délaissée dans les œuvres qui suivent le Discours de la Méthode. Quelles en sont les raisons ?

 

Pour citer cet article :

Poinat, Sébastien. La méthode cartésienne et ses énigmes, Philosophie, science et société. 2022. https://philosciences.com/la-methode-cartesienne-et-ses-enigmes.

 

Plan :


  • Introduction
  • 1. La méthode cartésienne
  • 2. La méthode en 1637 et son déclin
  • 3. Pourquoi un tel déclin de la méthode ?
  • Conclusion

 

Texte intégral :

Introduction

La méthode cartésienne fait partie des quelques thèmes philosophiques qui font désormais partie de la culture populaire, comme la caverne de Platon ou l’impératif catégorique de Kant. La méthode de Descartes a tellement imprégné la culture qu’on suit parfois des préceptes méthodologiques sans savoir qu’ils trouvent leur origine chez Descartes. Il est ainsi courant d’affirmer que, face à un problème large et difficile, il faut diviser la difficulté, commencer par ce qui est le plus simple, avant d’affronter les difficultés plus grandes. Mais qui sait que c’est un héritage direct de la méthode cartésienne ? De même, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est « très cartésien », cela ne veut pas dire qu’il est convaincu par les preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, ni qu’il adhère à son ontologie dualiste, mais simplement qu’il est méthodique et rationnel.

La popularité de la méthode cartésienne doit beaucoup aux caractéristiques de l’ouvrage qui l’a exposée pour la première fois, à savoir le Discours de la méthode. De taille raisonnable, écrit dans une langue non technique1, susceptible d’être divisé en parties bien distinctes, c’est un ouvrage abordable pour tout lecteur qui voudrait s’initier à la philosophie de Descartes. Largement étudié dans les classes de Terminales, il est sans doute l’ouvrage de Descartes le plus connu, plus que les Méditations Métaphysiques. Dès sa publication, en 1637, le Discours de la Méthode a connu une large diffusion dans les milieux savants, puis au-delà. Premier ouvrage publié de Descartes, il marquait l’apparition d’un auteur qui allait, en quelques années, infléchir de manière irréversible la trajectoire de la philosophie.

Il y a pourtant un contraste saisissant entre la popularité de la méthode cartésienne et sa place dans la philosophie de Descartes. Nous disions à l’instant que la méthode de Descartes a été exposée dans le Discours de la Méthode, à qui elle donne son titre. Pourtant, Descartes explique qu’il n’a pas voulu l’exposer en détail dans cet ouvrage parce qu’elle se comprend mieux dans ses effets et en acte, que dans ses principes et en théorie. De fait, la méthode n’est présentée directement qu’à travers quatre principes, formulés de manière succincte et sans grand effort de justification. Le véritable exposé de la méthode en tant que telle était prévu dans les Règles pour la Direction de l’esprit2. Or, cet ouvrage n’a été ni publié par Descartes, ni achevé. Après l’abandon du projet des Regulae et l’exposé minimaliste de la méthode dans le Discours, Descartes ne fait plus mention de sa méthode, ni dans les Méditations Métaphysiques, ni dans les Principes de la Philosophie3, ni encore dans le Traité des Passions. Bien sûr, on peut y retrouver certains éléments importants (l’exigence de certitude, le souci de la démonstration) mais la structure même de la méthode et plusieurs de ses innovations majeures n’apparaissent plus.

L’objet de cet article est d’examiner ce qu’il s’est passé entre le projet initial des Regulae, qui devait formuler dans son intégralité la méthode cartésienne, et son effacement progressif dans les œuvres qui suivent le Discours de la Méthode. Notre objectif est double. Il s’agit d’abord d’établir les évolutions textuelles et doctrinales dans les textes cartésiens : qu’est-ce qui est présenté dans les Regulae ? Qu’en a gardé Descartes dans le Discours de la Méthode ? Par quoi la méthode est-elle remplacée dans les textes ultérieurs ? Il s’agira ensuite de s’interroger sur les raisons qui pourraient motiver de telles évolutions. Pourquoi Descartes a-t-il fini par délaisser sa méthode ? Ces raisons sont-elles contingentes ou bien liées à des évolutions importantes du projet philosophique de Descartes ? Répondre de façon exhaustive à chacune de ces questions excéderait largement les limites de notre article et notre ambition est plus limitée. Ces questions sont, par ailleurs, difficiles et actuellement débattues par les commentateurs de Descartes. Nous nous contenterons donc, ici, de donner quelques grandes indications, sans prétendre élucider définitivement les énigmes de la méthode cartésienne4.

