Le narcissisme
Étude psychopathologique du narcissisme

 

L’habitude a été prise de considérer le narcissisme sous les jours péjoratifs de l'infatuation et de l'amour excessif de soi. Ce faisant, on néglige qu'il correspond aussi à la construction de l'identité et au respect de soi ; deux aspects de la personnalité qui sont nécessaires pour une vie équilibrée. D'un point de vue psychopathologique, on doit penser le narcissisme globalement.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Le narcissisme - Étude psychopathologique du narcissisme. Philosophie, science et société. 2018. https://philosciences.com/narcissisme./pre>

 

 

Plan :

 

 
  1.  
  2. Une approche historique du narcissisme
  3.  
  4. Une définition nouvelle du narcissisme
  5.  
  6. Le point de vue développemental et psychogénétique
  7.  
  8. Le point de vue métapsychologique
  9.  
  10. Conclusion : surestimation et mésestime de soi
  11.  
 

 

 

 

Texte intégral :

 

1. Une approche historique du narcissisme

 

Les conceptions du narcissisme

 

Une légende grecque, reprise à l'époque romaine par deux auteurs, Ovide et Pausanias, raconte qu’un jeune berger, fasciné par sa propre image, est resté figé devant un étang et s’est noyé. Il fut alors transformé en une plante : le narcisse. L'usage du terme narcissisme pour désigner des traits de caractère fâcheux, tels qu’une admiration et un intérêt excessifs pour soi-même associés à un désintérêt pour ses semblables, est resté. Cet usage est assorti d'une condamnation morale implicite. De nos jours, la notion de narcissisme est omniprésente aussi bien dans la psychologie, les sciences sociales, que dans la philosophie et la littérature.

 

En psychologie, pour Marcel Houser « le mot "narcissisme" souffre de son histoire, c’est-à-dire de l’habitude qui a été prise de l’utiliser pour désigner ses seuls avatars ou dérapages, autrement dit sa seule pathologie » (Houser M., 1992). Il qualifie une personne égoïste, soucieuse de son apparence, manifestant un grand amour d’elle-même au détriment des autres. On l’associe parfois au moment premier d’absence de limites et d’identité correspondant à l’état élationnel supposé de la vie intra-utérine (Grunberger B., 1975), ce qui est paradoxal, puisqu'à ce moment il n'y a pas d'identité.

 

Une opinion assez répandue prétend que nous vivrions, en occident, dans une culture postmoderne qui favoriserait le narcissisme. C’est la thèse du sociologue américain Christopher Lasch (1979) qui décrit la personne narcissique comme superficiellement détendue et tolérante, mais en fait anxieuse et ayant perdu la notion d’appartenir à la succession des générations.

 

D’autres auteurs ont poursuivi dans cette voie critique, comme Gilles Lipovetsky ou Pierre Legendre, prétendant que notre civilisation verrait le triomphe de Narcisse. Mais, le narcissisme de ces auteurs est vague ; il associe individualisme, infantilisme, laisser aller, perte des repères. Cette opinion d'un narcissisme ambiant dans une « société dépressive » est colportée par Elizabeth Roudinesco (Roudinesco, 2017).

 

Voir le narcissisme sous l’angle négatif d’un dérèglement du caractère lié à un effet de civilisation et comme un défaut moral, n’est pas satisfaisant, car cette vision fait rater l’essentiel : le narcissisme a trait à l’individuation, à l’autonomisation, à la constitution de l’identité, à la valorisation de soi, processus majeurs à l’œuvre dans toute personnalité. Estime de soi, confiance en soi, insertion parmi les autres font autant partie du narcissisme que la prétention, l’orgueil, le nombrilisme, le mépris d’autrui, qui en sont des exacerbations ou des déviations destinées à compenser une insuffisance.

 

Par ailleurs, un examen historique sommaire montre que Les passions narcissiques ne sont pas plus développées à notre époque que dans les époques antérieures, même si la nôtre est particulière en ce qu’elle promeut l’individualisme et met l’accent sur la nécessité de défendre une image positive de soi. Ce qui est particulier, c'est surtout l’échelle qui est maintenant celle des grands nombres. Avec les réseaux sociaux, des milliards de personnes se sentent obligées de promouvoir leur image et d'avoir des « likes » et des « followers ».

