Le paradigme réductionniste appliqué aux sciences de l'Homme
Le réductionnisme méthodologique a montré son efficacité dans certains domaines, mais, dans le domaine des sciences humaines, on peut douter qu'il soit adapté aux objets de ces disciplines. Par son principe et ses méthodes il exclut de l'étude de l’Homme divers aspects que l'on peut pourtant juger essentiels pour caractériser l'humain.
Juignet, Patrick. Le paradigme réductionniste appliqué aux sciences de l'Homme. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/paradigme-reductionniste-sciences-de-l-homme.
Plan de l'article :
- Les exclusions par choix gnoséologiques
- Les exclusions par choix pragmatique
- Les exclusions par choix ontologiques
- Les problèmes posés sont importants
- Qu’est-ce qui de l’Homme est exclu ?
- Conclusion : des enjeux humanistes
Texte intégral :
1. Les exclusions par choix gnoséologiques
Nous allons montrer comment la manière de connaître, lorsqu'elle se veut conforme au paradigme réductionniste, conduit à exclure du domaine d'étude des aspects importants de l’existence de l’homme. C'est ce qu'on peut nommer la réduction méthodologique.
La simplification des faits étudiés
Dans le paradigme réductionniste, la connaissance privilégie l’analyse. De ce fait, on élimine de l’étude les ensembles factuels complexes dépendant du contexte.
Voyons comme exemple une étude du Laboratoire de Psychologie expérimentale de la Sorbonne. Pour Fraisse et Florès,
« percevoir, c’est identifier des stimuli qui ont engendré un processus sensoriel ». (Perception et fixation mnésique).
L’objet de la recherche, la perception, qui est déjà un processus élémentaire, est ramené à l’étude du sensoriel, selon une méthode isolant des stimuli. Il s’ensuit une expérience faite avec un tachyscope à rideau de Michotte, fonctionnant au 1/10e de seconde (qui n’autorise la vision que pendant un 1/10e de seconde).
Ce qui est étudié là est un aspect minimal, élémentaire, de la sensation visuelle. Mais, il est donné pour l’étude de la perception. Pourtant, percevoir n’est pas être affecté par un stimuli. Percevoir, c’est aussi trier, contextualiser, synthétiser, comparer, juger de l’existence, juger de la réalité, tout cela en même temps, et si on élimine ces aspects que reste-t-il de la perception ?
« Entendre ne signifie pas seulement déceler des bruits, mais surtout connaître ce qu’ils veulent dire » écrit le neurophysiologiste Michel Imbert dans son Traité du cerveau (Paris, Odile Jacob, 2006).
Le principe d’élémentarisation, qui n’est pas fallacieux par lui-même, le devient lorsqu’il détruit la pertinence du fait eu égard à l’objet d’étude. Dans le cas cité, la perception est réduite à l’identification d’un stimulus. En procédant ainsi, on change subrepticement d’objet : non plus la perception, mais la sensation élémentaire. De manière non explicite, on remplace l’étude d'un fait complexe par celle d'un fait simple tout en prétendant qu'ils sont identiques. Le réductionnisme conduit constamment à ce type de remplacement tout en prétendant qui n'en est pas un. Il est légitime de simplifier les faits, mais pas de les substituer à d'autres plus complexes en prétendant que ce soient les mêmes.
En ce qui concerne l’humain, en allant vers l’élémentaire, on constitue des objets de recherche peu pertinents qui font perdre les aspects essentiels et caractéristiques.
Le refus de la finalité et du holisme
Le déterminisme mécaniste exclut la finalité. Or, les aspects téléonomiques, selon le mot de Jacques Monod, sont présents dans les organismes vivants. Les divers appareils des organismes vivants sont organisés en vue d’un but qu’ils produisent effectivement et sans conteste. L’appareil digestif est organisé en vue de la digestion. Plus globalement, tout organisme vivant est organisé en vue de son maintien et de sa reproduction et l'ensemble forme un tout. La finalité peut être considérée comme une fonctionnalité, terme plus neutre et qui convient mieux.
Ensuite, dans le monde humain, la finalité existe sous forme de buts explicites ou implicites, nommée selon les écoles intention, volonté, désir, projet, etc. Le but préexiste à de nombreuses réalisations humaines. Dans le cas de l’Homme, on peut parler de « conduites » pour désigner les comportements finalisés. Les conduites sont des comportements complexes, organisés en vue d’un but. Le but est fixé et existe avant que ne se réalisent les divers comportements permettant de l’atteindre. Sans le but, ils n’existeraient pas.
Il y a aussi, vis-à-vis de cette exclusion, une erreur assimilant le raisonnement employé et le fait étudié. Éviter les raisonnements finalistes est justifié, mais, dans le cas du vivant ou de l’Homme, il ne s’agit pas de raisonner en termes finalistes, il s’agit de concevoir que le fait étudié est lui-même finalisé (il forge des buts), ce qui est tout à fait différent. Le refus du finalisme se réfère à la conception naïve de la finalité qui suppose une intention là où il ne peut y en avoir comme de prêter une intentionnalité à la Nature. Ce n’est effectivement pas un mode d’explication acceptable. Mais, ce n’est pas de cela dont il s’agit dans les sciences du vivant et de l’Homme.