1. La méthode cartésienne

Les principes de la méthode proprement dite sont exposés aux règles V, VI, VII des Regulae. Mais pour comprendre son rôle et ses principes, il faut indiquer comment celle-ci est justifiée par Descartes et donc rappeler succinctement les règles qui précèdent l’exposé de la méthode.

a. Le rejet de ce qui est douteux

Dans la conception aristotélicienne et scolastique, celui qui connaît doit s’adapter à ce qu’il connaît : la chose à connaître dicte sa loi à celui qui l’étudie. Par conséquent, si deux sciences diffèrent par leurs objets propres, il faut les distinguer elles-mêmes du point de vue de leur nature. Pour Descartes, c’est une erreur : la connaissance n’est pas déterminée par l’objet à connaître. Par conséquent, on peut considérer qu’il existe une science universelle, subsumant l’ensemble des sciences particulières, en dépit des différences entre leurs objets propres (règle I).

Ce qui caractérise la science en général, c’est la certitude, indique la règle II : « toute science est une connaissance certaine et indubitable ». Par-delà la diversité de leurs objets, les sciences particulières trouvent ainsi leur détermination commune dans la certitude qui les caractérise : c’est à la fois ce qu’elles ont en commun, et surtout ce qui fait qu’elles participent de la science en général dont elles dépendent. Descartes est alors amené à rejeter purement et simplement tout jugement ou assertion qui comporterait une part de d’incertitude : tout ce qui douteux, seulement probable, ou même plausible, n’est pas dans le domaine de la science et de la connaissance : « nous rejetons toutes les connaissances qui ne sont que probables et nous déclarons qu’il faut se fier seulement à ce qui est parfaitement connu et dont on ne peut douter »5.

b. Intuition et déduction

La règle III a pour objet de déterminer dans quelles circonstances nous pouvons produire de la certitude et donc de la connaissance. Descartes rejette plusieurs sources envisageables de la connaissance (l’expérience sensible, le témoignage d’autrui, la tradition, conduisent à des jugements faillibles et douteux). Pour Descartes, les deux seules sources de certitude sont l’intuition et la déduction.

L’intuition est définie comme « le concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons »6. L’objet de l’intuition est saisi par un acte unique de la raison, qui perçoit immédiatement la vérité de ce qui a été saisi. Descartes insiste sur le fait que les intuitions sont des opérations mentales courantes et faciles et donne plusieurs exemples : « j’existe, je pense », « un triangle est limité par trois lignes », etc.

L’autre source de certitude est la déduction, que Descartes décrit comme « un mouvement continu et sans aucune interruption de la pensée qui voit nettement par intuition chaque chose en particulier »7. La déduction suppose donc une première intuition, puis une deuxième, puis une troisième, et un mouvement continu qui fait passer de l’une à l’autre sans interruption de l’opération d’intuition. Si nous n’avions pas la capacité de faire des déductions, nous serions rivés à des intuitions d’ampleur très limitées et nous ne serions capables que de faire des raisonnements très courts. C’est la déduction qui nous donne la capacité de faire des raisonnements plus longs.

Avec la règle IV, Descartes peut présenter l’intérêt d’une méthode. On pourrait en effet se demander pourquoi il faut une méthode, alors même que les deux opérations qui mènent à la connaissance sont désormais identifiées. La réponse de Descartes est donnée par la règle IV. L’esprit humain, dit-il, possède la raison et il est capable d’intuition et de déduction, et donc de connaissance. Mais il est aussi capable d’être dirigé par l’imagination, d’être dominé par des préjugés, d’être aveuglé par ses perceptions sensibles. Dans ce cas, s’il parvient à trouver une vérité, c’est seulement par chance. Ainsi, il faut une méthode en amont de la production des connaissances, dans l’étape de recherche, pour se mettre en situation de réaliser des intuitions et des déductions8.

« Par méthode, j’entends des règles certaines et faciles, qui, suivies rigoureusement, empêcheront qu’on ne suppose jamais ce qui est faux, et feront que sans consumer ses forces inutilement, et en augmentant graduellement sa science, l’esprit s’élève à la connaissance exacte de tout ce qu’il est capable d’atteindre » (AT, X, 371-372).

