Feyerabend, relativiste et réaliste
Le relativisme cognitif fait peur à adversaires qui y perçoivent un déni de la réalité concernant les aspects que les sciences de la nature donnent pour être réels. Le relativisme est pourtant compatible avec un certain réalisme scientifique. On peut le montrer en exposant la position de Paul Feyerabend.
Gautero, Jean-Luc. Feyerabend, relativiste et réaliste. Philosophie, science et société. 2022. https://philosciences.com/feyerabend-relativiste-realiste.
Plan :
- 1. Les deux Feyerabend
- 2. Une constante : l’incommensurabilité
- 3. Un réalisme pluraliste
- Conclusion : un réalisme dynamique
Texte intégral :
Alan Sokal et Jean Bricmont (1997, p. 53) ont bien conscience qu’il existe des doctrines épistémologiques diverses, « telles que réalisme, conventionnalisme ou positivisme », mais celle qu’eux-mêmes adoptent et qui les amène à combattre le relativisme est spontanément réaliste : si « les scientifiques qui cherchent la bonne solution ne sont pas relativistes », c’est parce qu’« ils cherchent à savoir ce qui se passe réellement dans la nature » (ibid., p. 93). Leur combat pose donc une opposition nette entre relativisme et réalisme. Je me propose de montrer ici qu’un certain relativisme et un certain réalisme scientifique sont pourtant parfaitement compatibles. Je le ferai en partant de l’exemple de Paul Feyerabend, l’une des cibles de ces deux auteurs, une cible qui les embarrasse : ils éprouvent le besoin de noter « d’emblée qu’il s’agit d’un personnage compliqué » (ibid., p. 77). J’essaierai donc de préciser ses positions compliquées avant d’argumenter en leur faveur, en m’appuyant principalement sur Feyerabend lui-même.
1. Les deux Feyerabend
Il ne paraît pas nécessaire de développer longuement ici le relativisme de Feyerabend. D’une part, cet auteur est usuellement présenté comme relativiste, et son relativisme ne pose donc aucun problème à ceux qui ne l’ont pas lu ou qui ne l’ont lu que de manière superficielle ou fragmentaire (lui-même s’étant bien posé à l’occasion en tant que défenseur du relativisme). D’autre part, j’ai déjà consacré à cette question un article, dont je me contenterai de reprendre quelques éléments. Feyerabend n’est pas relativiste si l’on entend par relativisme la « position absurde qui consiste à affirmer que tout est également vrai, ou, à peine moins absurde, qu’absolument rien n’est absolu, que tout jugement, éthique, politique, social ou cognitif, dépend de la culture dans laquelle il se situe », posant « ainsi les cultures comme absolues » (Gautero, 2002, p. 66). Il est relativiste en ce qu’il « ne croit pas à l’existence de la bonne solution, unique, indépendante du contexte » (ibid., p. 64), c’est-à-dire qu’il considère qu’il peut exister plusieurs vérités éventuellement incompatibles. Il s’est exprimé, parfois, comme s’il était relativiste dans le premier sens – il croyait l’être ; mais même alors, il introduisait des nuances qui faisaient de lui un relativiste dans le second sens.
Pour ce qui est du rapport de Feyerabend au réalisme, la situation est simple, à première vue. Il suffit, comme le fait avec quelque justesse John Preston (1997a, p. 7, par exemple), de diviser son œuvre en deux. Jusqu’à la fin des années soixante, Feyerabend est proche de Popper, ardent partisan du réalisme, qui affirme que « ce que nous tentons de faire dans les sciences, c’est de décrire et (autant que possible) d’expliquer la réalité » (Popper, 1991, p. 94). Feyerabend, lui, défend un réalisme scientifique qui considère que la connaissance scientifique « décrit des caractéristiques (générales ou particulières) de l’univers » (1), ce qui n’est guère différent. Il peut à l’occasion être plus précis, et écrire : « Le réalisme affirme qu’il existe un état des choses causalement indépendant de l’état des observateurs, des instruments de mesure, etc., mais qui peut influencer ces instruments et ces observateurs » (2).