Le vivant est particulier et ne peut être assimilé à l’inerte. Il est le fruit d’une auto-organisation et d’une sélection combinées sur des millions d’années. Il s’ensuit qu’il s’est forgé en construisant des causalités circulaires qui produisent un effet-but. On ne cherche pas à donner une explication finaliste, mais à expliquer la finalité existante. Il ne s’agit pas de dire le « pourquoi » des choses, mais le « comment » d’une causalité circulaire qui réalise les buts pour laquelle elle s’est aveuglément forgée. Pour l’Homme, c’est un degré de plus dans la complexité à laquelle l’étude scientifique est confrontée. L'Homme est un vivant parmi les autres, mais de plus ses buts passent au rang de représentations manipulables, de pensées et sont jugés au nom de principes et de règles sociales.
Prendre en compte les particularités du vivant et de l'humain impose un point de vue holistique et une prise en compte de la finalité, ce que refuse le réductionnisme qui défend un point de vue analytique conforme à un Univers mécaniste. C’est ainsi la majeure partie des attitudes humaines qui sont mises de côté. Exclure les différentes formes d’activités ayant une finalité de l'étude scientifique, c’est en exclure la grande majorité des faits concernant le vivant et l’Homme.
2. Les exclusions par choix pragmatique
Par pragmatique scientifique, nous désignons les méthodes pratiques d’étude, les mises en œuvre réglées, dont la plus connue est la méthode expérimentale. C'est la méthode au sens pratique du terme. Comme on l'a vu au-dessus, la manière de connaître analytique conduit à simplifier les faits pour aller vers les plus élémentaires. Ces faits simples peuvent-ils constituer un objet d'étude pertinent pour l'humain ?
La simplification des faits
La pratique expérimentale introduite en psychologie, en vue d’en faire une science, paraît, au départ, une excellente idée. Toutefois, une limite apparaît vite. L’expérimentation a pour effet de réduire le domaine d’étude, car on ne peut traiter expérimentalement (maîtriser et quantifier) que des faits simples.
La nécessité de quantifier demande des faits, ou des relations entre faits qui puissent se prêter à une mesure. La psychologie expérimentale s’est donc cantonnée à travailler sur les sensations, les perceptions, l’attention, les apprentissages, la cognition élémentaire, les comportements simples.
Or, un grand nombre de faits humains dépendent du contexte et de l’histoire. Ils sont dus à des capacités sophistiquées, nées d’interactions complexes, liés à une histoire individuelle et collective. Ils se modifient, varient au cours du temps, selon l'environnement et ne peuvent être considérés indépendamment de leur contexte. Ils sont exclus d’une telle étude.
L’expérimentalisme élimine tout cela, car il faut que les conditions d’expérience soient contrôlées. Pour maîtriser les variables, on organise une situation qui décontextualise et déhistoricise les faits. Agir ainsi, conduit à éliminer le type de faits pertinents pour l’étude de l’Homme. Effectivement, la psychologie expérimentale a renoncé à expliquer les conduites humaines ordinaires, trop complexes pour sa méthode. Mais une confusion est entretenue.
En vérité, on observe les effets d’une modification de la réalité humaine observée par la situation expérimentale qui va toujours dans le sens d’une simplification réductrice de l’Homme. L’action de réduction étant niée, l’étude se donne pour être l’étude de la réalité elle-même. En vérité, le champ d’étude, par rapport à l’ensemble de la réalité humaine, est considérablement réduit.
Bien qu'il concerne la biologie et non les sciences humaines, nous citerons le propos de Matteo Mossio et Jon Umerez qui est parfaitement adapté :
« Le danger, lorsque le réductionnisme épistémique s’accompagne d’une méthode réductionniste, est d’utiliser des outils inadaptés qui ne permettent pas de saisir la spécificité de phénomènes que l’on cherche à expliquer, dans la mesure où ces outils ont été conçus pour rendre compte de phénomènes décrits dans un autre domaine ou à un autre niveau » (Réductionnisme, holisme et émergentisme, p. 8).
L’omission de la complexité individuelle
Le comportementalisme veut faire de la psychologie l’étude expérimentale des comportements observables. Ivan Pavlov peut être considéré comme le père de cette doctrine. Son protocole expérimental en stimulus-réponse fut repris comme paradigme pour la psychologie aussi bien en Russie qu’aux États-Unis ou en Europe. En France, Henri Piéron annonça en 1908 que « le comportement constitue l’objet de la psychologie ». On veut « une méthode d’enregistrement objectif de réactions naturelles ». (Piéron H., Psychologie expérimentale).
Aux États-Unis, l’idée selon laquelle la psychologie scientifique devrait être l’étude expérimentale des comportements fut reprise par John Broadus Watson et elle connut immédiatement un énorme succès. Selon cette doctrine, on se borne à observer des stimuli et des réponses. L’individu est considéré comme une « boite noire » à laquelle on ne cherche pas à avoir accès.
Le béhaviorisme récuse que l’on doive connaître les déterminations internes à l’individu (qu'elles soient biologiques ou représentationnelles) et simplifie l’observable de manière importante. Son domaine d’étude est constitué par les comportements simples (des individus humains ou animaux) vus comme réponses à des stimulations issues de l'environnement.
Cette conception est inadaptée pour l’étude de l’Homme. En effet, on ne peut simplifier les conduites pour les ramener à des observables élémentaires et l’environnement ne peut se réduire à des stimuli sauf pour les organismes simples. S'en tenir à l'observation empirique de comportements simples n'a aucune justification scientifique. Mais surtout l’individu humain est porteur d’un déterminisme propre et très complexe qu’il faut expliquer. Il est porteur d'une histoire mémorisée et il a des capacités intellectuelles et affectives complexes et embrouillées.