La méthode est donc quelque chose qu’il faut suivre et appliquer : ce sont des prescriptions, des règles, que chacun doit respecter s’il veut accroître sa connaissance. Ces règles sont faciles, dit Descartes, ce ne sont pas des prescriptions sophistiquées, qui demandent de l’érudition ou un entraînement considérable : elles sont à la portée de chacun.

c. Les règles de la méthode

Voyons maintenant quel est le contenu proprement dit de la méthode. Le premier élément est donné par la règle V :

« toute la méthode consiste dans l’ordre et la disposition des objets sur lesquels il faut faire porter la pénétration de l’intelligence pour découvrir quelque vérité. Nous y resterons fidèles, si nous ramenons graduellement les propositions compliquées et obscures à des propositions plus simples, et ensuite si, partant de l’intuition de celles qui sont les plus simples de toutes, nous tâchons de nous élever par les mêmes degrés à la connaissance de toutes les autres. »9

La méthode cartésienne est tout entière un art de l’ordre, de la mise à portée de l’esprit d’objets bien disposés. C’est cette mise en ordre qui va rendre possible des actes d’intuition et de déduction et donc permettre d’établir, de façon très assurée, de nouvelles connaissances. La phase de recherche de la vérité commence ainsi par un moment de mise en ordre et d’arrangement, qui permet ensuite les actes de la connaissance proprement dite.

Descartes explique qu’il faut commencer par réduire la difficulté en décomposant une question compliquée en des questions plus simples, qui seront à leur tour décomposées en questions encore plus simples, etc., jusqu’à parvenir à des questions tout à fait élémentaires. Ces questions élémentaires sont si simples, dit Descartes, que nous pouvons y répondre par des intuitions. Une fois ces intuitions réalisées et ces questions élémentaires résolues, il faut procéder en sens inverse et recomposer progressivement les questions intermédiaires. Ici, c’est désormais la déduction qui permet de trouver les réponses aux questions intermédiaires. La fin du processus intervient quand on a recomposé la question initiale, dans tous ses aspects, et que l’on peut y répondre grâce à une chaîne de déductions. La méthode cartésienne procède ainsi en deux mouvements successifs et inverses : un premier mouvement de réduction, et un deuxième mouvement de recomposition. La méthode cartésienne met en ordre, du plus compliqué au plus simple, puis du plus simple au plus compliqué : « c’est en cela seul que réside le plus haut point de l’industrie humaine »10.

La méthode a encore un rôle important à jouer dans l’opération de déduction (règle n°7). Lorsque nous décomposons une question compliquée en plusieurs questions intermédiaires, il faut commencer par opérer une « énumération suffisante et méthodique »11 de toutes les questions intermédiaires. Le moment de l’énumération est important et il ne faut pas le négliger, sous peine de traiter les questions de façon confuse, ou bien d’en oublier. Lorsqu’on parcourt la chaîne déductive, il faut avoir en tête cette énumération afin d’être sûr de ne commettre aucune erreur.

2. La méthode en 1637 et son déclin

Les règles V, VI et VII ont formulé le cœur de la méthode cartésienne telle qu’elle devait être exposée dans les Regulae. Voyons maintenant comment elle est présentée dans le premier texte publié par Descartes, le Discours de la Méthode.

a. Le Discours de la Méthode

Dans le Discours, la méthode est exposée au sein de la deuxième partie, sous la forme de quatre « préceptes »12, que nous pouvons synthétiser de la manière suivante. Le premier précepte consiste à ne rien accepter comme vrai qui ne soit totalement exempté de doute. Le deuxième demande de décomposer les difficultés autant que nécessaire. Le troisième consiste à commencer par les pensées les plus simples puis à s’élever progressivement vers des connaissances plus composées. Le dernier commande, pour toute difficulté composée, de dénombrer toutes les sous-difficultés pour s’assurer de n’en oublier aucune. Ces préceptes semblent reprendre (resp.) les règles II, V, VI et VII des Regulae.

Pourtant, on est frappé par la brièveté de l’exposé. Dans les Regulae, chaque règle fait l’objet d’un long commentaire qui apporte à la fois des précisions et des justifications. Dans le Discours, si le précepte enjoignant d’ignorer tout ce qui comporte quelque doute est développé par Descartes, en revanche les autres préceptes (qui constituent pourtant ce que le texte des Regulae identifie comme la méthode proprement dite) sont rapidement formulés par Descartes, sans explication sur leur signification précise, ni justification sur leur bien-fondé13. Les autres parties du Discours ne donnent pas beaucoup plus d’éléments. La première partie évoque bien la méthode, mais de façon très peu technique : Descartes explique qu’il a obtenu d’importants succès scientifiques en mettant en œuvre une certaine méthode, ce qui a motivé l’écriture de son Discours, mais sans entrer dans le contenu de la méthode. La troisième partie est consacrée à la morale provisoire, qui concerne la conduite de l’existence. La quatrième partie expose plusieurs thèses cartésiennes de nature métaphysique (et non pas méthodologique). La cinquième partie propose un (court) exposé de la physique et de la médecine de Descartes, sans revenir explicitement sur la méthode. Enfin, la sixième partie revient sur les raisons qui ont amené Descartes à publier son Discours14. Finalement, alors que la méthode donne son titre à l’œuvre, la présentation qu’en donne le Discours de la méthode ne constitue pas du tout un véritable exposé de la méthode.

