Partager les bénéfices ?
Partager équitablement les bénéfices dans une entreprise serait-il un moyen de mettre le capital au service de l’entreprise dans son ensemble et de faire cesser l’opposition entre capital et travail, qui ronge les rapports sociaux en créant un antagonisme de classe ? Est-ce possible à l'heure actuelle ?
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Partager les bénéfices ? Philosophie, science et société. 2018. Disponible à l'adresse : https://philosciences.com/partage-benefices.
Plan :
- Le problème du profit
- Histoire d’un partage possible des bénéfices
- La possibilité technique du partage des bénéfices
Texte intégral :
1. Le problème du profit
Citons l'encyclopédie collaborative en ligne nommée L'économie, d'orientation typiquement néoclassique et que l'on ne pourra donc pas accuser de parti pris idéologique :
« Les profits de l’entreprise reviennent légalement à ceux qui possèdent les actifs de l’entreprise, comme les biens d’équipement. Les propriétaires dirigent les autres acteurs de l’entreprise afin que leurs actions contribuent à générer des profits, qui accroissent à leur tour la valeur des capitaux de l’entreprise et donc la richesse des propriétaires ».
Ce qui reste après que les recettes (issues de la vente des biens services et produits de l'entreprise) aient été utilisées pour payer les salariés, les dirigeants, les fournisseurs, les créanciers et les charges sociales les impôts et enfin les investissements nécessaires à assurer l'avenir constitue le bénéfice net. Dans le cas des entreprises capitalisées (qui représente la majorité de l'économie contemporaine) ce bénéfice constitue les dividendes attribués aux des actionnaires.
Cette répartition des recettes a une implication importante puisqu'elle se divise entre profit et fonctionnement de l'entreprise. Si les recettes de l’entreprise augmentent il n'y pas de distribution automatique et équitable entre les deux. L’entreprise est un espace au sein duquel tous les acteurs n’ont pas les mêmes intérêts. Cette divergence d'intérêts crée une conflictualité au sein de l'entreprise, mais aussi au sein de la société dont la plus grande part de l'économie vient des entreprises.
L'affaire n'est pas seulement économique, elle est aussi sociale et humaine, c’est celle du sens donné au travail. La financiarisation massive des entreprise par des capitaux mondialisés et des fonds d'investissement accroit la conflictualité car la volonté d'accroissement des profit est forte.
Il conviendrait donc d'expliciter le processus, de le rendre transparent et se mettre d'accord sur une juste répartition entre rémunération du travail et rémunération du capital, en incluant les autres postes (charges sociales, impôts, investissement, etc.). Il faut aussi tenir compte du contexte et de la compétition internationale. Selon les pays les répartitions sont très différentes.
2. Histoire d’un partage possible des bénéfices
On sait, depuis le rapport Cotis de 2009 sur la répartition des profits en France, que les salariés touchent moins de 10 % des profits et de manière très inégale selon leur position dans la hiérarchie de l’entreprise. Des profits mieux répartis auraient un triple avantage : les salariés seraient plus motivés par la marche de leur entreprise, les rapports sociaux seraient apaisés et cela augmenterait le pouvoir d’achat avec un impact positif sur la consommation et la croissance. C’est ce qui avait été proposé par le général de Gaulle sous forme de la « participation » qu’il considérait comme la « grande réforme de notre siècle ».
Rappelons l’histoire en nous appuyant sur l’article récent de Xavier Hollandts et Nicolas Aubert que nous citerons abondamment :
« Dès la fin de la seconde guerre mondiale, le général de Gaulle avait souhaité une meilleure association entre le capital et le travail de crainte de voir leur opposition disloquer la cohésion nationale. Son projet – inachevé en raison de sa défaite au référendum de 1969 – prévoyait la participation des salariés aux profits.
Dans les années 1960, le consultant Marcel Loichot proposait plusieurs modèles de partage des profits dans son livre « La réforme pancapitaliste ». Ce texte contribuera à déboucher sur des réformes importantes comme celles relatives à l’intéressement (1959) et la participation (1967) à la suite de l’action de différents gaullistes « de gauche » (Capitant, Vallon).
De Gaulle écrit à Loichot en 1966 pour lui dire qu’il a été « fort impressionné » par cet ouvrage. Loichot pensait que la seule façon de désaliéner le travail humain et de mettre fin à la lutte des classes était que tous les salariés deviennent des capitalistes en bénéficiant d’une part plus équitable des profits. Le départ de Charles de Gaulle en 1969 combiné à l’opposition du patronat et des syndicats ont eu raison des idées de Loichot, ce qui a considérablement freiné le développement des formules de partage de profits.
Des années 1960 à 2018, plusieurs lois sur la participation des travailleurs se sont succédées. Certaines ont mis l’accent sur la participation aux décisions, d’autres sur la participation au capital et aux profits des entreprises. Les deux facettes de la participation ont le plus souvent été traitées séparément jusqu’à la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), actuellement en discussion au Parlement, qui peut réconcilier les deux.
En 2016, les sommes versées au titre du partage des profits (participation, intéressement et abondement dans les plans d’épargne salariale) atteignaient un montant annuel moyen par salarié de 2 369 euros, soit l’équivalent de deux mois de smic, un montant en augmentation constante.