Autrement dit, le schéma linéaire Stimuli - Réponse n’est valable que pour les comportements très élémentaires. Pour tous les autres, il faut lui substituer un schéma du type : Environnement - Déterminisme interne complexes - Conduites, dans lequel le déterminisme interne à l’individu humain a une place essentielle.
La détermination interne à chaque individu humain demande pour être élucidée l'étude combinée des aspects biologiques, neurobiologiques, affectifs, cognitifs et représentationnels, ce qu'on regroupe tant bien que mal sous le terme de psychisme (voir : Le psychisme humain).
L’interaction est mise de côté
Autre éviction, celle de l'action de la méthode et de l'expérimentateur dans la genèse (ou la modification) des faits étudiés, car, dans le paradigme réductionniste classique, les faits sont considérés comme présents dans une réalité intrinsèquement indépendante du chercheur et de l'expérimentation.
Le problème dans sa forme générale est le suivant. L’expérimentation est une action réglée qui crée une situation pour obtenir une réponse pratique objectivable à une question théorique. Tout le monde est d’accord sur ce sujet, mais curieusement le dogme réductionniste n’en tient pas compte. Ne pas en tenir compte constitue une erreur épistémologique, car les conditions d’expérimentation sont des actes qui modifient l’objet étudié et le contexte de manière non négligeable. Ce que l’on observe, ce sont les effets de cette modification. Il est aberrant de prétendre que l’on observe la réalité « objective » telle qu’elle serait.
Dans le cas des sciences de l’Homme, le problème prend une forme particulière, car, dans ce cas, l’action expérimentale n’est pas produite vis-à-vis d’un matériau inerte, mais vis-à-vis d’autres hommes. Ne pas en tenir compte produit plusieurs exclusions, plus ou moins admissibles, selon le cas considéré.
Lorsque l’interaction de l’observateur avec le ou les sujets étudiés est de faible ampleur, elle peut être négligée. Dans ce cas, l’omettre est sans conséquence. Si l’influence de l’observateur et/ou du procédé d’expérimentation est forte, cette attitude n’est plus recevable, elle biaise les résultats. Or, il en est presque constamment ainsi dans les affaires humaines. L’observateur fait partie du système et une forte interaction se produit. L’objectivisme mal placé qui le nie fausse les résultats.
Mais, il y a plus en ce qui concerne l’Homme, car, certains faits n’existent que dans et par l’interaction avec les autres et/ou avec le milieu social. Lorsqu’il s’agit de faits qui dépendent entièrement de l’interaction, ces faits sont éliminés de l’étude, puisque l’on crée des conditions (expérimentales) qui les excluent. Plus subtilement ils sont présents sous forme de l'expérimentation qui est une interaction sociale. La véritable nature de la situation est faussée et un biais majeur est introduit dans l'étude.
L’unicité alléguée de la pragmatique scientifique classique
Ces exclusions sont une conséquence d'une volonté d'employer uniquement l’expérimentation qui serait l’unique méthode pratique valide de la science. On l’applique donc, sans se demander si elle convient et si, par hasard, il n’y en aurait pas une autre, plus adaptée. Son adoption donne une scientificité mimétique : pour être scientifique, on imite ce qui a bien marché dans les autres sciences, comme la physique ou la chimie.
La psychologie expérimentale est même à ce titre caricaturale. On assiste à une débauche d’expérimentalisme avec l’utilisation d’appareils sophistiqués par des techniciens en blouse blanche, comme pour apporter une preuve ostentatoire de scientificité.
Les effets d’éviction ne viennent pas de l’expérimentation elle-même, mais de son utilisation abusive. Ce à quoi on a affaire, c’est à une extension sans précautions au domaine humain de la méthode expérimentale classique, qui y est inadaptée. Elle demanderait à être utilisée dans des cas précis et limités, laissant place à une autre pragmatique lorsque c’est nécessaire.
La médecine qui s'appuie sur la physiologie, la cytologie, l'histologie, etc., qui utilisent l’expérimentalisme classique en laboratoire, garde la clinique comme pragmatique pour le recueil des données concernant les personnes testées ou malades. En tant que science appliquée à l'Homme elle utilise une pragmatique mixte en combinant les sciences classiques avec sa méthode propre.
Le paradigme réductionniste qui veut s'en tenir à l'expérimentation ou à l'observation distanciée au titre de l'unicité de la méthode scientifique empêche la bonne adaptation de la pratique à son objet dans les sciences de l'Homme.
3. Les exclusions par choix ontologiques
Le matérialisme
Le dualisme ontologique rend problématique l’étude scientifique de ce qui fait la spécificité humaine : la pensée, le mental, les capacités symboliques, car elles sont attribuées à une substance spirituelle (par opposition à la substance matérielle). Ne peut être étudié scientifiquement que ce qui est naturel, c’est-à-dire la matérialité.
Pour l’humain, on va donc s’en tenir à la matérialité constitutive de l’Homme. C’est ce qui donne la neurobiologie étudiant la seule chose possible dans ce contexte : le cerveau. Comme toutefois il est difficile de nier complètement l’existence de la pensée ou du mental, le matérialisme substantialiste les ramène à « l’expression d’un état particulier de la matière », un épiphénomène sans vraie réalité. On est dans le cas du réductionnisme neurobiologique.
Ceci va dans le sens du behaviorisme, vu plus haut, qui exclut le mental considéré comme aspect inobservable expérimentalement. Le choix ontologique du matérialisme réductionniste exclut de l’étude scientifique tout ce qui touche au mental (au sens de pensé et rendu conscient), mais aussi de ce qui ne l'est pas (le fonctionnement et les structures cognitives et représentationnelles).
