L’expérience ordinaire concrète et pratique, se constitue spontanément. Elle permet d'identifier la réalité avec ses contraintes, selon ce que l'on nomme le « principe de réalité ». Cette capacité se met en place de l’âge de six à huit mois jusqu’à la quatrième année. Au centre se trouve le jugement d’existence associé à ce que Jean Piaget appelle le schème de l’objet permanent : les choses persistent identiques à elles-mêmes (Piaget J., La représentation du monde chez l'enfant).

Une fois établi, le principe de réalité permet de reconnaître les contraintes de l’environnement auxquelles il faut se plier, si l’on veut arriver à ses fins. Ce principe d'objectivité permet une efficience adaptative. Une consolidation insuffisante de la capacité d'identification de la réalité dans l'enfance aura des conséquences définitives. La part d’objectivité de l’expérience constitue la base de notre adaptation concrète et sociale. Si cette part d’objectivité se dérobe, l’adaptation devient précaire ou impossible.

C’est le cas lors de l’absorption de produits psychotropes (LSD, psilocybine) ou lors d’épisodes pathologiques. Dans ces cas, l’attribution des phénomènes à soi ou à la réalité, l’existence du monde environnant et des autres deviennent incertains. Les perceptions sont étranges et fantastiques. La pensée prend une tournure délirante, car elle cherche à expliquer des phénomènes bizarres que l’expérience donne pour être sans conteste la réalité.

L’idée d’une construction de la réalité grâce à une fonction cognitive, spécifique a été avancée en 1937 par Jean Piaget (La construction du réel chez l’enfant). L’auteur décrit la façon dont l’enfant édifie activement son expérience concrète, ce qui implique une réalité construite dans l'interaction. Il montre l'édification successive des schèmes concernant les choses (les objets), l’espace, les relations causales et le temps. Piaget constate le passage d’un état dans lequel le monde est centré sur l’individu qui croit le diriger tout en s’ignorant lui-même, à un état dans lequel l’individu se situe dans un environnement indépendant de son activité et de ses volontés. L’expérience concrète se façonne en s’accommodant à l’environnement.

La réalité telle que l’expérience concrète nous la fait apparaître est mixte. Elle correspond à ce qui vient du réel (ce qui existe) mais elle dépend de nos capacités. Nous ne voyons pas les ultraviolets, nous n’entendons pas les ultrasons, ne percevons pas les galaxies, ni même les cellules de notre corps, ni le système économique qui nous fait vivre, ni les règles syntaxiques de notre langue, etc. De plus, cette expérience est trompeuse, car elle est influencée par l’imagination et la culture. L’expérience concrète ordinaire a tendance à s’ignorer elle-même pour ne constater que ses résultats, et donc à ne pas tenir compte de ses erreurs et limitations.