Thomas Piketty, dans son livre, comme dans les divers interviews qu’il donne, insiste sur le rôle de l’idéologie dans la mise en œuvre de l’économie. Il soulève ainsi le problème épineux de l’interaction entre l’économique, la politique et l’idéologie. Thomas Piketty montre qu’au fil de l’histoire, les relations ont varié et ne sont pas simples.

Son propos principal est de montrer comment chaque société a proposé un grand récit idéologique, qui n'est pas sans fondement, mais a servi à justifier les inégalités sociales. Il fait ressortir la fragilité de ces constructions idéologiques et la rapidité de leurs effondrements.

Avec justesse, Piketty met au centre de son raisonnement le problème économique posé par la propriété privée et propose une transformation du droit de propriété par l'instauration d'une propriété sociale et temporaire. Concrètement, cela implique que le droit de vote des salariés au sein des conseils d'administration des entreprises soit fortement augmenté et une limitation de l'accumulation indéfinie du capital par quelques uns.

On peut objecter qu'il ne différencie pas (ou pas suffisamment) le capital mobile et productif et capital personnel peu mobile (patrimoine familial), qui n'ont ni la même dynamique, ni la même signification sociale et affective pour les individus (voir l'article Capital et capitalisme). Un milliard circulant dans l'économie et une maison familiale, ça n'a pas du tout le même impact. Une nette différenciation rendrait, selon nous, ses propositions plus acceptables et plus efficaces.

On peut aussi regretter qu'il n’éclaire pas les conditions de possibilité pour qu'une idéologie puisse s'imposer. Il suffit ne pas qu’une idéologie (bonne ou mauvaise) soit proposée pour qu’elle soit adoptée et ait un effet politique et économique. Comment, par qui, par quels canaux, se diffuse un idéologie ? Sur quels acquis socio-historiques s’appuie-t-elle ? Sous quelles conditions peut-elle diffuser massivement ?

Une idéologie est toujours floue et ne constitue pas une doctrine bien définie et circonscrite. Elle véhicule à la fois des valeurs, mais aussi des illusions. Ce n'est pas un discours qui a pour critère la vérité démonstrative ; elle veut imposer une vision de la société, normer les conduites, produire des effets sociaux. Quelle soit bonne ou mauvaise par rapport à l'intérêt collectif, l'idéologie est toujours simplificatrice et se distingue de la science comme de la philosophie.

L’idéologie proposée par Thomas Piketty, en gros le dépassement du capitalisme vers un socialisme participatif fondé sur une propriété sociale et temporaire, peut-elle diffuser et influencer les politiques, ce qui influencerait l’économie ? C’est improbable, même si, comme il le dit à juste titre, il y a un certain indéterminisme dans le déroulement historique. Il s'appuie, pour supposer un accueil possible de ses propositions, sur l'existence d'un mouvement vers un socialisme démocratique qui serait en route depuis le XIXe siècle. Est-ce bien certain ?

On constate que le grand débat idéologique actuel, celui qui mobilise les opinions (en Europe) et se joue dans les élections, se fait entre le néolibéralisme (affairiste, international, dérégulateur) et le national populisme (préservation de l'identité, maîtrise des frontières et des migrations). Le problème des inégalités comme effet de l’économie et du rapport entre dynamisme économique et répartition des richesses passe au second rang voire s’efface des débats. Celui de la nécessaire modération et réorientation économique à des fins de préservation écologique émerge timidement.

Piketty Th., Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.

Piketty Thomas, Le nouveau Capital. In : France Culture. 2019.