Le principe réductionniste veut ramener les niveaux d’existence complexes à des niveaux simples, considérant qu’ils sont ontologiquement supérieurs et que le type de connaissance y afférent est plus valide. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de ramener le psychologique au biologique.
La conception matérialiste biologisante se résume dans cette phrase : la seule chose à considérer est le cerveau. L'objet d'étude est l'ensemble de circuits neuronaux qui s’organisent en réseaux pour traiter les entrées sensorielles, les relayer jusqu’au cortex, puis les traduire en sorties comportementales. On s’en tient à cela et l’on met de côté ce qui n’appartient pas à ce champ d’étude.
Pour l’Homme, cela fait beaucoup de choses qui sont exclues.
L'élimination du sens
Un courant philosophique nie l’existence des représentations, schèmes, idées, concepts, imagos, fantasmes, capacités symboliques, etc. et à leur traitement cognitif (aussi bien rationnel qu’irrationnel). Il s'agit de faire comme si elles n’existaient pas afin de s’en tenir aux comportements, ce qui a donné en psychologie le behaviorisme qui s'en tient aux comportements concrets et la neurobiologie comportementale qui prétend relier causalement les diverses conduites humaines au cerveau. La question du sens et de la pensée sont mises de côté.
Un autre type d’exclusion se trouve dans le courant cognitiviste des années 1960. Cette doctrine ramène la pensée au calcul et celui-ci à un traitement syntaxique dont le sens est exclu. Elle donne cet aspect partiel pour le tout de la pensée et même pour ce qui constitue « l’esprit ». Tout ce qui est de l’ordre du sémantique, du sens, est exclu. On tente d’assimiler la pensée à une syntaxe logique.
S’il est légitime de s’occuper de la syntaxe et du calcul, il ne l’est pas d’éliminer le sens. Même si le sens, le contenu sémantique, sont difficiles à définir, les nier est une attitude à la fois simpliste et abusive.
Le même procédé d’assimilation est à l’œuvre dans la théorie dite de « l’information ». La « théorie de l’information » est en vérité une théorie statistique du signal, de son codage et de sa transmission. « Par message s’entend une succession de symboles prélevés dans un certain répertoire ». Un message donné constitue donc une sélection particulière dans un ensemble d’arrangements possibles. C’est un certain ordre parmi tous ceux qu’autorise la combinatoire de symboles.
Qu’il s’agisse d’un livre ou d’un chromosome, la spécificité naîtrait de l’ordre. Cette tendance, qui vient de Norbert Wiener, assimile les ensembles ordonnés porteurs de sens à des ensembles ordonnés n’en ayant aucun. Il y a un glissement… de sens, de l’information comportant du sens à une syntaxe du signal, voire à un arrangement d’objets statistiquement quantifiable. Dans cette théorie, l’information ignore le contenu sémantique (le sens, les concepts sous-jacents.
Cette confusion entretenue entre l’information (notion statistique du codage) et l’information (porteuse de sens) est sous-tendue par une idéologie réductionniste qui veut ramener la seconde à la première. C’est une réduction de la signification à des assemblages sans signification de signaux, une transposition inscrite dans la tendance matérialiste et naturaliste de la fin du XXe siècle.
Le renouveau éliminativiste
L’éliminativisme est une forme accentuée de réductionnisme ontologique. Plutôt que de considérer les états mentaux comme des épiphénomènes à expliquer par la réalité matérielle, ainsi que le fait le réductionnisme simple, le matérialisme éliminativiste préfère leur dénier toute existence. Pour cette doctrine, il faut éliminer ces états de notre ontologie et chasser de notre vocabulaire les concepts et expressions qui renvoient à ces états (voir Guillemot, « Naturalisme et philosophie de l’esprit », Mémoireonline.com, 2007).
« Pour le matérialisme éliminatif, les états mentaux ordinaires… ne désignent tout simplement rien, et ne sont qu'un mythe que nous projetons sur les structures propres à notre comportement (en ce sens, le béhaviorisme peut être aussi un éliminativisme) ou sur nos structures neuronales… Selon l'éliminativisme, une science future de l'esprit qui aura pu expliquer causalement en termes d'un vocabulaire neurophysiologique et ultimement physique l'ensemble de nos comportements, montrera que l'ensemble de notre psychologie populaire est une théorie fausse, au même titre que la théorie phlogistique ou la théorie de la génération spontanée » (Pascal Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit).
Si l’on se place du point de vue behavioriste éliminativiste, il n’y a rien d’étonnant à éliminer quelque chose qui n’existe pas, ou plutôt le langage énonçant ce qui n’existe pas. Il est légitime et utile de ne pas employer un langage inadéquat. Cet interdit vise la psychologie populaire, mais, par ricochet, les psychologies tenant compte du mental dont la psychanalyse.
Mais, si l’on se place d’un point de vue non behavioriste, les contenus mentaux et la pensée existent, car ils sont attestés empiriquement. Ce sont des faits cognitifs et représentationnels parfaitement descriptibles produits par des capacités spécifiques. Alors, il est énorme de nier ces aspects humains, de prétendre supprimer les discours qui les véhiculent et dont ils dépendent et enfin d’éliminer les sciences qui tentent de les expliquer. Quand on aura éliminé tout cela, il restera de l’Homme la part biologique qui le fait ressembler aux autres mammifères inférieurs, car il n’est pas exclu que les mammifères supérieurs aient des embryons d’états mentaux.
