Revue philosophique

L’économie est-elle inhumaine par nature ?

 

La théorie économique a, depuis qu’elle existe, une tendance à considérer l’économie comme quasi-naturelle et autorégulée. Or, on constate que le développement spontané de l'économie a des effets négatifs comme la misère dans certaines couches de la population et les crises qui l'affectent régulièrement. Alors, l’économie serait-elle par nature inhumaine (indifférente à l'humain) ? Y a-t-il une tension fondamentale, voire une incompatibilité, entre humanisme et économie ?

 

Pour citer cet article :

 

Juignet, Patrick. L'économie est-elle inhumaine par nature ? Philosophie, science et société. 2018. https://philosciences.com/economie-inhumaine-par-nature.

 

Plan de l'article :


  • 1. Une tension fondamentale dans l’économie
  • 2. Du côté du travail
  • 3. Du côté de l’usage
  • 4. L’économie autonome ?
  • Conclusion : une dualité certaine de l'économie

 

Texte intégral :

 

1. Une tension fondamentale dans l’économie

Le mot « humain » a deux sens : tantôt, il désigne une catégorie de faits en rapport avec l’espèce humaine et, tantôt, il désigne un ensemble de qualités et vertus, telles que le respect, la dignité, la bienveillance, la sociabilité (sur ce sujet, voir l’article Humanité ou sagesse).

C’est le propre de l’espèce humaine de ne pas vivre dans son environnement naturel et de l’avoir transformé par le travail productif, les échanges, et l’utilisation de la monnaie. L’économie est une activité socialisée et complexe, typiquement humaine au premier sens du terme.

Mais, on comprend bien qu’elle puisse être déshumanisante pour les individus qui en subissent les méfaits tels que le travail asservissant, la pauvreté et la précarité. Quelque chose se délite par rapport à l’humain, au second sens (humaniste) du terme, dans de telles conditions.

On en arrive à cette conclusion que l’économie, activité spécifiquement humaine, a fréquemment des effets inhumains. Y aurait-il une tension propre à l’activité économique, organiserait-elle un (double) jeu entre l’humain et l’inhumain ?

Pour avancer dans la résolution de ce problème, il faut faire des distinctions, car selon l’aspect du processus économique considéré et le type d’économie, il ne se pose pas de la même manière.

L’économie présente deux versants opposés, la production et l’usage des biens. Selon que l’on se place du point de vue de la production (par le travail) ou de l’usage (par la consommation), les conséquences sur les individus et les groupes sociaux varient considérablement.

Selon les époques historiques et les régions du monde, les types d’économies ont beaucoup varié. Nous nous intéresserons seulement à l’économie contemporaine en Occident. Il y règne une forme d’économie bien particulière, que nous caractériserons comme une économie capitalisée, post-industrielle tertiarisée, avec une omniprésence du rapport marchand.

2. Du côté du travail

Universalité de la contrainte du travail

La production exige du travail, qui demande des efforts, engendre une fatigue, peut être pénible, voire dangereux, absorbe du temps, de l’attention, de l’énergie, pour des tâches parfois répétitives et sans intérêt.

Ceci a été noté dès l’Antiquité et précisément assimilé à l’inhumain. Aristote considérait que le travail participait de la nécessité naturelle, ce que précisément il ne considérait pas comme humain. Cet aspect justifiait de s’en décharger... sur les esclaves.

Au Moyen Âge, travailler est une punition, celle que le créateur infligea au premier couple après la Faute. Cette malédiction est confirmée par la pratique du servage : ceux qui travaillent au profit des autres sont des êtres asservis. Puis, le travail va progressivement apparaître, aux yeux des chrétiens, comme une occasion de rachat. Il faut attendre l’an mil environ pour que le travail devienne une forme d’obéissance naturelle au Créateur.

Au XVIIIe siècle, la vision du travail a changé sous l’influence conjuguée de l’éthique protestante et de l’utilitarisme. Il n’est plus considéré comme incompatible avec ce qui caractérise l’humain. D’un point de vue religieux, le travail continue l’œuvre Divine et est valorisé. Du côté économique, Adam Smith le valorise comme créateur de richesse critiquant implicitement la noblesse oisive et ne participant pas à la production.