Dans sa correspondance, Descartes reconnaît explicitement que le Discours ne présente qu’à peine sa méthode. Dans une lettre à Mersenne de 1637, il écrit ainsi : « Je ne mets pas Traité de la méthode, mais Discours de la Méthode, ce qui est le même que Préface ou Avis touchant la Méthode, pour montrer que je n’ai pas dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler. Car, comme on peut voir de ce que j’en dis, elle consiste plus en pratique qu’en théorie »15. La méthode se donnerait donc plus à comprendre dans la pratique, lorsqu’on la voit en acte, que lorsqu’on chercherait à l’exposer pour elle-même (ce qui était pourtant le choix fait par Descartes dans les Regulae). Pour bien comprendre la méthode, il faudrait donc plutôt s’intéresser aux travaux scientifiques de Descartes. Voyons ce qu’il en est.

b. Les Essais

Le Discours de la méthode a justement été publié par Descartes conjointement avec trois autres textes, qui sont tous des traités scientifiques : Les Météores, La Dioptrique et la Géométrie. et qui présentent des résultats scientifiques qu’il a obtenus, dit-il, en suivant sa méthode. Selon Descartes lui-même, le Discours de la Méthode n’est ainsi qu’un préambule aux traités qui constituent les éléments les plus importants, les plus dignes d’intérêt. C’est dans ces textes que nous pourrions nous attendre à trouver de multiples exemples d’utilisation de la méthode cartésienne.

En réalité, il est loin d’être évident de trouver de telles mises en œuvre de la méthode dans les trois Essais qui accompagnent le Discours. Dans La Dioptrique (qui concerne l’optique physique) et dans Les Météores, (qui portent sur les phénomènes qui ont lieu dans le ciel), on trouve principalement un exemple d’application de la méthode16 : il s’agit de l’explication de l’arc-en-ciel. Dans son ouvrage intitulé Corps Cartésiens17, Daniel Garber mène une longue analyse de cet exemple et montre comment la démarche de Descartes respecte bien les deux moments de la méthode (la réduction au simple, puis la recomposition de la question initiale), rend possible une intuition fondamentale d’abord, puis une série de déductions, avant de donner une réponse à la question initiale. Mais cette explication est le seul exemple qui mette en œuvre les préceptes de la méthode pour expliquer un phénomène naturel.

En réalité, dans ces deux essais, Descartes a adopté une démarche différente de la méthode, ce qu’il reconnaît tout à fait dans sa correspondance18. Il commence ainsi par faire des hypothèses (des « suppositions ») à partir desquelles on peut déduire les phénomènes observés et qu’il s’agit d’expliquer, ce qui permet, en retour, de justifier les hypothèses de départ19. Dans cette perspective, la démarche de Descartes se rapprocherait plutôt de la méthode hypothético-déductive : sur la base d’effets constatés, on fait des hypothèses sur les causes du phénomène, puis on cherche à déduire de ces causes supposées toutes les conséquences possibles et l’on rejette celles dont les conséquences sont contradictoires avec ce qu’on observe (ou ce que l’on pense savoir par ailleurs)20. Ici, on est loin de la méthode cartésienne puisque Descartes s’autorise à admettre des énoncés qui ne sont pas certains, ne décompose pas les difficultés en sous-difficultés plus simples, ne fait pas appel à l’intuition, etc.

Dans le domaine des mathématiques, la situation est semblable et les exemples d’application de la méthode (au sens des règles V, VI, et VII21) dans La Géométrie ne sont pas manifestes non plus. Il y a bien sûr des chaînes déductives et on peut souligner par ailleurs que l’insistance de Descartes sur les aspects d’ordre et de dimensions des courbes et des équations, n’est pas sans lien avec l’importance de l’ordre qui est, on l’a vu, le cœur de la méthode cartésienne. Mais il est en revanche beaucoup moins évident de trouver des problèmes traités en suivant strictement les règles de la méthode, en commençant par le mouvement de réduction au simple, puis en s’appuyant sur des intuitions manifestes22.