Cette définition plus détaillée ne l’éloigne pas de Popper, qui donne comme tentative de réfutation du réalisme l’exemple de Marie Ebner von Eschenbach : elle essayait « de surprendre le monde dans son tour de magie de disparition en se retournant soudainement, espérant à demi qu’elle verrait comment, à partir du néant, les choses essaient hâtivement de se réassembler » (Popper, 1991, p. 92) ; elle considérait donc que l’état de l’observateur déterminait l’état des choses. Ce premier Feyerabend combat avec vigueur les « interprétations positivistes » de la science, au nombre desquelles il compte « 1/ l’instrumentalisme, c’est-à-dire la conception selon laquelle les théories scientifiques sont des instruments de prédiction qui ne possèdent aucune signification descriptive ; et 2/ la conception plus sophistiquée selon laquelle les théories scientifiques -possèdent une signification, mais une signification qui ne provient que de l’expérience » (3).
Un second Feyerabend, celui qui est connu du grand public, le seul pour lequel se pose la question du relativisme, apparaît aux environs de 1970 : Preston parle de son « retrait du réalisme » et qualifie même sa dernière philosophie d’antiréaliste (4). Ce second Feyerabend chante les louanges de Bellarmin, l’inquisiteur qui interdit à Galilée d’enseigner comme vraie la théorie de Copernic : « Saint Bellarmin, écrit-il [et le contexte montre bien qu’il n’y a aucune ironie dans ce rappel de la canonisation de Bellarmin], a justement réagi à ce problème [celui que pose l’idée d’un mouvement de la Terre] – sans succès » (Feyerabend, 1989, p. 207). Cette juste réaction a consisté à suggérer une « interprétation “instrumentaliste” de la conception copernicienne » (ibid., p. 206).
Les guillemets à « instrumentaliste » ne mettent pas en doute le qualificatif, ils proviennent simplement de ce qu’il apparaît assez insatisfaisant, pour un historien des sciences, de prêter à un auteur du XVIIe siècle une position philosophique qui n’a pas encore été conceptualisée en son temps et ne le sera pas avant longtemps. Avec cette mince réserve, la position de Bellarmin telle que la cite Feyerabend est bien instrumentaliste, suivant la définition même qu’il donne de ce terme : « Dire qu’en supposant le mouvement de la Terre et la stabilité du Soleil, toutes les apparences célestes s’expliquent mieux que par la théorie des excentriques et des épicycles, c’est parler avec un excellent bon sens, et sans courir aucun risque. Cette manière de parler est suffisante pour un mathématicien. Mais vouloir affirmer absolument que le Soleil est au centre de l’Univers et tourne seulement sur son axe sans se déplacer de l’est à l’ouest est une très dangereuse attitude » (5). En somme, l’héliocentrisme est un bon instrument de prédiction qui ne possède aucune signification descriptive.
2. Une constante : l’incommensurabilité
L’opposition entre les deux Feyerabend, toutefois, n’est pas si nette, et il paraît plus satisfaisant, avec Gonzalo Munévar, de parler pour le second Feyerabend d’« une certaine sorte de réalisme, bien que clairement ce n’en soit aucune forme traditionnelle » (Munévar, 2000, p. 77) : l’une des idées importantes du Feyerabend « relativiste » est l’idée selon laquelle il n’y a pas de fait brut, selon laquelle tout fait est chargé de théorie, idée qu’il partage au demeurant avec Kuhn, qui l’utilise comme lui dans La structure des révolutions scientifiques (6) à l’appui de l’incommensurabilité des théories scientifiques. Ainsi Feyerabend écrit-il dans Contre la méthode : « Nous ne pouvons certainement pas supposer que deux théories incommensurables traitent un seul et même état de faits objectifs (pour faire cette hypothèse, il nous faudrait supposer que toutes deux au moins se réfèrent à la même situation objective.