 

L’évolution du concept de narcissisme en psychopathologie

 

Un bref rappel est utile, car la notion a beaucoup évolué depuis le début de son utilisation en psychanalyse et psychopathologie.

 

Sigmund Freud, à ses débuts, a repris l'acception commune du terme et en a donné une explication liée à l'évolution libidinale. Le narcissisme constituerait un stade intermédiaire entre l’autoérotisme et l’amour d'objet dans lequel le sujet s'aime lui-même, soit directement, soit au travers d'un autre lui ressemblant.

 

À partir de 1914, il a explicité la notion sur le plan métapsychologique en caractérisant le narcissisme par l'investissement libidinal du moi au détriment de l'objet. Plus la libido s'investit sur le moi plus, elle quitte l'objet. Sur le plan clinique, cela se traduit par un retrait, un repli sur soi comme on en trouve dans le syndrome de repli de la démence précoce (actuellement la schizophrénie).

 

Puis, Freud en vint à considérer dans l'évolution de l'enfant un état premier anobjectal avec peu ou pas de relation avec l'entourage dont le prototype serait la vie intra-utérine et qu'il nomme narcissisme primaire. Par la suite, l'investissement sur le moi devient le narcissisme secondaire.

 

Plusieurs événements intellectuels sont intervenus pour faire évoluer la notion à partir de 1945 jusque dans les années 1980. Indiquons brièvement les sources du changement qui sont au nombre de trois :

 

- L’idée de « lignée de développement », avancée par Anna Freud et reprise par les psychanalystes d'enfant ne concerne pas spécialement le narcissisme, mais sera utilisée à son sujet et contribuera fortement à en renouveler l’approche.

 

- La mise en évidence, par Margaret Mahler, du processus d’individuation, permettant à l’enfant de s’autonomiser et de sortir de la dyade qu’il forme primitivement avec sa mère.

 

- La prise en compte de nouvelles formes de pathologies dites « limite » ou « borderline » et « psychopathique » qui viennent compléter les pathologies de l'abandon et de l'hospitalisme (mises en évidence par Donald Winnicott), et qui supposent une atteinte sévère du narcissisme.

 

Les travaux de Heinz Hartmann puis Heinz Kohut ont ouvert la voie. Heinz Hartmann, à partir de 1929, à développé ce qu’il a été nommé « Ego-psychology », c’est-à-dire a ouvert un large champ d’investigation concernant le moi, le soi et l’investissement de soi. Pour ce faire, il fallait distinguer les concepts de soi (self) et de moi (ego), le premier ayant trait à l’identité. « On clarifierait les choses en définissant le narcissisme comme l’investissement libidinal non du moi (ego) mais du soi (self) » ( Harmann H, Comments on the Psychoanalysis Theroy of the Ego, Psychoanalysis Study of the Child, Vol V).

 

Heinz Kohut, dans un travail échelonné de 1959 à 1968, fait des pas décisifs et affirme que d’une part « le narcissisme suit une ligne de développement indépendante » (Le soi, p.14) et que, d’autre part, le soi est une « structure psychique puisqu’il est investi d’une énergie instinctuelle et doué de continuité dans le temps » (Le soi, p.7). Cependant, il ne fait pas du soi une instance différente du moi, mais une étape préliminaire, le prototype de ce qui deviendra le Moi.

 

En France, Bela Grunberger à la même époque (1959 à 1975) a mis l’accent sur le narcissisme en le centrant sur l’expérience antérieure à l’individuation. Il a le mérite de doter, dès 1957, le narcissisme d’une instance particulière, le « Soi », en reprenant la terminologie anglaise de « self ». (Grunberger B., p. 135).

 

Jean Bergeret s’est intéressé au narcissisme à partir des années 1970 et lui concède une vertu structurante qui, si elle manque, conduit à recourir à des moyens défensifs de nature archaïque, prégénitale. « Le narcissisme devrait être avant tout considéré comme potentiellement structurant et indispensable pour permettre d’accéder sans trop de difficultés à l’objectalité et à l’œdipe » (Entretien, Braconnier Alain, 2004).

 

Dans sa contribution à la Psychologie pathologique (Bergeret et al, 11ᵉ édition), Marcel Houser considère que le narcissisme et l’objectalité apparaissent successivement dans le temps de la psychogenèse et deviennent ensuite « des acteurs concomitants, agissant en alternance ou en même temps tout au long de l’existence. » Le narcissisme « promeut la constitution d’une image de soi unifiée, achevée, accomplie et entière ». Il dépasse l’auto-érotisme primitif pour favoriser la différenciation de l’autre et entretenir l’indispensable et minimal « amour de soi » nécessaire à toute survie ».