Il apparaît ainsi que la méthode est à peine exposée dans le Discours et qu’elle est peu mise en œuvre dans les Essais. De manière symptomatique, le mot « méthode » est utilisé une seule fois, dans les Météores, pour introduire l’exemple de l’arc-en-ciel. En dehors de ce passage, il n’apparaît jamais dans les trois Essais23.

c. Les textes postérieurs à 1637

Après 1637, Descartes se consacre à la métaphysique et s’éloigne des questions directement liées à la connaissance scientifique. On ne retrouve pas explicitement la méthode cartésienne dans les Méditations Métaphysiques (1641). Bien sûr, le doute radical n’est pas étranger à la méthode. Mis en œuvre au début des Médiations, il consiste à commencer par écarter tous les énoncés qui comportent le moindre doute et permet d’identifier un énoncé qui résiste absolument à tout doute, le Cogito (« je pense, je suis »). En ce sens, il fait évidemment penser à la règle II des Regulae. Mais on ne retrouve pas les règles V, VI et VII qui sont la méthode cartésienne proprement dite. Une fois le Cogito établi comme première vérité, les Méditations s’organisent plutôt selon un modèle déductif : Descartes cherche à enchaîner les vérités, depuis le Cogito jusqu’à la preuve de l’existence du monde extérieur. L’ordre consiste à partir des vérités les plus importantes et les plus générales, puis à chercher à en déduire (de manière plus ou moins directe) une série de conséquences de plus en plus particulières. On ne retrouve pas le double mouvement de la méthode cartésienne (réduction puis recomposition). Par ailleurs, la méthode cartésienne prévoit de traiter chaque question à part et chaque problème aboutit à des notions premières spécifiques qui vont faire l’objet d’intuition. Autrement dit, dans la méthode cartésienne, les points de départ sont multiples et dépendants de la question à traiter. Dans les Méditations, au contraire, le Cogito et les autres vérités premières et générales (l’existence de Dieu, la véracité divine, etc.) jouent le rôle de fondement commun à toutes les vérités ultérieures. Il s’agit de donner une fondation métaphysique générale, et non plus de traiter séparément des problèmes particuliers.

Après la publication des Méditations, Descartes entreprend de rédiger un ouvrage dont il espère qu’il servira de manuel général de philosophie, ouvrage qu’il intitule Principes de la Philosophie et qu’il publie une première fois en 1644. Les deux premières parties sont consacrées (resp.) aux principes métaphysiques et aux principes généraux de la physique cartésienne. D’après Descartes lui-même, elle suivent une méthode déductive24. L’ordre des vérités n’est pas exactement celui des Méditations, mais les lignes directrices sont assez semblables et, de même que dans les Méditations, on ne retrouve pas non plus la méthode cartésienne.

Les questions liées à la connaissance scientifique font l’objet des parties 3 et 4 des Principes. Mais, là non plus, Descartes n’a pas adopté la méthode des Regulae et du Discours. Les parties 3 et 4 comportent un nombre important d’hypothèses, de suppositions, dont Descartes dit que leur vérité n’est pas assurée25, voire même qu’elles sont fausses26. Comme il l’explique à la fin de la partie 4, les énoncés de sa physique, pris un par un, ne sont pas certains27 et ils ne trouvent une véritable justification que lorsqu’ils sont pris comme un tout, parce qu’on peut déduire un très grand nombre de phénomènes à partir d’eux et parce qu’ils sont conformes aux grands principes cartésiens (qui, eux, sont supposés être démontrés)28. De nouveau, la démarche de Descartes se rapproche ici de la méthode hypothético-déductive29.

3. Pourquoi un tel déclin de la méthode ?

Si on reprend le fil depuis les années 1620, il apparaît qu’au fur et à mesure que les années passent, la méthode occupe de moins en moins de place dans les textes de Descartes. En ce sens, on peut parler d’un déclin de la méthode. Nous nous sommes attachés jusqu’à présent à dresser ce constat, il nous faut maintenant tenter d’expliquer cette évolution. Pour cela, on peut avancer deux raisons principales (qui ne sont pas sans lien l’une avec l’autre).

a. Quel fondement pour la méthode ?

La première raison que l’on peut avancer apparaît dès la conception même de la méthode cartésienne, c’est-à-dire dès les Regulae30. Le commentaire de la règle VIII nous donne en effet à voir une difficulté que Descartes n’a pas surmontée et qui pourrait avoir fragilisé la méthode dans son ensemble. Cette règle est très riche et difficile, notamment en raison de son état d’inachèvement et nous n’essaierons pas d’en donner une explication exhaustive.