On peut remarquer que le matérialisme est choisi par défaut comme alternative au dualisme jugé erroné par Paul et Patricia Churchland. Le dualisme cartésien a dominé la pensée philosophique pendant trois siècles, si bien que, le refusant, Patricia Smith-Churchland dit choisir le matérialisme. Dans une conversation avec Lewin, elle avoue faire comme si le matérialisme était démontré (ce qui est bien sûr impossible). Il est choisi comme la seule alternative possible au dualisme cartésien qu’elle refuse (Lewin R., La complexité, Paris, InterEditions, 1994).
Le refus du dualisme cartésien, tout à fait légitime à nos yeux, n’implique pas une ontologie substantialiste matérialiste qui fait disparaître du champ d'étude les capacités cognitives et représentationnelles de l'Homme au profit de la seule neurobiologie. (Smith-Churchland P., Neurophilosophie, Paris, PUF, 1999).
Tous les points de vue réunis en sociologie
Dan Sperber réunit, en ce qui concerne son approche de la sociologie, les divers des points des vues qui viennent d'être évoqués, aussi nous le citerons longuement.
« Historiquement, l’ambition naturaliste dans les sciences sociales a été d’abord une ambition moniste et matérialiste .... Il s’agit d’une vision selon laquelle il n’y a pas une causalité ontologiquement différente dans la nature et dans la société. Comme on ne sait plus très bien ce qu’est la matière, « naturalisme » convient plutôt mieux pour exprimer ce projet d’une unification de notre compréhension du monde. Historiquement, l’ambition naturaliste dans les sciences sociales a été d’abord une ambition moniste et matérialiste .... Il s’agit d’une vision selon laquelle il n’y a pas une causalité ontologiquement différente dans la nature et dans la société. Comme on ne sait plus très bien ce qu’est la matière, « naturalisme » convient plutôt mieux pour exprimer ce projet d’une unification de notre compréhension du monde.
Ce que je propose donc de faire, c’est de chercher à décrire le social en s’en tenant strictement aux phénomènes dont la naturalité du pouvoir causal est manifeste. Ils sont de deux types :
1) Il y a, d’une part, des phénomènes qui se produisent à l’intérieur des organismes individuels, les plus intéressants étant ceux qui sont en rapport avec le système nerveux central : les processus cognitifs. À chaque fois qu’on postule un processus ou un mécanisme dans les sciences cognitives contemporaines, il faut montrer — ou en tout cas ne pas être incapable de concevoir comment l’on pourrait montrer — en quoi ce processus est réalisable par un système matériel en général, et plus spécifiquement par un cerveau.
2) Il y a, d’autre part, des processus qui se produisent dans l’environnement commun des individus : des modifications de l’environnement typiquement causées par certains individus et affectant ces mêmes individus ainsi que d’autres. Il s’agit de processus matériels ordinaires : déplacements et modifications d’objets dans l’espace. Ce sont des phénomènes dont la naturalité est assez évidente » (Entretien avec Dan Sperber).
On voit nettement indiqué les deux réductions. Le social est ramené à une action concrète des individus et le cognitif porté par les individus ramenés au neurobiologique. Qu'il puisse exister un niveau proprement social ou un niveau proprement cognitif est inenvisageable. Les arguments pour réduire le social au concret et le cognitif au cerveau sont que cela conforme au naturalisme et unifierait notre compréhension du monde.
C'est une profession de foi, une croyance que ce serait bien qu'il en soit ainsi. Ce à quoi on peut opposer qu'il en est peut-être autrement. et que la grande unification onto-épistémologique souhaitée par les naturalistes est un mythe auquel on peut préférer une conception pluraliste bien plus heuristique.
4. Les problèmes posés sont importants
L'auto-invalidation du réductionnisme et du behaviorisme
Si l’acte de penser n’échappe pas au déterminisme biologiqeu ou physique, alors la pensée n’est plus autonome, c’est-à-dire que ses processus de validation ne sont plus internes. Si la pensée est le produit d’un processus neurobiologique, la question de sa vérité ne se pose plus. On sort du cadre démonstratif, car les faits déterminés ne sont pas à discuter, mais seulement à constater (éventuellement expérimentalement). Si on va plus loin et que l'on dénie la réalité de la pensée, les conséquences invalidantes sont encore plus nettes.
L' argument de l'auto-invalidation a été développé par Karl Popper. Si le sens, les concepts, les idées, la vérité n’existent pas dans leur domaine propre, alors cette affirmation se retourne contre la conception qui le prétend. Elle s’avère n’être ni vraie ni fausse, puisqu’elle se réduit elle-même à un fait physique. Le réductionnisme matérialiste étant le produit d’une détermination physique, ce n’est pas une démarche de vérité, mais comme un événement du Monde parmi d’autres.
Le même type de raisonnement s’applique au behaviorisme. Puisque selon cette doctrine toute référence à la conscience et à la pensée doit être écartée, ceci s’applique aussi à la pensée behavioriste. Si la théorie behavioriste est vraie, la pensée behavioriste n’a pas d’existence. Or, s’en tenir à l’observation pour comprendre le behaviorisme est impossible.Comme le dit Alfred North Whitehead, « Un behaviouriste cohérent ne peut trouver important de réfuter mes énoncés : il ne peut que se comporter » (Modes de pensée, p. 46)
L'élimination disciplinaire n'a pas lieu
Selon la thèse réductionniste, les lois des niveaux de complexité supérieure pourront être retrouvées à partir de celles des niveaux moins complexes et, en dernier ressort, à partir de celles de la physique. Toutes seraient des lois modulo N des lois physiques. Par exemple selon Gustav Hempel, le réductionnisme suppose que « toutes les lois de la biologie sont dérivables des lois et des principes de la physique et de la chimie (Éléments d’épistémologie<, p. 159).