A partir du XVIIIe siècle et plus massivement au XIXe, le travail prend massivement la forme du salariat. Le travail salarié dans les sociétés occidentales s'est progressivement transformé. Les conditions épouvantables du XIXe siècle sont devenues acceptables au XXe siècle, grâce à des politiques qui ont débouché sur des lois réglementant les conditions de travail et de rémunération.

La particularité du salariat

De nos jours, il y a un « marché du travail », le travail humain est rémunéré et considéré comme une marchandise. Ceci a été noté par la théorie économique classique depuis Adam Smith, Ricardo et Karl Marx. Mais, dans la mesure où le travail n’est pas détachable de l’individu qui l’effectue, c'est l'homme lui-même qui devient une chose marchande.

Cette formulation permet de voir nettement la contradiction entre humanisme et économie. Il y a manifestement une opposition entre personne humaine et chose mise en vente, opposition qui est mise en acte par le marché du travail. Cette contradiction fondamentale peut trouver des compromis ou s’exacerber selon les circonstances historiques. Le problème de fond est que l'achat du travail porte simultanément sur la personne, car on ne peut les séparer.

De plus, l’individu travaillant n'a d'intérêt pour l'entreprise, que par rapport à sa capacité de travail. On voit la cause du malaise se profiler : l'individu humain est considéré au titre du travail fourni et non en tant qu'humain. Or, il est et reste un humain, même s'il fournit du travail, et les deux peuvent s’opposer frontalement.

L’indifférence à l’humain est parfois revendiquée. Milton Friedman (1912-2006) a déclaré abruptement que les entreprises n’avaient aucune responsabilité sociale et Friedrich von Hayek (1899-1992) a affirmé que la justice sociale était une notion dépourvue de sens du point de vue économique. L’entreprise doit traiter le travail comme une marchandise à acheter au moindre coût. La perspective n’est pas vraiment humaniste.

La contrainte due au profit

Dans une économie de marché, pour améliorer les profits, il faut diminuer les coûts de production et accroître les quantités produites ; ce qui conduit à augmenter le rendement et la quantité de travail pour chaque salarié. Augmenter le profit, quelle que soit sa répartition, aura pour conséquence d’augmenter la contrainte sur le travail.

La tendance continue à augmenter le profit impose un temps de travail toujours plus long et une activité plus efficace. On voit bien que ces augmentations sont contraires à une attitude humaniste envers ceux qui travaillent, car il faut obtenir d’eux plus travail.

Dans les entreprises capitalisées, le bénéfice se distribue entre capital et travail. Selon le rapport de force et les degrés de régulation légaux existants, la répartition du bénéfice sera plus favorable à l’un ou à l’autre et la pression sur le travail plus ou moins forte.

Mais, de toute façon, même si le problème de la répartition du profit ne se pose pas, la recherche de bénéfices augmente la charge de travail. On sait que les petits entrepreneurs « se tuent au travail ». Certes, ils ne se tuent pas au sens vital, mais ils peuvent tuer une partie de leur vie humaine par un travail excessif.

La contrainte due à la concurrence

Autre facteur de contrainte, la concurrence. La concurrence économique touche les entreprises, mais aussi les États dont la puissance dépend de la prospérité économique. Cette concurrence a commencé dès le début du XVIIe siècle lorsque le Portugal, l’Angleterre et les Provinces Unies ont rivalisé pour le commerce maritime.

La rivalité économique implique une compétition constante pour écraser le concurrent et ne pas être ruiné ou racheté (pour les entreprises), paupérisé et colonisé (pour les États). Elle implique d’augmenter la productivité, ce qui augmente les contraintes sur le travail et pousse à augmenter la compétitivité.

Cette production économique exacerbée ne peut exister de façon suivie

"sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert",

écrivait Karl Polanyi en 1944 (La Grande transformation, Gallimard, Paris, 1983, p. 22, 23).

Malheureusement, nous sommes à un moment historique de bellicisme économique exacerbé. Il s'agit d'un phénomène structurel de grande ampleur auquel on ne peut prétendre échapper localement et vis-à-vis duquel aucune réponse partielle ne peut être efficace. La pression sur le travail a donc peu de chances de diminuer.