Mais comment pouvons-nous affirmer qu’elles se réfèrent “toutes deux” à la même situation alors que “toutes deux” ne réussissent jamais à faire sens ensemble ?) » (Feyerabend, 1979, p. 321). On est là dans un des textes où son relativisme s’exprime de la façon la plus nette et la plus traditionnelle, et aussi l’un des textes où il prend le plus nettement ses distances avec le réalisme (scientifique). Il vient en effet d’écrire : « Le réalisme peut être considéré soit comme une théorie particulière du rapport de l’homme au monde, soit comme un présupposé de la science (et de la connaissance en général). Il semble que la plupart des réalistes adoptent la seconde solution – ils sont dogmatiques. Mais même la première solution peut maintenant être critiquée et réfutée » (ibid., p. 320-321). Aucune des deux versions du réalisme qu’il considère alors ne lui paraît donc digne d’être retenue.
Et pourtant, cette même idée qu’il utilise pour le relativisme et contre le réalisme, il la développait déjà lorsqu’il défendait le réalisme. Lui-même, en en retraçant la genèse, se réfère fort justement à son « premier article en anglais sur la question » (ibid., p. 324), « An attempt at a realistic interpretation of experience » (1981a, p. 17-36), où, certes, elle est formulée de manière moins provocatrice : « L’interprétation d’un langage d’observation est déterminée par les théories que nous employons pour expliquer ce que nous observons, et elle change dès que changent ces théories » (ibid., p. 31). Le contenu est pourtant fondamentalement le même : les faits, ce qu’il y a derrière les mots que nous utilisons pour décrire une observation, dépendent des théories qui nous guident. Or l’une des conséquences importantes que Feyerabend tire alors de cette idée est qu’« il n’y a pas spécifiquement de “problème des entités théoriques” » (ibid., p. 32).
Cette formule, peut-être obscure, s’éclaircit dès les premiers mots de l’article « Le problème de l’existence des entités théoriques » (7) : « On dit que les tables et les chaises peuvent s’observer directement, mais non les atomes, les champs électriques et les photons ». Les « entités théoriques » sont précisément les entités de ce second type, celles dont on nous dit qu’elles ne peuvent s’observer directement. La distinction entre ces deux types d’entités est une nécessité pour un instrumentalisme classique tel que celui de Pierre Duhem.
D’un côté, certaines entités, comme les tables, les chaises ou les chevaux blancs sont directement observables, et leur introduction dans un discours ne pose aucun problème d’interprétation : « Si je vous déclare que tel jour, à telle heure, dans telle rue de la ville, j’ai vu un cheval blanc, à moins que vous n’ayez des raisons pour me considérer comme un menteur ou comme un halluciné, vous devez croire que ce jour-là, à cette heure-là, dans cette rue-là, il y avait un cheval blanc » (8). D’un autre côté, les entités théoriques, comme « la résistance électrique d’une bobine » (9), nous éloignent de la réalité : « Ce que le physicien énonce comme le résultat d’une expérience, ce n’est pas le récit des faits constatés ; c’est l’interprétation de ces faits, c’est leur transposition dans le monde idéal, abstrait, symbolique, créé par les théories qu’il regarde comme établies » (10). Or pour Feyerabend, cette distinction n’est pas pertinente, le cheval blanc n’est ni plus ni moins réel que la résistance électrique.
On pourrait objecter que pourtant l’instrumentaliste Duhem est proche du Feyerabend relativiste. Si le mot « incommensurabilité » n’est pas chez lui, l’idée s’y trouve bien lorsqu’il écrit : « Si les théories admises par [un] physicien sont celles que nous acceptons, si nous sommes convenus de suivre les mêmes règles dans l’interprétation des mêmes phénomènes, nous parlons la même langue et nous pouvons nous entendre. Mais il n’en est pas toujours ainsi ; il n’en est pas ainsi lorsque nous discutons les expériences d’un physicien qui n’appartient pas à la même École que nous » (ibid.). Ne faudrait-il pas alors considérer que lorsqu’il devient relativiste, Feyerabend réintroduit la distinction entre entités observables et entités théoriques ?