Le sens de la Règle VIII31 peut être résumé ainsi. Face à un problème particulier, si nous pouvons appliquer la méthode cartésienne, alors le problème est à notre portée. En revanche, si ce n’est pas possible, il ne sert à rien de poursuivre nos efforts : il ne faut pas considérer que la méthode est défaillante, mais plutôt que le problème est hors de notre portée. Autrement dit, la règle VIII affirme que la méthode couvre tout le champ de ce qui est humainement connaissable et n’est jamais prise en défaut. Lorsqu’elle échoue, ce n’est pas elle qui est fautive, ce sont les pouvoirs humains de connaître qui sont limitées. Le commentaire de la règle VIII entreprend alors d’examiner de quelle manière on pourrait montrer que la méthode couvre bien tout ce qui est humainement connaissable. L’enjeu est important car il s’agit ni plus ni moins que de justifier la méthode. C’est dans le commentaire qu'apparaît l’embarras de Descartes.

Le texte tel qu’il est arrivé jusqu’à nous présente trois manières différentes par lesquelles Descartes traite la question. Dans la première formulation, Descartes annonce qu’il faudrait procéder à une étude des facultés de l’esprit, afin d’énumérer toutes les voies qui permettent aux hommes d’atteindre la vérité. Cette étude (que Descartes annonce mais ne mène pas) devrait aboutir à montrer de manière systématique que l’intuition et la déduction sont les seules voies.

Dans la deuxième formulation, Descartes procède à une comparaison avec les outils du forgeron. Ce dernier commence par construire des outils un peu grossiers, avec lesquels il ne pourra pas d’emblée fabriquer des épées et des casques. De même, les outils de celui qui cherche la vérité ne lui permettent pas d’emblée de traiter les questions les plus difficiles.

La troisième formulation propose de mener une large étude qui porterait, d’un côté sur les êtres capables de connaissance, et de l’autre sur les choses que l’on peut connaître. L’ampleur de cette étude est considérable : il faudrait une enquête approfondie sur nous et une autre enquête, tout aussi large, sur le monde et ce qui le compose. Ces enquêtes sont annoncées par la règle VIII, puis amorcées par la règle XII, mais au sein des Regulae, elles demeurent largement à un stade programmatique.

Ces trois formulations indiquent d’abord que Descartes ne s’est pas décidé sur la meilleure manière d’aborder la question des limites de la connaissance, alors même que cette question semble jouer un rôle non négligeable dans l’économie générale des Regulae.

Elles montrent par ailleurs que la question d’une fondation de la méthode, qui permettrait de l’établir solidement et de lui donner toute sa légitimité, est en train d’apparaître et que Descartes n’est pas en mesure d’y apporter une réponse satisfaisante. Descartes annonce des enquêtes à réaliser mais ne les mène pas réellement, sans doute d’ailleurs parce qu’elles dépassent le cadre strictement méthodologique des Regulae. La méthode souffrait donc, dès l’origine, d’une difficulté liée à sa fondation. Qu’est-ce qui légitime l’intuition et la déduction ? Sommes-nous sûrs, par ces deux moyens, et par eux seulement, de pouvoir atteindre la connaissance véritable, et toute la connaissance dont nous sommes capables ? Le traité de méthodologie que sont les Regulae n’a pas apporté de réponse définitive à cette question et cette lacune pourrait avoir joué un rôle dans le déclin progressif de la méthode32.

b. Le mécanisme et l’image de la montre

Une autre raison pourrait avoir joué un rôle important dans l’effacement de la méthode cartésienne : il s’agit de l’adoption d’un modèle mécaniste du monde33. Selon Descartes, tout ce qui a lieu au sein du monde physique s’explique par la matière et son mouvement34, c’est-à-dire par les attributs de la matière d’une part (l’extension et ses dérivés) et par la capacité qu’ont les corps matériels et leurs parties à se déplacer dans l’espace. Il peut donc y avoir des chocs, des poussées, des tractions, etc., qui sont toutes des actions de contact. Or, de manière générale, pour obtenir un effet particulier à partir d’un système quelconque, il y a toujours plusieurs mécanismes envisageables. Descartes prend ainsi l’image d’un horloger35 : pour obtenir une montre ayant tel comportement extérieur particulier, un horloger a toujours à sa disposition plusieurs mécanismes internes possibles. Selon Descartes, il en va de même du monde, puisqu’il est purement mécanique : Dieu, à l’image de l’horloger, avait plusieurs possibilités (il en avait même une infinité) pour fixer l’agencement interne des corps qui constituent le monde.