La situation actuelle

Nous avons déjà une série de réponses générales à la question de départ. Cependant, en ce début de XXIe siècle, les réactions vis-à-vis du travail sont variables, car les métiers ne subissent pas tous les mêmes contraintes.

Les enquêtes montrent que, dans leur majorité, les gens sont intéressés par leur travail tout en ressentant un malaise de degré variable. Les personnes ayant gardé une autonomie et une certaine maîtrise sur leur travail souffrent moins (artisans, entrepreneurs, professions libérales, cadres de haut niveau, hauts fonctionnaires, etc.).

Un grand nombre d'études sociologiques tentent de comprendre l’origine de ce malaise. Elles étudient l’intensité du travail et l’autonomie dont on dispose pour réussir à y faire face, la récompense qu’on en retire et de nombreuses autres dimensions. Tous ces facteurs sont potentiellement source de tensions ou de conflits, de stress ou de souffrance.

C'est le fait d'un management qui considère les personnes comme des pions sans ancrage social, à utiliser comme des moyens au service de l'entreprise, ce qui entraîne un « ras-le-bol » et des pertes d'efficacité.  

La qualité du travail, dès lors qu’il est un peu complexe, dépend de ressources personnelles et collectives qui sont contrées par les méthodes de standardisation-rentabilisation. On peut évoquer à ce sujet la "capabilité" développée par Amartya Sen, principe consistant à permettre aux individus de choisir et de combiner différentes actions pour réaliser leurs projets, c’est-à-dire de mettre en œuvre leurs capacités. Cette "capabilité" est souvent entravée dans les entreprises pour une partie du personnel, ce qui explique le meilleur ressenti des professions indépendantes.

Beaucoup d'autres travaux ont, à l’inverse, essayé de comprendre ce qui peut pousser à aimer son travail, à s’y trouver heureux ou ce qui peut en faire une source de bien-être. Ils étudient par exemple les affects positifs qu’on retire de son travail, le sentiment de cohésion qu’on ressent auprès de ses collègues, ou la fierté qu’on associe à son activité (voir : Ottmann Jean-Yves. 2017).

Les entreprises fonctionnant de manière hiérarchisée, des personnes bien placées et mal intentionnées, ou incompétentes, peuvent provoquer un puissant malaise (voir : Veldsman Theo, 2017). Ces réponses diverses et contrastées ne sont pas suffisantes pour comprendre ce qui se passe, en particulier pour rendre compte de l’augmentation du malaise au travail à partir des années 1990.

Les formes nouvelles de contraintes au travail

De nouvelles méthodes ont été introduites dans les années 1990 et elles sont en cause dans le malaise au travail : l’évaluation individuelle des performances, la mise en compétition à l'intérieur de l'entreprise, application de normes inadaptées. Il règne aussi une incertitude sur l'avenir engendrée par la « flexibilisation » (travail intérimaire, CDD, travail à temps partiel en vacations).

Précédemment, était apparue une gouvernance par les nombres,

« qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d’une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation » écrit Alain Supiot (Supiot Alain, Cours au Collège de France 2012-2016).

Les contraintes prennent des formes nouvelles. Ainsi, des études de la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES) sur les conditions de travail font apparaître que plus d’un employé sur deux travaillent dans l’urgence, que 35 % des travailleurs reçoivent des ordres ou indications contradictoires et qu’un tiers des salariés considèrent leurs relations de travail comme étant des sources de tension. Les salariés sont contraints d’être productifs et performants tout en subissant des injonctions contradictoires.

En France, l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) est l’un des organismes chargés des questions de santé et de sécurité au travail. Dans le cadre de sa mission, il a constaté que le coût social du stress en France est de 2 à 3 milliards d’euros. Les auteurs insistent sur le fait qu’il s’agit d’une évaluation a minima. Les chiffres réels sont vraisemblablement bien supérieurs.

La logique de l’efficacité a des effets pervers multiples : baisse de la qualité, réduction de la coopération, diminution de la productivité, dégradation du bien-être au travail, etc. (voir : Bacache-Beauvallet Maya, Châteauneuf-Malclès Anne, 2009).

