Revue philosophique

Une critique du paradigme de la science moderne

 

La science moderne, d’une grande efficacité en de nombreux domaines, se trouve limitée dans d'autres. Le problème qui se pose est le suivant : parmi les options philosophiques du paradigme scientifique moderne, certaines provoquent des limitations. 

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Une critique du paradigme de la science moderne. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/critique-science-moderne.

 

Plan de l'article :


  • 1. Un certain dogmatisme
  • 2. La limite du paradigme
  • Conclusion : un pluralisme utile

 

Texte intégral :

1. Un certain dogmatisme 

On note très fréquemment chez les scientifiques un dogmatisme dans les deux domaines de l’ontologie (ce qui existe, le réel) et de la gnoséologie (grands principes théoriques et méthodologie). Cet excès dogmatique se manifeste par diverses affirmations par trop péremptoires : sur le plan ontologique, c'est l'unité, la fixité, la simplicité du monde et, concernant la manière de connaître, c'est le réductionnisme et la primauté des mathématiques.

La recherche d'unité 

La science moderne a repris à sa manière la vieille ambition philosophique de trouver une unité derrière la diversité hétéroclite des apparences. Pour porteuse et intéressante que soit cette recherche, elle ne peut prétendre à être absolue et générale. Dans certains cas, elle devient un handicap pour reconnaître les différences. L’unité du réel est peu probable. Au point où l'on en est du savoir scientifique, c'est plutôt l'idée d'une pluralité qui s'impose. Les sciences se sont diversifiées et d'évidence elles ont des domaines différents.

La volonté de fixité

On retrouve souvent avancée l'idée d'une fixité. C'est une idée utile, car si l'Univers était mouvant, nous n'aurions tout simplement pas le temps de le connaître. S'il changeait d'un jour à l'autre, d'un lieu à l'autre, le savoir serait local, temporaire, et de peu d'utilité. Mais, comme l'unité, la fixité ne peut être érigée en absolu. Car c'est une extension non démontrable et d'ailleurs contredite par le savoir scientifique actuel. L'Univers évolue, certes à des vitesses différentes selon le domaine considéré, Le vivant évolue plus vite que l'univers physique. Par conséquent, supposer une stabilité relative serait suffisant et bien plus plausible.    

La simplification

La simplicité du monde permettrait le réductionnisme ontologique qui implique la simplification méthodologique, c'est-à-dire le réductionnisme de méthode. Là aussi, on connaît le succès éclatant de cette méthode en physique. Ramener à des faits simples, il s'ensuivrait une utilisation légitime et exclusive des mathématiques. Mais, le revers, c'est qu'en procédant ainsi, on exclut ce qui ne peut être simplifié sans être détruit. On procède à une mise de côté abusive de certains faits.

D'autre part, on constate qu'une partie des raisonnements scientifiques n’est pas logico-mathématique, mais seulement rationnelle (conforme à la logique associée à un bon sens correctif, c'est-à-dire considérés par la communauté comme valides). De plus, dans une partie des sciences, l'édification de la connaissance se fonde sur un tâtonnement modelé par l’empirisme et non pas sur une pure déduction logique.

La substantialisation

La recherche d'unité a pris la forme du substantialisme matérialiste qui suppose une entité unique éternelle omniprésente, cause de toute chose et existant par elle-même. L’inconvénient de cette hypothèse est qu’elle a tendance à clore les recherches qui décomposent la substance ou qui indiquent autre chose qu’elle, par exemple, les champs ou les particules non localisables en physique. La substance donne aussi l’idée confuse d’une réalité qui serait composée de matériaux et pousse vers une chosification qui limite l’investigation.

La substantialisation du Monde conduit presque toujours (en dernier ressort) au dualisme, même chez les matérialistes, car il faut supposer au minimum un sujet connaissant. Et, on vient de le voir ci-dessus, le rationalisme ontologique conduit à supposer un réel rationnel de nature non matérielle. Il est, par conséquent, idéal ou spirituel. Dès que l’on substantialise, la dualisation du monde est inévitable.

Le substantialisme contamine l’attitude positiviste neutre consistant à étudier les faits (sans se prononcer sur le réel), car ceux-ci deviennent une manifestation de la substance. Les faits et événements sont constitués, en dernière instance, par une substance perdurante, ce qui oriente vers la recherche d’un fondement au lieu de diriger le regard vers les systèmes et arrangements qualifiés de superficiels.

Bien entendu, le courant d'inspiration positiviste qui reste dans un prudent agnosticisme concernant le fondement réel des phénomènes, ou le courant instrumentaliste qui s'en tient à une modélisation théorique hypothétique, ne sont pas concernés par cette critique. Ils représentent une part non négligeable de la recherche scientifique moderne.