Or, l’adoption de cette conception mécanique du monde a une conséquence importante. En effet, lorsque nous étudions un phénomène naturel et cherchons à découvrir les processus qui en sont la cause, nous pouvons toujours envisager plusieurs mécanismes internes possibles qui, chacun à sa manière, pourraient expliquer le comportement apparent de ce qui est étudié. Pour déterminer quel est finalement le processus mécanique qui est réellement à l'œuvre, pour savoir celui que Dieu a choisi, il faudrait pouvoir avoir accès à ces processus. Or, Descartes considère que les processus mécaniques qui sont en jeu sont la plupart du temps inaccessibles à nos sens : ils sont trop petits, ou trop rapides36. En général, nous avons accès aux effets globaux, mais pas aux processus invisibles qui en sont les causes. Face à un phénomène que nous cherchons à expliquer, nous sommes ainsi dans la même situation que l’horloger qui doit déterminer la constitution interne d’une montre qu’il n’a pas lui-même fabriquée et qu’il ne peut pas ouvrir37. Il pourra faire des hypothèses, mais ne sera jamais absolument certain qu’elles correspondent aux mécanismes qui sont réellement à l'œuvre dans la montre. De même, le scientifique peut faire des hypothèses sur les causes explicatives, mais il ne pourra pas, en général, affirmer avec une parfaite certitude qu’il a trouvé la véritable explication.

En mettant progressivement au cœur de sa doctrine la conception mécaniste du monde, Descartes a ainsi été amené à changer sa manière de concevoir l’explication scientifique : le mécanisme impose un nouveau cadre, où les explications avancées ont, de manière générale, le caractère d’hypothèse. Dans cette perspective, il devait s’éloigner de la méthode des Regulae ou du Discours et on comprend pourquoi les parties 3 et 4 des Principes de la Philosophie suivent une démarche qui s’apparente à la méthode hypothético-déductive.

Conclusion

La méthode cartésienne a ainsi connu un destin contrarié au sein même de la philosophie de Descartes : après avoir été l’élément central de sa pensée, elle a progressivement décliné. Mais les raisons avancées pour expliquer l’effacement progressif de la méthode sont des éléments déterminants du développement de la philosophie de Descartes : adoption du mécanisme, nécessité d’une fondation métaphysique et d’une double enquête approfondie. Ainsi, même lorsqu’elle est sur le déclin, la méthode demeure toujours un élément crucial de la philosophie de Descartes.

 

Notes :

1 Descartes l’a rédigé en français (en « langue vulgaire », la langue savante étant le latin), ce qui devait permettre une audience plus large.

2 Le titre en latin est Regulae ad directionem ingenii. Par souci de simplicité et conformément à l’usage, nous faisons référence à cette œuvre par le motRegulae. De même, nous utiliserons souvent les abréviations Discours, Méditations, Principes. En outre, pour les références aux œuvres de Descartes, nous utilisons l’édition de référence : C. Adam et Paul Tannery (éd.),Oeuvre de Descartes, nouvelle présentation P. Costebel et B. Rochot, Paris, Vrin-CNRS, 1966 (abrégée en AT). Pour les citations des Regulae, nous utilisons la traduction par J. Sirven dans l’édition Vrin (1996).

3 On trouve peut-être une très brève et implicite allusion à la méthode dans la préface (rédigée par Descartes) à la traduction française de ses Principes de la Philosophie (AT IX-B, 13-14).

4 Le lecteur intéressé pourra approfondir en lisant Daniel Garber, « Descartes et la méthode en 1637 », in Nicolas Grimaldi et al., Le Discours et sa méthode, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1987, p.65-87, et Gary Hatfield, « Science, Certainty, and Descartes », in PSA, Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, Volume Two, 1988, p.249-262. Nous sommes redevables de ces deux articles pour la préparation de cet article.

5 Regulae, AT, X, 362.

6 Regulae, AT, X, 368.

7 Regulae, AT, X, 369.

8 La règle IV dit ainsi : « la méthode est nécessaire pour la recherche de la vérité » (Regulae, AT, X, 371).

9 Regulae, AT, X, 379-380.

10 Ibid. Nous laissons de côté la théorie des natures simples et des natures composées qui n’est pas nécessaire pour ce qui nous occupe ici.

11 Regulae, AT, X, 389

12 Discours, AT, VI, 18.

13 On peut noter une autre différence significative par rapport à la méthode des Regulae : le Discours ne présente pas la méthode comme devant être adoptée par tous. Descartes écrit ainsi : « Mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne » (Discours, AT, VI, 4).

14 La 6ème partie du Discours présente même un infléchissement notable par rapport à la méthode des Regulae et de la partie II du Discours. En particulier, Descartes fait jouer à l’expérience un rôle déterminant dans la production de connaissances, rôle qu’elle n’avait pas dans les Regulae.

15 Lettre à Mersenne du 27 février 1637 (la date de la lettre est incertaine), AT I, p.349.

16 C’est un point que Descartes reconnaît explicitement dans sa Lettre à Vatier du 22 février 1638 (AT, I, 559). L’exemple de l’arc-en-ciel se trouve dans le Discours VIII des Météores, AT, VI, 325 sq.