Non, car il continue à soutenir ce qui le conduit à refuser cette distinction, que toute observation est chargée de théorie, et pas seulement les observations scientifiques : il s’oppose ainsi à ceux qui qualifient Mach de positiviste, en écrivant notamment : « Il [Mach] insiste sur ce que nos idées n’affectent pas seulement “le développement de notre expérience”, mais “enrichissent tous les… faits” » (11). Et il affirme, contre la théorie poppérienne des trois Mondes, que « l’énergie, le spin, la parité […] appartiennent au monde 1 » (12). Cette dernière citation est particulièrement intéressante. Car on pourrait penser que si le second Feyerabend conserve l’idée qu’il n’y a pas de problème spécifique des entités théoriques, c’est parce qu’il nie en bloc toute réalité, celle des spins comme celle des chevaux blancs. On voit bien ici que ce n’est pas le cas : les entités qu’introduit la science existent bel et bien, « le monde que nous habitons est riche au-delà de notre imagination la plus folle » (Feyerabend, 1999b, p. 3).
Comment alors Feyerabend peut-il défendre l’instrumentalisme de Bellarmin ? C’est qu’il se soucie peu de justesse théorique, et que l’instrumentalisme « est souvent le résultat de décisions politiques et éthiques de grande portée » (13). Quant au réalisme scientifique qu’il attaque, ce n’est plus exactement celui qu’il défendait, c’est un réalisme qui « postule que le monde est indépendant de nos activités de collecte de la connaissance, et que la science est la meilleure façon de l’explorer » (14). Il y a d’évidence dans ce double postulat un rôle privilégié attribué à la science qui n’était pas nécessairement inclus dans les premières définitions : considérer que la science est la meilleure façon d’explorer la réalité, c’est mettre a priori en doute les aspects de la réalité que peuvent faire apparaître d’autres approches que les approches scientifiques, c’est une conception exclusiviste, « unitarienne » (15) du réalisme. Or le réalisme de Feyerabend est fondamentalement et radicalement pluraliste.
3. Un réalisme pluraliste
L’expression « réalisme pluraliste » surprend peut-être. Elle ne le devrait pas. Elle peut tout d’abord être prise dans un sens faible, et exprimer l’idée, notamment poppérienne et nullement relativiste, que le réductionnisme n’est en science qu’une position de principe : « Il est possible qu’il n’existe aucune réduction théorique de la biologie à la physique, tout comme il ne semble pas exister de réduction théorique de la mécanique à l’électrodynamique ni de réduction théorique dans le sens inverse » (Popper, 1991, p. 433). On a alors divers niveaux hétérogènes de description du monde, et les lois et les entités qui interviennent à ces divers niveaux, quoiqu’elles ne puissent s’exprimer simplement les unes par rapport aux autres, sont aussi réelles les unes que les autres.
Mais on doit prendre ici « réalisme pluraliste » dans un sens plus fort. Le second Feyerabend défend l’idée que des descriptions du monde radicalement différentes, scientifiques ou non, peuvent faire appel à des entités également réelles (atomes ou dieux grecs, par exemple). Cela lui vaut d’être considéré comme relativiste alors que lui-même a renoncé à se réclamer de cette position. Ainsi explique-t-il que « différentes formes de vie et de connaissance sont possibles parce que la réalité les autorise et même les encourage et non parce que la “vérité” et la “réalité” sont des notions relatives » (Feyerabend, 1996, p. 262). La science n’est ainsi qu’un instrument de connaissance du réel parmi d’autres, mais c’est bien un instrument de connaissance du réel : « La science n’est certainement pas la seule source d’information ontologique fiable » (1999b, p. 145).