Aujourd’hui, les entreprises sont incitées à aller plus loin grâce aux futures dispositions de la loi Pacte. Le texte propose en effet d’étendre la participation des salariés au capital et aux profits de l’entreprise. Il allège la fiscalité de l’épargne salariale et l’annule pour les petites entreprises de moins de 50 et 250 salariés. Si elle était déjà en vigueur, cette loi permettrait à ces entreprises de verser des primes d’intéressement et de participation avec exonérations de charges dont ne bénéficieront pas les grandes entreprises grâce aux taux différents du forfait social (article 57) ».
3. La possibilité technique du partage des bénéfices
Une économie sans capital est devenue impossible de nos jours, mais la gestion privée du capital en vue de l'accroissement du profit à ce but est un aspect discutable, voir condamnable. Un infléchissement serait possible grâce au partage des bénéfices. L’économie capitaliste fonctionne selon le cycle Argent → Marchandise → Argent. Le capital passe nécessairement par la forme monnaie pour être mobilisable et être investi dans les entreprises. S’il s’investit, c’est avant tout en vue d’un profit. Réciproquement sans espoir de profit le capital ne s'investira pas. D’où vient ce profit et peut-il être équitablement réparti ?
Le bénéfice est ce qui reste aux entreprises (rentables) lorsqu’elles ont payé ce qu'elles doivent. On qualifie cette somme de profit lorsqu’elle rémunère le capital investi. Le cycle normal de l’économie capitaliste, lorsque tout va bien, est : capital → marchandise → capital + profit. Dans un capitalisme pur, la totalité du profit revient aux actionnaires détenteurs du capital investi dans l’entreprise. En France, une petite redistribution à lieu et environ 90 % reviennent aux actionnaires, le reste étant versé aux salariés au titre de l'intéressement ou d'abondement dans les plans d’épargne salariale.
Il serait techniquement facile au sein du capitalisme tel qu’il est actuellement de modifier la répartition du bénéfice pour en reverser une part plus importante aux salariés. Certes, il ne peut être entièrement redistribué aux salariés, car il faut rémunérer le capital investi (faute de quoi il ne s’investira plus), mais des négociations pourraient avoir lieu afin de décider de la répartition jugée la plus efficace et la plus équitable. Rien que le fait de mettre en œuvre ce type de négociations, quelle qu'en soit l'issue, serait une ouverture sociale donnant le sentiment aux salariés de ne pas être exploités et mis hors du jeu de la gouvernance de l'entreprise.
Ceci est possible sans transformation majeure. Des avancées dans cette direction éviteraient l’opposition de classe et diminueraient la fracture sociale (l'augmentation des inégalités de revenu et de patrimoine). Mais, cette possibilité se heurte à une opposition tenace et constante de ceux qui n’y ont pas intérêt. Cette opposition bloque toute avancée jusqu’à ce qu’une explosion sociale (mai 68, décembre 2018) oblige à lâcher du lest, mais avec peu de résultats sur le long terme.
L'argument contre est massif, c'est la mobilité du capital productif qui, s'il se voit privé d'une partie des bénéfices escomptés, fuira le pays concerné et le privera des investissements indispensables aux entreprises et donc au travail et à la création de richesses. Cette fuite est la hantise des gouvernants. Le récentes mesures fiscales en France ont pour but de stabiliser ou de faire revenir un capital productif jugé insuffisant pour maintenir la croissance.
Il faut aussi relativiser le propos : les profits représentent en France environs 5% du chiffre d'affaire des entreprises. À côté de la répartition de l'argent, il existe d'autres problèmes tout aussi important qui sont l'augmentation constante de la productivité, le mauvais management qui néglige l'importance des relations humaines et de la qualité du travail.
Conclusion
Dans un autre article (capital et capitalisme), nous avons tenté une description schématique du capitalisme et de son évolution contemporaine. Certaines tendances de fond du capital productif, comme sa concentration et son accumulation, sont restées ce qu'elles étaient par le passé, mais au prix d'évolutions importantes dans la gestion. Le capital productif se déplace dans les structures économiques et il va là où le profit est le meilleur. À ce titre, faire valoir une meilleure répartition des bénéfices entre le capital et avec les salariés est difficile.
La partage des bénéfices ne résoudra pas tous les antagonismes sociaux liés à l'économie marchande capitalisée et au fonctionnement des entreprises. Concernant ces dernières, il reste encore le problème de la participation aux décisions (participation des salariés au conseil d’administration) et de la réduction des écarts gigantesques de revenus au sein de l’entreprise (il faut dire « revenus », car on ne peut pas comparer seulement les salaires, du fait des avantages en nature, des stock-options, des primes, des parachutes dorés, etc. des hauts dirigeants). La compétition internationale des entreprises, mais aussi des États, fait peser une lourde contrainte. Elle conduit à augmenter la productivité, qui peut entrainer un mauvais management qui néglige l'importance des relations humaines et de la qualité du travail, ou à du dumping social.
Finalement cet article répond par la négative à la question de départ. Si on vise une amélioration sociale ce n'est qu'un aspect du problème. La compétition internationale, la rivalité entre États, voire la guerre (larvée ou directe), le style et la qualité du mangement, la fiscalité font peser des contraintes très fortes sur les entreprises.
Webographie :
HOLLANDTS, Xavier. AUBERT, Nicolas. Pouvoir d’achat : et si la solution venait du Sénat ? The conversation. 2018. https://theconversation.com/pouvoir-dachat-et-si-la-solution-venait-du-senat-108950
L'économie. 2018. https://core-econ.org/the-economy/book/fr/