Ce réductionnisme disciplinaire suppose de manière idéale le remplacement progressif des disciplines complexes par les plus simples, comme le fait de ramener le social au psychologique, le psychologique au biologique, puis le biologique au biochimique, puis au chimique, puis à des lois physiques. Pour Ernest Nagel, le réductionnisme consiste dans l’expression d’une théorie complexe dans les termes d’une autre, plus simple (The logic of reduction in the sciences).
La tendance est donc d'éliminer systématiquement les sciences de l'Homme pour les remplacer par la neurobiologie dans un premier temps, par une théorie du traitement neuronal de l'information et finalement par la physique. Le réductionnisme ne peut se limiter sans accepter un niveau non réductible ce qui invaliderait le principe. N’acceptant pas de seuil, il est logiquement physicaliste et éliminativiste.
Mais, de fait, on constate au fil du temps que rien de tel ne se produit. Les disciplines des sciences humaines persistent et affirment leur assise, même si cela donne lieu à de nombreux débats.
La réduction est toujours imparfaite
Le plus souvent, les tenants du réductionnisme admettent un seuil de réduction (au niveau neurobiologique pour l'individu, au niveau individuel pour le social, etc.). Ce n’est pas un défaut, mais une contradiction avec le principe réductionniste qui s’applique de proche en proche et aboutit logiquement au « physicalisme ». En concédant un seuil, on admet une discontinuité, l’émergence d’une différence (non réductible) et l’on contredit le principe même de réduction. Se donner un seuil de réduction montre que le principe n'est pas absolu et permet la question : pourquoi ce niveau et pas un autre ?
Le réductionnisme « faible » qui limite volontairement son champ d'application et arrête son mouvement de réduction à un moment donné rend le principe réductionniste relatif et, du coup, la question de savoir pourquoi choisir un niveau plutôt qu’un autre (éventuellement plus pertinent du point de vue de la connaissance).
La réponse à cette question pour le réductionnisme est métaphysique, c’est le choix préalable du matérialisme. Le cerveau semble être le premier élément matériel rencontré pour étudier les conduites humaines et c’est donc à lui que l’on doit s’intéresser de même que l'individu pour la société. La bonne question serait à quel niveau se situer compte tenu du type de faits concernés pour constituer une science adaptée et efficace (indépendamment de tout a priori métaphysique).
L’hétérogénéité des domaines d’étude est négligée
Si l’on observe les domaines de la connaissance, il est évident que les sciences humaines et sociales ne concernent pas le même domaine que la neurobiologie ou la physique. Il y a une hétérogénéité aussi bien entre les champs factuels qu'entre les théories.
Par exemple, le réductionnisme biologisant cherche à expliquer des faits spécifiquement humains, tels que les conduites intelligentes finalisées impliquant une réflexion, en leur faisant correspondre des théories biologiques, comme l’activation de cartes neuronales ou le relargage de neuromédiateurs. En gros, les théories neurobiologiques feront l’affaire pour expliquer les faits spécifiquement humains.
Le niveau neurobiologique est caractérisé par des faits neurologiques desquels on donne une théorie neurobiologique. Cette doctrine relie des conduites humaines à des faits neurologiques théorisés par la neurobiologie. Théoriser une conduite par la neurobiologie, c'est effectuer un saut intempestif qui néglige le fossé épistémologique et ontologique qui sépare deux champs non homogènes.
Mais les faits auxquels s’adresse la neurobiologie (la structure des neurones, leurs réseaux, les activités électriques et biochimiques, des neurones, les modifications métaboliques, l’action des hormones, des enzymes, des substances pharmaco-chimiques, etc., faits obtenus par des techniques de laboratoire, enregistrements, microdosages, imagerie) sont mis de côté par le réductionnisme. Ceci n’est pas du tout anecdotique. Cet escamotage permet d’opérer un croisement explicatif qui néglige la cohérence disciplinaire :
faits neurobiologiques ←→ théorie neurobiologique
/
donnée pour expliquer
/
faits représentationnels ←→ théories psychocognitives
Il y a une décohérence disciplinaire. Le théorie neurobiologique est donnée pour expliquer des faits représentationnels (pensée, langage, imagination). Une discipline scientifique est caractérisée par la cohérence entre les faits et la théorie dans un champ donné et bien délimité.
Passer d'un champ à un autre demande une reformulation d'ensemble et une expérimentation adaptée à ce nouvel objet. C'est possible et cela existe comme en psychopharmacologie clinique (voir la Conclusion de l'article : Les médicaments psychotropes (voir la conclusion de l'article : Les médicaments psychotropes).
Sans redéfinition disciplinaire avec une expérimentation adaptée et une limite de validité précise, on a affaire uniquement à des jeux de langage, à une rhétorique réductionniste.