 

La psychologie du développement a, à partir des années 1980, contribué à clarifier les notions de soi, d’estime de soi et mis en évidence l’impact de l’environnement social dans leur constitution (M. Bolognini, Y. Prêteur, 1996).

 

2. Une définition nouvelle du narcissisme

 

Si « le manque de définition précise est un lourd handicap » (Grunberger B., p. 129), on peut actuellement, grâce à l'évolution des idées, y remédier en proposant une définition claire et non ambiguë du narcissisme. 

 

Sous le terme de « narcissisme », nous désignons l'ensemble des processus psychiques dotés d’une forte charge affective qui contribuent à l’identité, l’estime de soi et le positionnement par rapport aux autres. Plusieurs instances psychiques concourent au narcissisme qui se traduit cliniquement par le sentiment d'avoir une identité et une valeur propre, ainsi que par le besoin de les préserver dans les relations avec les autres.

 

La violence des mouvements affectifs liés au narcissisme (qui vont de l’exaltation triomphante à la dépression suicidaire) et l’intensité des réactions visant à le préserver (de la protestation indignée au meurtre pour laver l’injure) montrent qu’il constitue un ressort puissant des relations humaines.

 

Les traits de caractère et les conduites péjorativement qualifiés de « narcissiques » (égoïsme, prétention, indifférence aux autres, amour excessif de soi-même, relation en miroir, prestance exacerbée) le sont à juste titre, mais sont des déviations malheureuses du processus de construction et de préservation de l'identité.

 

On ne doit pas intégrer l’indifférenciation primitive du très jeune âge sous l’appellation de narcissisme, car on ne peut nommer par le même nom des aspects contraires. Le très jeune enfant est sans individualité ni limite nette avec son environnement. Ce genre d’état, qui peut aussi être obtenu par certaines substances psychotropes ou divers procédés (méditation, transe), est au contraire non-narcissique, car il correspond à une absence d'individuation et de conscience de soi.

 

La formation de l’individualité et de l’identité marque une rupture avec l’absence d’individualité et le vécu correspondant (dit « élationnel », « océanique », etc.). Ces aspects sont « pré-narcissiques ». De même qu’on a repéré un stade pré-objectal, préalable à la constitution de l’objet, il faut aussi considérer un stade pré-narcissique.

 

Le narcissisme ne concerne pas la personnalité dans son ensemble, il n’en est qu’une composante, mais une composante importante qui entre fortement en jeu dans la sociabilité.

 

Du point de vue structural (au sens d’une modélisation de la structure psychique), les processus en jeu dans le narcissisme peuvent être théorisés par le jeu des deux instances psychiques, le moi et l’idéal, mais aussi d’une troisième, le soi, considérée comme une instance autonome ayant des composantes et des fonctions propres. En tant qu’instance, le Soi peut faire l’objet d’investissements et de désinvestissements. Toutes trois (soi, moi, idéal), par leurs effets combinés, permettent d’expliquer le narcissisme. Nous verrons comment dans cet article.

 

Proposer une instance distincte du Moi, telle que le soi, permet d’expliquer la différence et parfois l’antagonisme entre les fonctions psychiques liées à l’identité (Soi) et celles prenant en compte l’ensemble du psychisme, l’unité de la personne, la synthèse subjective et l’adaptation à la réalité (fonctions traditionnellement dévolues au moi). On pourrait se contenter de scinder le Moi, mais il est plus simple et plus heuristique de considérer une instance distincte, le Soi, en interaction éventuellement conflictuelle avec le moi, chacune jouant un rôle différent.

 

Dès l’instant où une identité et une certaine autonomie se font jour, on peut parler de narcissisme. Le mode de fonctionnent psychique correspondant revêt successivement deux aspects : - Celui du narcissisme primaire, avec des identifications sommaires et un investissement de soi incertain, oscillant entre dévalorisation et survalorisation. - Celui du narcissisme secondaire, obtenu grâce à des identifications stables et un investissement de soi plus solide.