La déliaison généralisée 

On voit à l'œuvre un principe de séparation, certes indispensable, mais qui, poussé et généralisé, produit une déliaison généralisée qui scinde, coupe, décompose de manière excessive. Nous allons lui consacrer un paragraphe.

Il y a d’abord la coupure ontologique entre le sujet et l’objet, entre l’homme et la nature, entre les substances matérielle et spirituelle. Le paradigme suppose l’étude de la nature par un sujet de la science extérieur à elle et selon une méthode particulière fondée sur l’analyse. Supposer un esprit-sujet hors du monde est une curiosité idéologique. La distance nécessaire à l’étude est abusivement transformée en coupure.

Un excès de déliaison se produit également à cause d’une foi aveugle dans l’analyse qui en provoque un emploi immodéré. La méthode analytique coupe et découpe à la recherche du simple, de l’élémentaire. Du coup, les corps organisés disparaissent, les systèmes complexes sont démembrés, les propriétés nées des organisations négligées et les connaissances qui prétendraient rendre compte de ces formes complexes sont rejetées.

Une expérience mise hors-champ

L’expérience en tant que telle est niée au profit d’un réalisme empirique : les faits et objets seraient là, hors de nous, tels que l'expérience, l'expérimentation les montre. Ce réalisme empirique néglige l’activité de saisie du fait par l’expérience et donne au fait une existence absolue, dite « objective ». Le problème surgit lorsque l’expérience ne peut plus être négligée, car elle interfère trop fortement dans l’obtention du fait. Ce domaine d’interférence de l'expérience pourtant simple à concevoir est mis hors-jeu par la vision traditionnelle.

L’expérimentalisme sans mesure participe à la déliaison. L’expérimentation est mise au service du principe de réduction analytique et lui sert d’alibi. Pour expérimenter, il faut scinder. Donc, ce serait justifié (puisque l’expérimentation est gage de science). Or, dans certains cas, il n’est pas justifié de scinder, car on détruit l’objet à connaître en le parcellisant à l’excès.

De plus, l’expérimentation ne reproduit pas la réalité dans son ensemble. Elle découpe et isole, dans la réalité, une situation particulière qui est fabriquée pour servir de test. C’est un choix de conditions particulières et, comme tout choix, il comporte une part d’arbitraire. Le paradigme classique ne tient pas compte de cette caractéristique de l’expérimentation. Or, celle-ci en limite la portée.

Un dogmatisme 

L'application dogmatique de ces principes, utiles en certaines circonstances, conduit à des abus.

Il y a un abus ontologique, ce que nous qualifierions de passage à la métaphysique, car l’affirmation d’un monde substantiel, fixe et légalisable n’est pas démontrable. C’est une inférence possible, mais qui ne peut être affirmée.

De nombreux faits montrent d’évidence un monde hasardeux, chaotique, non réversible. Ne pas en tenir compte est tout de même paradoxal. Cet abus de raison conduit à un style mécanique et à une mathématisation qui ne conviennent ni à la biologie, ni à l’étude de l’homme. Le remède est simple, il suffit d’éviter les abus qui, comme on le sait, sont généralement nocifs quel que soit le domaine.

On note également un dogmatisme par le refus d’autres modes d’interrogation de la réalité, ce qui d’évidence exclut les domaines où on devrait les mettre en œuvre. 

2. La limite du paradigme

Ce que nous avons voulu cerner

Thomas Kuhn, sept ans après la première édition de son ouvrage princeps sur les paradigmes scientifiques, a proposé un nouveau terme, celui de « matrice disciplinaire », pour dénommer ce qui fait l’objet d’une adhésion du groupe scientifique, alors que celui de paradigme désignerait plutôt les aspects exemplaires présents au sein de cette matrice.

Il lui paraissait souhaitable de dégager le concept de paradigme de celui de communauté scientifique dont le sens est sociologique. Ce que partage une communauté scientifique et qui explique la communication entre ses membres, c'est leur « matrice disciplinaire », dont les divers composants forment un tout.

Thomas Kuhn distingue quatre composants dans la matrice disciplinaire :

- Les lois scientifiques et leur formalisation.

- La conception du monde et les procédés heuristiques.

- Les valeurs qui soudent le groupe des chercheurs.

- Le modèle de résolution des problèmes.

Nous avons voulu cerner le second point énoncé par Thomas Khun, c'est-à-dire la conception du monde et les procédés jugés heuristiques présents au cœur de la science moderne et qui semblent devoir être remis en question de nos jours.