Les réductionnistes utilisent des procédés purement rhétoriques
Le procédé constamment retrouvé est celui de la « traduction ». Prenons l’exemple de propos de Squire et Kandel dans leur ouvrage La mémoire. On assiste à la substitution de notions neurophysiologiques à des notions de psychologie descriptive. Ainsi, les souvenirs, les savoirs sont remplacés par des notions comme codage, information, engrammation. Le souvenir devient « une représentation distribuée dans le cortex », les représentations mentales provenant de stimuli sont « encodées », etc. Par exemple, l’évocation consciente d’un souvenir est remplacée par une activation neuronale supposée la remplacer. On substitue la description d’une catégorie de faits par une autre.
Il s’agit de remplacer le vocabulaire psychologique par un vocabulaire neurophysiologique. Cette manière de faire, qui date du début du XIXe siècle, s’est perpétuée. Remplacer un mot par un autre n’apporte aucune connaissance, ni aucune démonstration. Ce procédé se justifie par l'affirmation d’un parallélisme absolu psycho-physiologique. Si bien que comme le dit Le Dantec dans Le déterminisme biologique (Paris, Alcan,1904), « Il y aurait même lieu d’établir un langage psychologique parallèle au langage physiologique ». Jamais un tel parallélisme n'a pu être montré.
Du côté du computationnisme, on trouve aussi une rhétorique abusive. On utilise le même mot en changeant sa signification, avec l’intention de réduire le sens à une syntaxe. On appelle « symboles » des sigles dépourvus de signification (qui ne sont donc pas des symboles au sens ordinaire) et « information » une valeur statistique (qui n'est donc pas une information au sens communément admis). On parle de « langage » pour les systèmes syntaxiques formalisés. Les symboles sont équivalents à des représentations, des « représentations symboliques ».
On retrouve ces procédés jusqu’en biologie où l’on parle d’information, de message, de code, sans préciser qu'il ne s'agit que d'une analogie. On le retrouve même dans la psychanalyse avec Lacan pour qui le symbole devient signifiant lui-même un élément matériel (Séminaires I et II ; 1953-1955) et dépourvu de sens.
Ces traductions ou ces substitutions de vocabulaire produisent des fictions, ce ne sont pas théories scientifiques avec une cohérence interne.
5. Qu’est-ce qui de l’Homme est exclu ?
Le rasoir d'Ockham
On pourrait résumer ces divers aspects de la réduction comme une application du principe de parcimonie dit « rasoir d’Ockham » (du nom du philosophe franciscain Guillaume d’Ockham). Selon ce principe, on ne doit pas supposer plus d'entités qu'il est nécessaire et les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées.
Ce principe est justifié dans les sciences de l'Homme comme dans les autres, mais le problème de savoir ce qui est jugé nécessaire et dans quel but. Le principe est mal employé par les réductionnistes, car la discussion sur ce qui est nécessaire pour produire une connaissance adaptée (quant à ses méthodes et quant à son objet) n'a pas lieu. Or, c'est précisément, en choisissant un niveau d'explication le plus adapté que l'on aura les explications les plus simples et les élégantes.
Le réductionnisme pose a priori que le nécessaire est le plus simple, ce qui donne des garanties de matérialité. Il s'ensuit des exclusions de divers ordres.
Les procédés d’exclusion
Parmi les productions humaines exclues, se trouvent la pensée, le sens, les conduites complexes finalisées, l’interaction relationnelle, l'histoire, le contexte social et culturel. Ces exclusions résultent de l’ensemble des présupposés de la science classique qui ont trois types d’effets :
- Ils déplacent certains objets d’étude vers d’autres qui ne peuvent les remplacer.
- Ils provoquent des sauts, attribuant les explications d’un champ à un autre.
- Ils éliminent certaines catégories de faits, remplacées par d’autres.
Le « reste », ce qui n’est pas pris en compte, ce qui est exclu, est laissé à la littérature. Le grave problème est que ce reste est non seulement très vaste, mais intéresse tout particulièrement l'humain.
Georges Politzer ironisait, en 1928 dans sa Critique des fondements de la psychologie, sur le psychologue expérimentaliste qui « se comporte aussi bêtement devant un homme que le dernier des ignorants » et dont la « science ne sert pas quand il se trouve devant l’objet de sa science ». C’est, qu’en vérité, la psychologie expérimentale n’a pas l’Homme pour objet, mais ce qui peut être expérimenté. Le psychologue se trouve logiquement démuni devant ce qui n’est plus son objet ! Pour être utile et efficace, une connaissance sur l'homme ne peut éliminer de son champ la majeure partie des faits humains et réduire son domaine à presque rien.
Ces exclusions ne sont pas adéquates
La prétention à imposer ce paradigme réductionniste n’est pas justifiée, car l’ontologie, la pragmatique, la gnoséologie utilisées sont inadaptées au domaine d’investigation. Or, c’est une exigence de la scientificité que d’adapter la méthode à l’objet d’étude. Le choix paradigmatique est erroné, car il exclut des aspects essentiels et spécifiques de l’objet d’étude.
Une partie des sciences de l'Homme ne fait « dans une large mesure, que mimer les aspects extérieurs des sciences naturelles ; la plus grande partie de leur caractère scientifique a été acquis au prix d'une réduction de leur sujet d'étude et d'une concentration sur des problèmes relativement périphériques » (Chomsky N., Le langage et la pensée, p. 6). Ce rétrécissement produit une caricature de connaissance marginale et superficielle.
La croyance selon laquelle ce paradigme serait le seul, fait que certains l’appliquent malgré tout, sous-entendant que ce qu’il exclut est sans importance. Or, ce qui est exclu est d’une grande importance et il convient, au contraire, de l’inclure dans une étude scientifique. Les sciences de l'Homme et de la société demandent une base épistémique qui, tout en garantissant la scientificité, n’exclut pas du champ d’étude les aspects humains et sociaux les plus spécifiques. Elles ont besoin d'un paradigme qui ne soit pas réductionniste par principe.