 

Si tout se passe bien, l’enfant en grandissant devient indépendant et trouve sa place parmi les autres. C’est là le ressort essentiel du narcissisme : la constitution de l’identité et de l’estime de soi. L’orgueil, l’égocentrisme, le mépris des autres en sont des déviations malheureuses. L’évolution narcissique est imbriquée avec l’évolution libidinale, mais ne se confond pas avec elle.

 

Nous allons résumer l’évolution narcissique en considérant la genèse de la personnalité envisagée selon une modélisation du psychisme exposée dans un autre article auquel on voudra bien se référer.

 

3. Le point de vue développemental et psychogénétique

 

L’individuation et le narcissisme primaire

 

Le début de l’évolution psychique permet à l'enfant de se différencier de son environnement et de s’unifier. Commencée vers six mois, cette première maturation aboutit à un résultat vers deux ans et se consolide ensuite sur une demi-année environ.

 

Lors de ce premier stade, il se produit une dé-fusion d'avec la mère, le schéma corporel s’organise, des désirs propres se font jour, le sentiment d’exister apparaît. L’enfant ressent qu’il a une limite, une persistance, et il se différencie des autres en s’y opposant.

 

Le facteur évolutif central est la constitution du schéma corporel qui est le composant psychique correspondant au corps biologique. La perception et la représentation du corps, la maîtrise gestuelle, constituent le mode le plus basal du schéma corporel. C’est l’axe primitif de l’identité.

 

Le stade du miroir mis en avant par Henri Wallon et Jacques Lacan correspond à un moment d'unification psychique du corps propre. La reconnaissance visuelle de soi dans le miroir commence vers six mois et se fait pleinement vers deux ans. L’image visuelle du corps vient renforcer la composante sensori-motrice du schéma corporel et aide à son unification, ce qui permet à l’individualité de se manifester.

 

L’enfant se représente sa mère comme un bon objet ou un mauvais objet selon qu’elle est source de satisfaction ou d'insatisfaction. Les expériences de frustration et de séparation servent aussi à la différenciation de soi-même. C’est la frustration qui permet à l’enfant de se rendre compte que ses désirs lui sont propres.

 

Il doit affronter ce qui a été nommé par Mélanie Klein la « position dépressive ». Dans cette dynamique psychique, il se produit un retournement des pulsions agressives contre soi et un désinvestissement. Cet effondrement sera apaisé par le retour du bon objet qui permet un réinvestissement de l’identité en formation. C’est la dimension narcissique du problème de relation à la mère qui n’est pas seulement objectal.

 

Un autre facteur important dans la constitution de l’individualité vient de l'apparition d'un tiers par rapport à la dyade mère-enfant sous la forme du père. L’identification progressive du père et de son rôle permet une séparation/distinction entre la mère et l’enfant. L’introduction de ce troisième personnage familial contribue fortement à la dé-fusion et donc, par voie de conséquence, à l’individuation.

 

L’enfant traverse une période d’opposition. La possibilité de s’opposer et de dire « non » est importante pour la constitution de l’identité, car elle permet de rapporter ses désirs à soi-même. Si l’attitude parentale rend le « non » impossible (soit par laxisme, soit par inflexibilité), l’identité devient incertaine, la limite entre soi et l’autre reste floue.

 

Ce premier temps d’individuation forme ce que nous nommerons le narcissisme primaire. Un noyau identitaire primitif se forme : imago du corps, sentiment de persistance, différenciation d’avec l’environnement et les autres. Ce mode premier de fonctionnement narcissique se caractérise par de fortes variations. Le vécu oscille entre sentiment de toute-puissance, de plénitude et de complétude, ou sentiment d'effondrement, de dévalorisation, de non-être. Cette fragilité va diminuer au stade suivant.

 

L’autonomisation et le narcissisme secondaire

 

Ensuite, vient le stade de l'autonomisation permettant ce que nous qualifions de narcissisme secondaire, car il succède au premier et présente un caractère moins massif, plus affiné. Débutant après deux ans, il aboutit à un effet tangible vers trois ans et demi et se parachève pendant un an environ.

 

À cet âge, le problème par rapport à la mère change. Maintenant, l’enfant a une meilleure appréhension de la réalité. Il perçoit sa mère concrètement, il la situe dans la réalité et redoute sa disparition de manière concrète. Un vaste processus aboutira à stabiliser cette crainte et à protéger contre les pulsions agressives et le désinvestissement du soi, et c’est ce qui joue un rôle dans le narcissisme.