Historiquement, on constate que c’est par le simple que la science a pu advenir ; en attestent les succès immenses de la physique. Mais, ce style a engendré des retards et des effets d’impasse en ce qui concerne l’étude de la vie et de l’homme. Le paradigme réductionniste ne permet pas de prendre en compte les objets complexes, ce qui est nécessaire lorsque l’on aborde l’étude de la vie, de l’homme et des sociétés. La science moderne qui a débuté au XVIIe siècle et s'est développée aux XIXe et XXe siècles, bute sur des limites et un renouvellement de son paradigme serait souhaitable. 

La pertinence du réductionnisme dogmatique (systématique) est douteuse. Ses partisans y voient une condition de la science et de son unité. Historiquement, le réductionnisme de méthode a été effectivement une des conditions de la science moderne. Il est assez évident que ramener au plus simple les phénomènes étudiés a permis de trouver des explications et des lois vérifiables.

Mais, l'évolution historique montre que progressivement les connaissances scientifiques se sont occupées avec pertinence de phénomènes de plus en plus complexes. Ainsi donc, le principe de réduction méthodologique (principe analytique) n'a pas été appliqué systématiquement et il a été complété par un principe de composition ou de synthèse. Il est raisonnable d'accorder une dignité ontologique aux niveaux d'existence complexes et une dignité épistémologique aux connaissances qui s'y attachent. Au réductionnisme, on peut opposer une attitude pluraliste. Entre approche réductionniste et approche systémique un équilibre peut être envisagé. Méthode analytique et méthode synthétique peuvent être utilisées à des degrés divers sans inconvénient.

Il y a une relation réciproque entre ontologie pluraliste et épistémologie mixte. En effet, une vision moniste fondée sur l'unité de la substance plaide en faveur d'une épistémologie réductionniste, alors qu'une ontologie pluraliste est en faveur d'une épistémologie qui varie selon le niveau de complexité considéré afin d’y adapter la méthode. Plus le niveau est complexe, et plus il sera intéressant d'adopter un point de vue holistique et une modélisation systémique.

Finalement, nous partageons l'une des options répertoriée par Paul Feyerabend sur l'état actuel de la science moderne : « le progrès de la science (dans le sens que lui donnent ses défenseurs) dépend de l'ouverture des conceptions du monde, ouverture en conflit avec  les déclarations totalitaires de beaucoup de ses défenseurs » (Feyerabend P., La tyrannie de la science, Paris, Seuil, 2014, p. 66). Plutôt que « déclarations totalitaires », nous dirions plus volontiers le dogmatisme et le conservatisme concernant la conception du Monde et les procédés supposés heuristiques pour la science.

3. Conclusion : un pluralisme utile

Cette critique très générale de l'aspect du paradigme concernant le monde et la bonne manière de le connaître dans la science moderne, qui, rappelons-le, naît au XVIIe siècle, vaut surtout dès l'instant où les sciences abordent les domaines de la complexité, ce qui a lieu à la fin du XIXe siècle. Il s'agit de la biologie, des sciences humaines et sociales et des sciences appliquées comme la médecine et l'économie qui prennent leur essor au XXe siècle. Les sciences comme la physique ou la chimie sont moins concernées, car les aménagements paradigmatiques faits pour le niveau quantique semblent suffire.

Dans le débat sur la science, pour situer le pluralisme défendu dans cet article, il faut signaler qu'il n'est en rien un relativisme à la façon de Paul Feyerabend du milieu de sa carrière (Contre la méthode). Cet auteur vise alors à démettre de leur rôle les principes de vérité, rationalité et objectivité qui guident la science. Ce qui aboutit à prétendre que, sur le plan de la méthode, tout serait bon. Ou, plus précisément, que « Toutes les méthodologies ont leurs limites, et la seule "règle" qui survit, c'est "tout est bon" ». Notons que, par la suite, il est devenu plus prudent et à défendu un ajustement de méthode selon la situation (Feyerabend P., La tyrannie de la science, Paris, Seuil, 2014, p. 153). Le pluralisme n'implique pas un relativisme intégral.

Si toutes les conceptions du monde et toutes les méthodes ne sont pas bonnes et utiles dans les sciences, une conception du monde plurielle et ouverte, ainsi que l'utilisation de plusieurs méthodes, sont probablement utiles. On trouvera, par exemple, quelques propositions dans l'article : L'étude scientifique des champs complexes

 

Bibliographie :

Feyerabend P., Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, 1988.

Feyerabend P., La tyrannie de la science, Paris, Seuil, 2014.