Si l’on voulait s’exprimer avec une parfaite rigueur, on devrait cependant préciser que pour ce Feyerabend, « la » science n’existe pas, car il n’y a rien qui en fasse l’unité, donc rien qui permette de postuler la prééminence d’une description scientifique par rapport à une autre description. Il n’y a pas d’unité de méthode : on sait que la formule « Tout est bon » (1979, p. 20) n’affirme pas que n’importe quoi marche en toute circonstance, mais porte la constatation que des méthodes différentes voire antagonistes ont permis aux scientifiques au cours des siècles, suivant les circonstances naturelles ou sociales, de faire progresser leurs programmes de recherche. Il n’y a pas non plus d’unité de la vision du monde : s’appuyant sur un historien des idées du début du XXe siècle, John T. Merz, Feyerabend distingue au moins quatre visions scientifiques du monde (astronomique, atomique, cinétique et mécanique, physique) et en rajoute même une cinquième (phénoménologique) (1999b, p. 152).
Ce pluralisme fort se trouve déjà en germe chez le premier Feyerabend : il énonce ainsi un « principe de prolifération : inventez et construisez des théories contradictoires avec le point de vue accepté, même s’il arrivait qu’il soit hautement confirmé et largement accepté » (16). Ce principe, précise-t-il, « interdit aussi l’élimination des vieilles théories qui ont été réfutées ». Car « toutes les théories, même celles qui pour l’instant sont reléguées à l’arrière-plan, peuvent être dites posséder une composante “utopique” au sens où elles fournissent pour l’adéquation des idées qui se trouvent être au centre de l’attention des éléments de mesure durables qui s’améliorent régulièrement » (ibid., p. 107). L’incommensurabilité des théories, en effet, n’interdit pas pour lui, bien au contraire, que soit fructueux un dialogue entre tenants de ces théories, et il reproche à Kuhn de soutenir « le choix exclusif d’un ensemble particulier d’idées, la préoccupation monomaniaque en faveur d’un seul point de vue isolé » (17).
Il peut paraître difficile d’interpréter de manière réaliste des théories contradictoires. Pour citer à nouveau Alan Sokal et Jean Bricmont, qui ne parlent pourtant que de la valeur des théories : « Nous sommes en face de deux théories qui se contredisent mutuellement. Comment peuvent-elles être toutes deux également valables ? » L’accepter, c’est pour eux la marque d’une « attitude relativiste » (Sokal, Bricmont, 1997, p. 196). Pourtant, la situation se présente dans la science contemporaine : d’une part, la physique atomique nous décrit la matière comme composée d’atomes, et d’autre part, la mécanique des milieux continus, comme son nom l’indique, la décrit comme essentiellement continue. Or cette continuité joue un rôle fondamental dans certains résultats de mécanique des fluides, qui lient l’apparition d’instabilités lors de la transition vers la turbulence à des « accrochages de fréquence », quand certains rapports deviennent rationnels. Mais pour des grandeurs de même nature, avec une composition quantifiée, discrète, de la matière, tous les rapports sont rationnels. On ne peut donc accepter l’idée trop simple selon laquelle la continuité des fluides serait un simple intermédiaire de calcul, une « fiction utile » opposée à la réalité des atomes.
D’ailleurs, ne devrait-on pas alors rejeter aussi la réalité des atomes, puisque la mécanique quantique vient détruire l’idée de corps élémentaires dont la localisation spatiale pourrait être suivie avec précision au cours du temps ? Il semble plus raisonnable de considérer que nous avons diverses approches incompatibles d’une même réalité. Après tout, la science a renoncé depuis au moins un siècle à nous donner des théories qui sont absolument vraies, et prétend seulement approcher la vérité. Or il peut y avoir plusieurs approches différentes d’une même vérité. J’ai tenté de le suggérer ailleurs à partir d’un exemple mathématique (Gautero, 2004). L’idée n’a rien d’original. Elle est assez largement répandue dans les pays anglo-saxons, peut-être grâce à la mise en vers par John Godfrey Saxe de la légende orientale des aveugles et de l’éléphant : chaque aveugle, touchant une part différente de l’éléphant, l’identifie comme un objet différent, mais l’éléphant, bien réel, n’est rien de tout cela, et un peu tout cela à la fois cependant. En philosophie des sciences, on la trouve notamment développée dans un article de Paul Teller (2004, p. 425-447), défenseur d’une ontologie pluraliste qui a inspiré ce dernier paragraphe.