La pression managériale techno-bureaucratique empêche le déploiement d’actions qualitatives autonomes et découragent l'initiative. Alors même que, dans le discours des managers années 1990, fleurissent les termes d’autonomie, de créativité, de responsabilité (Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2001). Comme exemple de la « déshumanisation du monde de l’entreprise », on pourra écouter des témoignages dans Les pieds sur terre, émission radiophonique de Sonia Kronlund du 18/01/2018.

Un exemple typique est celui de l’hôpital public qui ne fait pas de bénéfices, mais néanmoins cherche à conjuguer l’augmentation de l’activité et la diminution des coûts. Par exemple, le médiateur national missionné au CHU de Grenoble a remis un rapport le 8 janvier 2018. Il pointe des « défauts de gouvernance au sein de l'établissement. Le style de management, qui maintient de manière permanente une certaine pression sur les équipes et qui priorise le résultat […] doit s'infléchir ». Son enquête fait écho aux très nombreux témoignages sur la souffrance au travail.

Le manque d’humanisme coûte cher aux services de santé. Le montant, évalué entre 10 000 et 30 000 euros de coûts cachés par an et par personne salariée, correspond à des coûts liés à l’absentéisme, aux accidents du travail, au turn-over du personnel, mais également à la sous-productivité (voir : Henri Savall et Véronique Zardet, 2015). Cela a naturellement des conséquences sur la qualité de la prise en charge des patients, comme l’ont montré les travaux de Sandra Bertezene (voir : Bertezene Sandra, 2017).

On constate de nos jours une augmentation de l’insatisfaction au travail, parfois même un dégoût et, dans certains cas, des dépressions et des suicides. Comment en sommes-nous arrivés là en Occident, alors que les pays sont riches et le niveau technique élevé ? Pourquoi ce malaise alors que, par ailleurs, de très nombreuses personnes sont intéressées par leur travail ?

Se sont conjuguées la pression pour rentabiliser le capital et la forte concurrence apportée par la mondialisation, à quoi s’ajoute la tendance générale à la techno-bureaucratisation de l’entreprise, y compris de service. Sans atteindre des degrés extrêmes, la contrainte sur le travail s’est accentuée.

3. Du côté de l’usage

Une production heureuse

L’accroissement de la productivité a éloigné la pénurie alimentaire et augmenté considérablement le niveau de vie en Occident. En ce sens, elle favorise l’humain au sens humaniste, en donnant des conditions de vie meilleures (nourriture, logement, hygiène, soins) et plus de temps et de moyens pour l’éducation, la culture et les loisirs. L’industrialisation, l’accroissement de productivité, la technicisation, bénéficient aux hommes au travers des biens et services proposés en plus grande quantité et pour un plus grand nombre de personnes.

La production de masse a amené la prospérité d’une large partie de la population. En même temps que s’effaçait le poids de la famille et du clan, il s’est produit ce que Émile Durkheim regardait comme une « émancipation » qui « dégage la conscience individuelle du milieu organique qui la supporte comme du milieu social qui l’enveloppe » (Émile Durkheim, De la division du travail, 1930, p. 400), nous dirions plutôt : dégage de la nécessité naturelle et des contraintes micro-sociales (familiale, ethnique).

L'économie se montrerait par là humaniste ! Les problèmes du côté de l’usage sont évidemment moindres que du côté du travail, mais ils existent tout de même, que se soit à cause des inégalités, de l’omniprésence du marché et enfin du vol.

Les inégalités dans l’usage

Les différences de richesse engendrent des inégalités dans l’usage des biens. Par richesse, nous désignons la masse monétaire disponible pour accéder aux biens et services permettant de vivre. La pauvreté qualifie l’insuffisance en ce domaine.

Selon Eurostat, 16,9 % des Européens vivaient sous le seuil de pauvreté en 2011 et 17,3 % en 2014, soit 84 millions, puis 87 millions de personnes. Le seuil de pauvreté se définit comme un revenu inférieur à 60 % du revenu médian du pays concerné, ce qui occasionne une vie précaire incertaine à court terme.