17 Daniel Garber, Corps Cartésiens, tr. fr. Olivier Dubouclez, Paris, Vrin, coll. Epiméthée, 2004, p.127 sq. Nous renvoyons le lecteur à cet ouvrage, extrêmement précieux pour tout ce qui concerne les liens entre la physique de Descartes et le reste de sa philosophie.

18 « Je n’ai pu aussi montrer l’usage de cette méthode dans les trois traités que j’ai donnés, à cause qu’elle prescrit un ordre pour chercher des choses qui est assez différent de celui dont j’ai cru devoir user pour les expliquer » (Lettre à Vatier du 22 février 1638, AT, I, 559).

19 C’est ce que Descartes explique dans la sixième partie du Discours : « Que si quelques-unes de [ces choses] dont j'ai parlé au commencement de la Dioptrique et des Météores choquent d'abord, à cause que je les nomme des suppositions, et que je ne semble pas avoir envie de les prouver, qu'on ait la patience de lire le tout avec attention, et j'espère qu'on s'en trouvera satisfait: car il me semble que les raisons s'y entresuivent en telle sorte, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières qui sont leurs effets » (Discours, AT, VI, 76).

20 Peut-être s’agit-il seulement d’un ordre d’exposition ? Descartes dit en effet qu’il possède des principes généraux à partir desquels on pourrait retrouver les résultats qu’il présente, et qu’il a préféré ne pas les présenter, de peur qu’ils soient mal accueillis. Quoi qu’il en soit, la structure globale des deux essais n’est pas conforme à la méthode cartésienne.

21 La question du rapport entre La Géométrie, les autres règles des Regulae, et le projet philosophique qui est celui de Descartes dans les années 1630, est une question difficile et actuellement débattue entre spécialistes (comme nous l’a indiqué notre ami et avisé collègue Sébastien Maronne, que nous remercions).

22 Une des raisons pourrait résider dans le fait que, comme le note Vincent Jullien (dans Descartes. La Géométrie de 1637, Paris, PUF, collection « Philosophie », 1994), l’algèbre ne se prête pas bien aux intuitions. Or, dans la Géométrie, Descartes aborde beaucoup de problèmes géométriques par l’algèbre.

23 Suite à la condamnation de Galilée, Descartes a renoncé à publier un autre ouvrage, intitulé Le Monde. Dans cet ouvrage non plus, on ne retrouve pas clairement la méthode cartésienne.

24 Principes, 2ème partie, art. 64, AT, IX, 101-102.

25 Voir par exemple Principes, 3ème partie, art. 44, AT, IX, 123 : « afin que chacun soit libre d’en penser ce qu’il lui plaira, je désire que ce que j’écrirai soit seulement pris pour une hypothèse, laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ».

26 Principes, 4ème partie, art. 1, AT, IX, 201 : « Que, pour trouver les vraies causes de ce qui est sur la Terre, il faut retenir l’hypothèse déjà prise, nonobstant qu’elle soit fausse ».

27 Principes, 4ème partie, art. 204, AT, IX, 322.

28 Principes, 4ème partie, art. 205, AT, IX, 323-324 et art. 206, AT, IX, 324.

29 La démarche de Descartes s’écarte toutefois de la méthode hypothético-déductive telle que nous l’entendons aujourd’hui (notamment par l’adoption des principes généraux de la physique exposés dans la partie II.

30 Dans cette perspective, Descartes pourrait s’être détourné de sa méthode avant 1637 et la publication du Discours. C’est la position défendue par Gary Hatfield (dans « Science, Certainty, and Descartes », art. cit.). Daniel Garber (dans « Descartes et la méthode en 1637 », art. cit.) considère au contraire que c’est plutôt après 1637 que Descartes a abandonné sa méthode .

31 Regulae, AT, X, 392.

32 Il est tentant de considérer que ces enquêtes préfigurent ce que Descartes entreprendra dans les textes ultérieurs : les Méditations, les Principes, le Traité des Passions.

33 Sur cette question, on pourra consulter Larry Laudan, Science and Hypothesis. Historical Essays on scientific methodology, Dordrecht, Boston, London : D. Reidel Publishing Company, 1981, chap. 4 et, Garry Hatfield, « Science, Certainty, and Descartes », art. cit.

34 Principes, 2ème partie, art. 23, AT, IX, 75.

35 Principes, 4ème partie, art. 204, AT, IX, 322.

36 Principes, 4ème partie, art. 201, AT, IX, 319.

37 Principes de la Philosophie, 4ème partie, art.203, AT 322.