C’est Teller notamment qui qualifie dans cet article les théories scientifiques de « fictions utiles », qu’il corrige en « fictions informatives », puis en « fictions véridiques ». Il a ensuite (18) renié le terme « fictions » qui, même assorti du qualificatif « véridique », peut être perçu comme dépréciatif : on pense spontanément aux fictions comme à de purs produits de l’imagination, dépourvus de la moindre réalité.
Conclusion : un réalisme dynamique
Feyerabend lui-même opposait les « fictions » aux choses « réelles » (1989, P. 206-243). Pourtant, « fiction » vient du latin fingo, « façonner, pétrir, modeler », activités qui ne se font pas ex nihilo mais à partir d’un matériau préexistant. On n’est donc pas si loin de sa pensée, même s’il préfère parler de « sculpture » : les humains sont des « sculpteurs de la réalité » ; les scientifiques ont « fabriqué tout d’abord les atomes métaphysiques, puis les grossiers atomes physiques, et pour finir des systèmes complexes de particules élémentaires » (1999b, p. 144) à partir d’un matériau qui ne les contenait que potentiellement, comme les Grecs avaient fabriqué leurs dieux à partir d’un état antérieur de ce même matériau. Il y a donc une historicité de la réalité, c’est pourquoi – on l’a déjà cité – le second Feyerabend s’oppose à un réalisme « qui postule que le monde est indépendant de nos activités de collecte de la connaissance » : ce réalisme, même s’il se veut scientifique, est, en raison de son caractère contemplatif, fondamentalement platonicien, il ne prend pas en compte la réalité transformatrice de l’activité humaine.
Mais prendre en compte cette dernière n’est pas contradictoire avec le réalisme du premier Feyerabend : une fois façonnées, nos sculptures persistent, au moins pendant un certain temps, et il y a donc bien « un état des choses causalement indépendant de l’état des observateurs, des instruments de mesure, etc., mais qui peut influencer ces instruments et ces observateurs ». Bien sûr, il n’est pas possible de sculpter n’importe quoi : le matériau qui constitue la réalité « résiste, certaines constructions (certaines cultures naissantes – le culte du cargo par exemple) n’y trouvent aucun point d’attaque, et s’effondrent tout simplement » (ibid., p. 145). Cependant, « la résistance est beaucoup plus faible que ne le supposent les professionnels réalistes d’aujourd’hui » (1996, p. 208), ceux qui considèrent qu’il n’y a qu’une manière de mettre en forme le réel.
C’est par réalisme – par excès de réalisme – que Feyerabend, oubliant lui-même l’historicité du réel, est parfois conduit à s’exprimer comme s’il défendait des positions difficilement soutenables, qu’on pourrait avoir envie de qualifier de relativistes : dans Dialogues sur la connaissance, à un interlocuteur qui qualifie « les dieux d’Homère, le Christ » d’« illusions », il répond : « Non, ce sont des réponses qui ont déterminé la nature d’époques entières » (ce qu’on ne peut nier). Et il poursuit : « Les réponses limitées aux procédures limitées de nos rationalistes modernes ne semblent universelles que parce que les alternatives d’aujourd’hui manquent de soutien, en particulier de soutien financier » (ibid., p. 267).
Il semble ainsi suggérer que les dieux d’Homère sont toujours présents dans notre monde, même si nous n’agissons plus sur lui de façon à les faire apparaître. C’est une manière un peu trop radicale de soutenir que la réalité des entités construites dans une approche donnée de la réalité est indépendante des observateurs. Il paraît plus satisfaisant de soutenir que puisque ce monde n’est pas immuable, puisque le sculpter c’est agir sur lui, ce qui fut sculpté autrefois peut fort bien ne plus être réel maintenant : les dieux grecs étaient réels au VIIIe siècle avant notre ère ; ils ne le sont plus maintenant, parce que le monde a changé, trop sans doute pour qu’ils le redeviennent un jour. Lui-même l’écrit plus justement ailleurs : « C’est l’Histoire, pas l’argumentation, qui a ébranlé les Dieux » (1999b, p. 136), le monde « était autrefois plein de Dieux ; c’est devenu un terne monde matériel » (ibid., p. 146).