Ces personnes font face à divers problèmes comme l’incapacité à payer leur loyer ou les factures d’eau, gaz, électricité, téléphone, à chauffer correctement leur logement ou à faire face à des dépenses imprévues, et pour certains à se nourrir correctement. À un moindre degré de pauvreté, c’est l’impossibilité de partir en vacances hors du domicile ou de posséder les biens d’équipement habituels (voiture, une machine à laver le linge, télévision, téléphone).

Si, par humain, on entend une vie décente intégrée socialement comportant un accès à l’éducation et à la culture, alors la pauvreté est inhumaine. L’humanisme comporte nécessairement un versant social impliquant la justice et l’équité auquel l’économie en sa forme actuelle semble ne pas répondre. Toutefois, il faut se demander, cette situation est-elle imputable à l’économie en général ?

L’économie contemporaine est capitalisée sous une forme particulière dite capitaliste. Le processus a tendance à accroître la masse du capital investi dans l’économie et, par là, favorise les inégalités. Mais, il existe des possibilités de redistribution et, en Europe, la richesse totale produite serait suffisante pour éviter la misère. Il s’agit donc aussi d’un choix politique.

Dans la mesure où nous cherchons à déterminer la part revenant directement et en propre à l’économie, il faut noter que de fortes inégalités ne permettent pas à une efficacité économique optimale. En effet, les derniers rapports sur les inégalités de l’OCDE (2014) et du FMI (Tackling Inequality, 2017) montrent que, plus les écarts de revenus se creusent, plus la croissance économique est ralentie. Les inégalités sont donc aussi politiques.

On pourrait, dans le cadre de l’économie capitaliste existante, répartir la richesse de manière plus équitable. L’équité dans la distribution de la richesse produite par l’économie est un choix éthique et politique. Les inégalités de richesse ne viennent pas que de la forme de l’économie, elles manifestent aussi une orientation politique.

Le marché sans visage

Un autre aspect du problème de la déshumanisation vient du développement du marché sous une forme omniprésente et anonyme. Par anonyme, nous voulons dire qu'une bonne partie des transactions se fait sans relation humaine entre l’acheteur et le vendeur (sans aucune relation, en silence, ou selon une fausseté commerciale de circonstance) et c'est omniprésent dans la vie quotidienne qui est massivement affectée par l'échange marchand anonyme.

Nous sommes dans une phase socio-économique particulière qui est décrite (de manière dramatisée, mais parlante) par Bernard Maris :

"La mondialisation, la généralisation du capitalisme financier, la marchandisation et l’uniformisation du monde ont une telle puissance qu'elles dévorent à leur profit, comme un trou noir, tout ce qui dans l’homme peut aider à leur extension mortelle, c’est-à-dire sa pensée, son travail, ses désirs qu'elle appelle « besoins », ses souffrances, ses faiblesses, sa vie. Tout acte humain leur est dû. Tout livre, toute recherche leur sont dus. Rien ne peut échapper au règne de la quantité magnifiée par les économistes et au cycle production-consommation, au nom de l’efficacité et du principe de productivité, ou du perpétuel besoin. Deuxièmement, la science et la raison, qui de Copernic à Freud en passant par Darwin ont libéré l’homme des terreurs, des mensonges et des dieux, sont désormais commises à servir une autre fable, plus terrible, car sans image de père, de créateur ou de rien : la croissance pour la croissance et l’asservissement aux choses" (Maris Bernard, 2016).

On pourra lire à ce sujet les travaux de Dany-Robert Dufour (voir : La vision sociétale de Dany-Robert Dufour).

Cet aspect particulier de développement du marché chasse la relation humaine de l’échange, remplacée par un rapport quantifié, anonyme, médiatisé, par un rapport humain de complaisance. Pourrait-on y échapper alors que la production prend une ampleur gigantesque ? La production de masse impose inéluctablement une massification des échanges. Mais, comme pour la répartition de la richesse, c’est aussi une question d’éthique et de politique. Il serait possible d’infléchir cette tendance et de procéder autrement, plus humainement.