 

Le processus central de consolidation du soi consiste dans l’identification de soi-même au bon objet. Identification veut dire intégrer au soi, ce qui correspond subjectivement à s’approprier, considérer comme sien. Le soi est ainsi protégé contre l’assimilation au mauvais objet et l’agressivité contre lui. Le bon objet vient s’intégrer au soi et en remanie la structure.

 

L’acquisition du schème de l’objet permanent (mis en évidence par Jean Piaget) joue aussi un rôle. L’enfant comprend que l’absence de la mère ne vaut pas disparition. Un atout supplémentaire qui lui est donné par de l'amélioration de sa capacité de représentation. L'absence du référent objectal (la mère comme personne concrète) peut être contrebalancée par sa représentation. Le jeu du « fort-da » (jeu avec une chose perdue, puis retrouvée, en nommant la perte et la réappropriation par des mots) augmente la capacité de représentation et permet une meilleure maîtrise de l’absence.

 

L’autonomisation est facilitée par le fait que le moi (à différencier du soi) commence à assurer ses fonctions adaptatives grâce au principe de réalité qui permet une adaptation grâce à la secondarisation des processus d’investissement. Il rassemble et tente d’unifier les identifications éparses agrégées dans le soi. Le développement du sens de la réalité apporte des moyens supplémentaires pour l’adaptation, ce qui permet à l'enfant d'être plus sûr de ses actions et par là de lui-même.

 

La fonction réalitaire (qui situe la réalité par opposition aux fictions imaginaires) aide à l'autonomie, mais elle crée secondairement un désagrément narcissique en montrant aussi à l’enfant son impuissance relative. La perception concrète et plus réaliste des autres personnes présentes autour de lui (parents, camarades) montre à l’enfant qu’il ne les maîtrise pas et ne répondent pas nécessairement à ses souhaits. Pour que cela ne dévaste pas l'instance du soi en formation, il faut que la réalité des relations soit suffisamment gratifiante. Abandon, indifférence, maltraitance contrarient l’autonomisation.

 

Sur le plan libidinal, c'est le moment du stade anal tardif qui permet maîtrise et contrôle, et celui de l’entrée dans le stade phallique. La résolution favorable de la problématique imaginaire de la castration demande un bon investissement de soi-même. Dans le cas contraire, le dépit va être trop important pour la fille et la survalorisation du pénis excessive chez le garçon. Une évolution favorable permet d’accepter le remaniement du schéma corporel et de la représentation corporelle (qui s'intègrent au soi) de telle sorte qu’ils soient conformes au sexe anatomique.

 

Ce stade, s’il se déroule favorablement, assure une stabilisation progressive du soi et sa mise à l’abri des pulsions agressives. L’enfant a le sentiment d’avoir des caractéristiques propres grâce aux identifications qui s’agrègent autour du noyau identitaire primitif et constituent le soi. Les fluctuations de l’investissement du soi diminuent.

 

Au total, l'enfant devient plus indépendant, il s'autonomise par rapport aux parents et supporte beaucoup mieux les séparations. On peut dire, pour caractériser ce stade, que c’est la « capacité à être seul », selon l’expression de Donald Winnicott, qui se joue. Nous nommons ce fonctionnement psychique le narcissisme secondaire, car les processus psychiques mis en jeu se modèrent : ils sont plus souples et moins massifs.

 

La consolidation narcissique

 

Après quatre ans, si l’autonomisation s’est faite correctement, se produit une consolidation progressive du narcissisme dans son ensemble.

 

Sur le plan de l’investissement du soi, la stabilisation acquise au cours de la période précédente se renforce et de nouvelles identifications plus socialisées viennent s’agréger aux identifications primitives. L’enfant puise dans le répertoire qui lui est proposé par la culture. Il s’identifie aux modèles visibles dans le quotidien et dans les médias.

 

Ces identifications sont en rapport avec la culture et les idéaux qu’elle propose. Il se forme un idéal qu’on peut qualifier « d’idéal du nous » (le terme est de Norbert Elias), modèle de conduite, de façons de paraître, de types de relations qui s’intègrent dans des imagos communes aux enfants d’une même communauté. Ces nouvelles identifications sont en rapport avec la résolution œdipienne et l'intégration des valeurs parentales.