On espère ainsi avoir montré que le « relativisme » de Feyerabend, au moins, n’a pas à faire peur à ceux qui souhaitent améliorer leur connaissance du monde et qui considèrent que notre science nous autorise à le faire : bien loin d’être une pensée qui nous incite à la résignation, nous plaçant dans un monde dont nous ne connaîtrons jamais rien, c’est une pensée audacieuse qui nous invite à multiplier les approches d’un monde « riche et dynamique » qui « influence et reflète les activités de ceux qui l’explorent ».
Bibliographie :
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— 1996, Dialogues sur la connaissance, trad. B. Jurdant, Paris, Le Seuil.
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Gautero Jean-Luc, 2002, « Feyerabend, pour et contre le relativisme », Faire savoirs, n° 1, mai, Marseille, Amares, p. 61-68.
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Sokal Alan, Bricmont Jean, 1997, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob.
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Notes :
1 « Realism and instrumentalism », 1964. Voir Feyerabend, 1981a, p. 176.
2 « On the interpretation of scientific theories », 1960, ibid., p. 42.
3 « An attempt at a realistic interpretation of experience », 1958, ibid., p. 17.
4 Preston, 1997b, en particulier p. 424.
5 Bellarmin, lettre à Foscarini, citée dans Feyerabend, 1989, p. 286.
6 Kuhn, 1983, chap. IX. Bien sûr, chez Kuhn, plutôt que de « théorie », il est question de « paradigme », de « tradition particulière de science normale ».
7 « Das Problem der Existenz theorischer Entitäten », 1960, ici cité d’après sa traduction anglaise : « The problem of the existence of theoretical entities », Feyerabend, 1999a, p. 16-49.
8 Duhem, 1906, seconde partie, chap. IV, § 4.
9 Ibid., seconde partie, chap. IV, § 1.
10 Ibid., seconde partie, chap. IV, § 4.
11 « Mach, Einstein and the Popperians », 1980. Voir Feyerabend, 1981b, p. 94.
12 « Popper’s Objective Knowledge », 1975. Voir Feyerabend, 1981b, p. 175.
13 Feyerabend, 1981ab, « Introduction », p. xi.
14 « Introduction : scientific realism and philosophical realism », Feyerabend, 1981a, p. 3.
15 Feyerabend (1999b, p. 215) s’en prend explicitement à « un réalisme unitarien qui prétend posséder une connaissance positive de la Réalité Ultime et [qui] n’a réussi jusque-là qu’en excluant de larges domaines de phénomènes ou en déclarant sans preuve qu’ils pourraient être réduits à la théorie de base ».
16 « Reply to criticism », 1965. Voir Feyerabend, 1981a, p. 105.
17 « Consolations for the specialist », 1970, dans Feyerabend, 1981b, p. 135. Cet article se situe à la charnière entre le premier et le second Feyerabend : c’est l’un qui le commence et l’autre qui le finit. La citation est rédigée par le premier, mais le second est tout aussi sévère à l’égard de Kuhn. En 1975, dans « How to defend society against science », il écrit : « Chaque fois que l’on essaie de rendre les idées de Kuhn plus précises, on se rend compte qu’elles sont fausses. Y a-t-il jamais eu une période de science normale dans l’histoire de la pensée ? Non – et je défie quiconque de me prouver le contraire » (Feyerabend, 1999a, p. 185).
18 Teller, « Truth and fiction in science », à paraître dans Science et avenir.
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Cet article a été initialement pubié dans : Tracés. Revue de Sciences humaines.12, 2007/1, p. 91-101.