Le vol généralisé

Du côté de la distribution légale et communément admise, le vol constitue une autre manière de distribuer les biens. C’est un type d’échange auquel on ne pense pas comme mode de distribution des biens et pourtant, il joue ce rôle ! Certes, il est immoral et illégal, mais si on y regarde de près, la différence avec la distribution légale n’est pas toujours nette. Il y a toute une activité marchande admise qui s’apparente au vol.

Dans un temps où le marché n’étaient pas aussi présent et que l’échange et la distribution étaient réservés à la corporation des marchands, Érasme dans son Éloge de la folie écrit : « Une race très folle et très sordide est celle des marchands, puisqu'ils exercent un métier fort bas et par des moyens fort déshonnêtes. Ils mentent à qui mieux mieux, se parjurent, volent, fraudent, trompent, et n'en prétendent pas moins à la considération grâce aux anneaux d'or qui encerclent leurs doigts ».

D’évidence, la malhonnêteté liée au marché ne date pas d’hier, mais sa banalisation est contemporaine. Il existe une vaste zone grise d’immoralité admise, de tromperie et de fraude, que nous nommerons le vol officiel ou vol autorisé. Il est autorisé de vendre, si l’occasion se présente (personne mal informée, acheteurs captifs) bien plus cher que le prix moyen permettant un bénéfice correct.

La défiscalisation est légale et l’évasion fiscale plus ou moins tolérée. Il y a une recherche constante des entreprises pour échapper à la contribution fiscale, qui retombe nécessairement sur les autres contribuables (qui sont indirectement volés, car ils payent pour compenser le manque à gagner). À côté de cela, il existe aussi les fraudes fiscales caractérisées (illégales), celles qui sont découvertes, se traduisent par ce qu’on nomme les « affaires ». Il ne s’agit pas de phénomènes marginaux, mais constants et massifs. Le chiffre global est évalué en Europe à plus de cinquante milliards chaque année pour des pays comme la France ou l’Allemagne.

Le vol est interdit sous ses formes les plus directes et violentes. Nous le nommerons le vol interdit. Pour être interdit, il n’en persiste pas moins massivement dans nos sociétés. Le vol interdit est une constante. Outre le préjudice direct pour celui qui le subit, les dispositifs « antivols » sont extrêmement contraignants dans la vie quotidienne. Nous somme entourés de clés, de digicodes, d’antivols, de codes, de dispositifs de cryptage, de caméras de surveillance, et protégés par des assurances et la police. Ceci n’a rien d’anecdotique et coûte très cher. Les sommes en jeu sont considérables et le quotidien en est lourdement affecté.

Vol interdit et vol autorisé rongent l’un des ressorts essentiels à l’humanité qui est la confiance en l’autre. Au vu de leur ampleur, ce sont de véritables formes de distribution des richesses très fâcheuses du point de vue humain et dont on s’étonne qu'elles soient si facilement tolérées.

4. L’économie autonome ?

Un savoir sur l’économie apparaît courant du XVIIIe siècle. La prétention à la scientificité arrivera plus tard, vers la fin du XIXe siècle. La théorie économique a, depuis qu’elle existe, une tendance à supposer que l’économie serait assimilable à un processus naturel autorégulé.

Si c’est exact, l’économie se développerait selon ses lois propres, indifférentes à l’humain. Cette question peut se reformuler ainsi : y a-t-il un déterminisme économique, soit en général, soit dans le cadre de la forme actuelle du grand marché capitaliste, qui rendrait sa dynamique autonome et étrangère à l’homme et à la société ?

Cette question, qui paraît banale, a pourtant quelque chose d’étrange, car d’évidence l’économie est faite par des humains et organisée selon des règles au sein des sociétés où elle se déploie. Comment pourrait-elle se développer indépendamment de ceux qui la font ? Que disent les économistes à ce sujet ?

Leur argument principal est qu’il y aurait des lois (éventuellement formalisables) correspondant à des phénomènes économiques objectifs, par exemple, une loi reliant l’offre et la demande à la formation des prix. Personne ne peut vendre ce dont on n’a pas besoin ou dont on dispose à profusion, par contre, le besoin et la rareté font monter les prix.