 

Pendant la phase de latence, un remaniement réaliste a lieu donnant une image de soi plus conforme aux capacités effectives. Vers huit ans, on constate que l’enfant est capable de se situer, de parler de lui, de se penser lui-même. Il pense à qui il est et se définit par rapport aux autres.

 

L'adolescence constitue une nouvelle phase d'instabilité narcissique en raison des modifications corporelles et du statut social incertain. De nouveau, vont prévaloir des images peu réalistes de soi-même et des mécanismes de défense proches du déni produisant une inadaptation. Des images idéalisées de soi en décalage avec les possibilités concrètes sont adoptées.

 

L’adolescent se pose explicitement et spontanément la question de sa valeur, ce qui est le point central du narcissisme, celle de l’estime de soi. Les études à grande échelle montrent une meilleure estime de soi chez les garçons que chez les filles à l’adolescence, ce qui serait à mettre en relation avec des attitudes culturelles (voir : Bologni M., Prêteur, 1998).

 

L’opposition aux parents éducateurs et à la société revient, créant des identifications à des figures de rebelles, de délinquants qui sont problématiques si elles se pérennisent et donnent lieu à des passages à l’acte.

 

Il faut attendre le début de l'âge adulte pour que la consolidation narcissique définitive se produise.

 

4. Le point de vue métapsychologique

 

En psychopathologie, on rend compte de la personnalité par un modèle. Dans le modèle du psychisme utilisé, nous distinguons le soi comme l'instance identitaire centrale, secondée et chapeautée par le moi qui le régule.

 

Le rôle du soi

 

En désignant le soi comme instance à part entière, nous nous séparons de la conception métapsychologique classique. Le modèle ainsi construit est plus heuristique, car certaines des fonctions et processus psychiques à l’œuvre dans le narcissisme sont ainsi mieux identifiés. Nous attribuons à cette instance ce qui permet l'individuation et l’identité.

 

Le fondement de l’identité est constitué en premier lieu par le corps entendu ici comme représentation psychique ayant une unité, une limite, des caractéristiques propres. L’identité primaire vient de la constitution et de l’unification du schéma corporel qui se fait à partir de la réalité somatique, mais aussi grâce l'image et à la perception des proches.

 

Le soi est une instance investie par la libido qui devient libido narcissique. Au début, l’investissement est instable, il varie fortement selon les circonstances. Mais, avec l’évolution, si elle est favorable, cet investissement reste constant et résiste aux facteurs déstabilisants. Si ce n’est pas le cas, l’investissement restera fortement fluctuant.

 

Au fil du temps, diverses identifications viennent s’agréger dans le soi, constituées par des types de conduites, des attitudes de personnages réels ou fictifs, pris pour modèles et intégrés. Les identifications ont une fonction socialisante, car les personnages assimilés sont socialement définis. Par exemple, l’enfant qui veut être « pompier », ou « coiffeuse », ou « cosmonaute », etc. Le soi n’est pas une instance solipsiste, il contribue à l’intégration sociale.

 

Pour simplifier, on pourrait dire que le soi est une instance centrée par une « imago » de soi-même. C'est une instance très complexe, constituée de strates identificatoires successives, plus ou moins cohérentes, et qui présente souvent une fragilité. Les pathologies du narcissisme sont aisément expliquées par le risque de conflit, de désagrégation, de clivage ou de désinvestissement plus ou moins massif du soi et par les mécanismes de défense qui luttent contre ces éventualités.

 

Le rôle du moi

 

Par sa fonction de synthèse et d’unification et par l’utilisation de mécanismes de défenses, le moi contribue également à unifier la personnalité. À côté du soi, mais d’une autre manière, le moi contribue au narcissisme par le biais de la stabilisation de l’identité au fil du temps malgré les importants changements dans les identifications qui se produisent.

 

Ceci est obtenu au prix d’une action constante d’unification qui permet la stabilité de la personnalité (ou pas, si ça rate) et de mémoire qui ramène à soi des façons d’être pourtant très différentes au fil des âges. La complexité et l’évolution au fil du temps, l’adaptation à la réalité sociale qui elle-même change, demandent une action constante et intense.

 

Le moi opère en permanence une activité de rassemblement, de tri, de conciliation, d’élimination, de refoulement des traits identificatoires nombreux et successifs qui viennent s’agréger tout au long de la vie.