Plus globalement, le réductionnisme s'inscrit dans une idéologie matérialiste et naturaliste. Elle suppose un monde matériel dans lequel se meut un homme biomécanique, réagissant à des stimuli par des réponses déterminées par son câblage nerveux ou, au mieux, par l’intermédiaire d’une cognition, elle-même mécanisée sous forme syntaxique. C’est une vision de l’Homme isolé, un Homme sans culture, sans histoire et sans pensée autonome, un Homme simplifié, réduit à son soubassement biocomportemental. Le réductionnisme débouche sur une anthropologie... réduite. Il nie la spécificité humaine et, de ce fait, il ne peut prétendre guider utilement les études sur l'Homme. Pour plus d'informations sur le réductionnisme, on se référera à l'article : Le réductionnisme.
Conclusion : un enjeu humaniste
La volonté d’élimination est dangereuse, car, même fausse, elle n'en est pas moins idéologiquement efficiente. Les représentations et la pensée se fabriquent progressivement, et leur développement dépend du langage. Nier leur existence autonome, c'est aussi nier le rôle de l'éducation et de la culture dans leur développement, c'est contribuer au cheminement vers une société technocratique. Il y a derrière cette attitude réductionniste et éliminativiste un enjeu idéologique qui aboutit à la chosification de l’Homme, bien que ce ne soit généralement pas une volonté affichée.
Si on décide que le psychisme n'existe pas, les disciplines comme la psychiatrie et la psychologie peuvent légitimement se transformer en neurobiologie appliquée et en rééducation comportementale. Si on décide que la pensée est une illusion on peut déclarer philosophie inutile et la remplacer par la neurobiologie, selon les vœux de Patricia Churchland. Admettons que les éliminativiste finissent par imposer leur point de vue et qu'il faille s'y conformer, quelle forme d'humanité et quel type de société aurions-nous ?
La réduction de l'Homme n’a pas de justification, ni empirique, ni rationnelle. Le réductionnisme dogmatique est un effet de la philosophie naturaliste et matérialiste appliqué à l'Homme et à la société sans discernement. À cette conception, nous opposons celle d'un Homme avec plusieurs niveaux de complexité, tous de dignité équivalente (voir : Un Homme pluridimensionnel dans un Univers pluriel ?).
Note :
Les différents aspects du réductionnisme exposés dans le présent article ne se rencontrent pas nécessairement tous simultanément. Le choix gnoséologique mécaniste du computationnisme ne s’accompagne pas d’expérimentalisme forcené, car il est plutôt appuyé sur la théorie. Certains cognitivistes, comme John Haugeland, dénoncent le béhaviorisme. L’expérimentalisme en psychologie se lie avec le réductionnisme biologique dans la tendance neurocomportementale, mais pas toujours. Wilhem Wundt (Wundt W., Principes de psychologie physiologique, 1874) et William James (James W., Principes de psychologie, 1890), fondateurs de la psychophysiologie, ne sont pas réductionnistes et défendaient l’idée d’une « causalité psychique ». Henri Piéron, fervent partisan de l’expérimentalisme en psychologie, a lutté contre le réductionnisme, car il défendait l’autonomie du psychologique. Paul et Patricia Churchland, dont nous critiquons le présupposé substantialiste matérialiste imposé comme choix ontologique absolu, professent des opinions qui semblent justes, telle que la recherche de scientificité, la critique du dualisme cartésien et de l’opposition nature/culture, ou encore le principe d’une interaction entre un individu et le monde. Nous n’avons pas insisté sur les auteurs (qui peuvent avoir individuellement une pensée nuancée), car notre propos est de cerner une tendance doctrinale qui fait paradigme (au sens d’un modèle épistémique qui s’impose) et d’apporter des critiques dans l’espoir de susciter une évolution. Cette évolution pourrait se faire sur la base d’une épistémologie non-excluante, comme celle proposée dans l’article L'étude scientifique des champs complexes.
Bibliographie :
Chomsky N., Le langage et la pensée, Paris, Payot, 1968.
Fraisse P., Florès C., « Perception et fixation mnésique », L’année psychologique, t. LVI, 1.
Imbert M., Traité du cerveau, Paris, Odile Jacob, 2006.
Guillemot, « Naturalisme et philosophie de l’esprit », Mémoireonline.com, 2007.
James W., Principes de psychologie, 1890.
Juignet Patrick. Une ontologie pluraliste est-elle envisageable ? HAL. https://philosciences.com/arguments-ontologie-pluraliste.
- Le réductionnisme. HAL. https://philosciences.com/le-reductionnisme-dogmatique.
- Un Homme sans corps ni esprit. HAL. https://philosciences.com/corps-esprit.
Lewin R., La complexité, Paris, InterEditions, 1994.
Matteo Mossio, Jon Umerez. Réductionnisme, holisme et émergentisme. HAL. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01151472/.
Piéron H., Psychologie expérimentale, Paris, Armand Colin, 1939.
Smith-Churchland P., Neurophilosophie, Paris, PUF, 1999.
Sperber Dan., Entretien , Sciences cognitives et religion, https://journals.openedition.org/theoremes/153.
Whitehead A.N., Modes de pensée, Paris, Vrin, 2004.
Wundt W., Principes de psychologie physiologique, 1874.
L'auteur :