Mais, cette autonomie de l’économie est-elle réelle ? Les lois des économistes concernent une économie particulière, celle dans laquelle nous vivons qui est capitalisée et liée au marché. Il faut, pour comprendre, la situer historiquement.

Pour Karl Polanyi, l’instauration du grand marché mondialisé s’est produite selon deux vagues successives, l’une au début du XXe siècle et la seconde, après 1930, qu’il a nommée la « grande transformation ». Les pays industrialisés ont donné la primauté à l'économie et une conception marchande du monde : la terre, l'homme, le travail, la monnaie pourraient être considérés comme marchandises. Il s’en est suivi le « désencastrement » (séparation, perte d’intégration) de l’économie par rapport à la société.

Polanyi insiste longuement sur les changements institutionnels qui ont permis l’établissement de l’économie libérale du XIXe siècle. Pour Polanyi, le marché autorégulé est une utopie qui a nourri le projet politique de la libéralisation économique. Le mouvement d’indépendance de l’économie décrit par Polanyi dans La Grande Transformation est un processus institutionnalisé.

L’analyse de Polanyi semble juste, car on ne voit pas comment l’économie se ferait tout seule. Pour qu’il y ait échange, il faut un marché et un marché n’existe que si des lois et des institutions le maintiennent. Les entreprises, la monnaie et les capitaux n’existent que si une législation l’autorise et un appareil judiciaire les protège. Seule une volonté politique d’autonomiser l'économie peut faire qu’elle le soit. Le libéralisme économique a créé une économie pseudo-naturelle, car elle est maintenue par de puissants dispositifs institutionnels.

Il s’agit là d’une forme historique donnée. On a créé une naturalité artificielle, un « parc naturel économique » dans lequel règne le marché et où les entreprises entrent en compétition. Ainsi parquée, l’économie évolue indépendamment de la volonté des hommes selon un processus relativement autonome. L’économie ainsi organisée se développe selon un mouvement qui lui est propre, mais qui dépend de ce qui la constitue fondamentalement : les capitaux et le marché dont dépendent la production et la vie des entreprises. Elle suit un cours autonome indifférent aux humains, avec ses cycles et ses crises, mais seulement parce que les hommes ont volontairement créé un tel processus d'indifférence à l'humain.

5. Conclusion : une dualité certaine de l'économie

L’économie, au sens de la production et de l’usage des biens et services, a des effets tantôt humanisants et tantôt déshumanisants.

Fondamentalement, l'économie a un double visage, celui de la production et de l’usage, dualité que l’esclavage rendait évident, clivant la population entre ceux qui produisent, soumis à la nécessité naturelle et de ceux qui en sont détachés, pouvant être pleinement humains. Actuellement, avec le salariat, la donne a changé. C’est un échange contractuel, mais biaisé, car, certes, on achète du travail, mais il n’est pas séparable des humains qui l’effectuent, ce qui les place au rang de marchandise. On voit bien qu'il y a là une contradiction.

L’accroissement de productivité, de technicité, l’industrialisation, bénéficient aux hommes en donnant à la masse de la population les moyens de vivre, mais, revers de la médaille, l'âpre compétition des entreprises et des États est un facteur défavorable à l’humain qui travaille. La richesse globale augmente en Occident ce qui permet globalement une vie plus humaine, mais sa répartition inégale produit une précarité bien peu humaine. Les inégalités créent des rivalités, un affrontement social permanent, peu favorables à l’humanisme. Le développement d’un marché généralisé intense et sans visage, la permanence du vol (autorisé et interdit), imposent une relation de défiance généralisée dont on ne peut pas dire qu’elle soit propice à l'humanisme.

La grande transformation notée par Karl Polanyi correspond à un renversement hiérarchique entre économie et société, ce qui est une décision politique : l’économie a été volontairement autonomisée par rapport à la société, ce qui la rend indifférente à l’humain. C’est l’occasion de dédouaner l’économie d’une partie des responsabilités. Les effets de l'économie sur l’homme dépendent aussi de la politique économique qui est menée et il y en a potentiellement plusieurs possibles. Bien qu'il y ait structurellement une tension entre humanisme et économie, il est du ressort du politique de l'accentuer ou de la diminuer.

 

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