 

Utilisant les capacités intellectuelles, il réorganise de façon raisonnable au travers du temps (historicisation) une représentation de soi. Cette construction narrative est pour une part inventée, reconstruite a posteriori. Elle sera d’autant plus laudative que le narcissisme est fragile, inventant pour le soutenir des filiations illustres ou des exploits imaginaires.

 

Le rôle de l’idéal

 

On peut considérer un idéal archaïque, lié au narcissisme primaire, qui est parfois appelé « moi idéal ». Il regroupe des traits issus des figures parentales archaïques instituées comme modèles et il fonctionne sans nuances, de manière irréaliste. Il participe au narcissisme primaire. Dans sa forme évoluée, l'idéal est appelé « idéal du moi » et devient tempéré. Il participe au narcissisme secondaire.

 

L’idéal est porteur de modèles plus ou moins parfaits. La dynamique de comparaison entre le soi et l'idéal provoque des mouvements psychiques qui influent sur le narcissisme. En cas de réussite, il y a un investissement du soi et en cas d’échec désinvestissement du soi.

 

On peut aussi parler « d’idéal du nous », comme on l'a vu plus haut, idéal constitué par ce qui est socialement valorisé. Cet idéal porté individuellement est dans ce cas partagé par la collectivité et il contribue à la socialisation, au sens de l’intégration dans la culture et de favoriser la relation directe aux autres partageant le même idéal collectif.

 

On comprend bien les fluctuations du narcissisme par le mécanisme de comparaison entre soi et l’idéal. Une comparaison favorable entraîne un investissement du soi et une comparaison défavorable, un désinvestissement du soi, ce qui se traduira par un sentiment de valorisation ou de dévalorisation et par un état euphorique ou dépressif.

 

Le jeu des trois instances

 

Les trois instances concourent au narcissisme.

 

Le soi, en résumé et pour simplifier, est constitué par l'imago de soi-même plus ou moins investie avec des évolutions dans le temps. L’instance de l’idéal propose des modèles de conduite auxquels il faut se conformer, ce qui provoque un investissement ou un désinvestissement du soi en fonction de la réussite ou de l’échec. Le moi maintient au mieux une continuité dans les changements et régule les variations dans l’investissement. De ce jeu dépendent la stabilité ou l’instabilité de l’identité et de l’estime de soi.

 

La solidité du narcissisme permet la résistance aux attaques : que ce soient celles venues des autres (injures, dévalorisation, dénigrement) et celles dues aux difficultés rencontrées au cours de la vie (échecs, maladie, changements sociaux). Des circonstances déstabilisantes peuvent, à un moment donné, mettre en cause l’unité et l’estime de soi.

 

La faiblesse narcissique produit les formations défensives qui constituent la pathologie du narcissisme (orgueil, survalorisation, susceptibilité, dénigrement des autres, homoérotisme, etc.) ou encore une fragilité menant à des effondrements devant les difficultés.

 

L’étude des personnalités intermédiaires (dites aussi « limites ») a mis en évidence le rôle du narcissisme là où on ne l’attendait pas (dans les dépressions, les toxicomanies, les maladies psychosomatiques).

 

Conclusion : surestimation et mésestime de soi

 

Le narcissisme comme processus de construction de la personnalité aboutit dans sa forme saine à une bonne estime de soi et à une identité stable, caractéristiques psychiques qui sont absolument nécessaires à l’équilibre personnel et à une vie sociale réussie.

 

Les formes pathologiques, qu’elles soient symptomatiques ou caractérielles, sont une source de souffrance pour l’entourage et la société. Elles provoquent un déséquilibre et des excès dans la relation aux autres : surestimation de soi, utilisation de mécanismes de compensation nuisibles aux autres, traits de caractères désagréables : égoïsme, infatuation, mépris. C'est une erreur de réduire le narcissisme à ces seuls aspects négatifs qui ne sont que les traits saillants pathologiques d'un processus bien plus fondamental.

 

Considérer le narcissisme dans son rapport avec les processus psychiques généraux dont il dépend a des conséquences sur le plan éducatif et sur le plan thérapeutique. On comprend l'utilité de favoriser l’évolution du narcissisme chez l'enfant, afin d'arriver à un équilibre individuel et une bonne insertion sociale. Ce qui est plus efficace que de condamner moralement les aspects pathologiques de l'adulte, même si c'est légitime au vu des nuisances occasionnées. D'évidence, il vaut mieux agir sur la cause que de réprouver l'effet.

 

 

 

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