Revue philosophique

Michel Foucault et le concept d'épistémè

 

Michel Foucault

 

L'œuvre de Michel Foucault est discontinue. Nous nous intéresserons ici à la période qui va de 1965 et 1977, période pendant laquelle l'auteur a développé et utilisé le concept d'épistémè. Ce concept a eu une carrière limitée : apparu dans Les Mots et les Choses en 1966, il a été délaissé au bout de douze ans, car Michel Foucault a considéré que son utilisation aboutissait à une impasse.

 

Michel Foucault's work is discontinuous. We will focus here on the period between 1965 and 1977, a period during which the author developed and used the concept of episteme. This concept had a limited career : appearing in Les Mots et les Choses (1966), it was abandoned after twelve years, because Michel Foucault considered that its use led to an impasse.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Michel Foucault et le concept d'épistémè. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/michel-foucault-episteme.

 

Plan de l'article :


  1. Une définition de départ pour le concept d'épistémè
  2. Le concept d'épistémè combine plusieurs aspects
  3. Les trois épistémès en Occident
  4. Le point de vue « archéologique » change la définition
  5. L'épistémè n'est ni l'esprit d'une époque, ni un moment de civilisation
  6. Critiques des résultats de Michel Foucault
  7. Un emploi précis du concept d'épistémè est-il possible ?

 

Texte intégral :

1. Une définition de départ pour le concept d'épistémè

Le mot épistémè vient de la racine grecque επιστήμη qui signifie savoir ou connaissance. Incidemment, à l'occasion d'un débat avec Noam Chomsky en 1971, Michel Foucault a défini ainsi son intention : je cherche à

« saisir les transformations d'un savoir à l'intérieur à la fois du domaine général des sciences et, également, à l'intérieur du domaine en quelque sorte vertical que constitue une société, une culture, une civilisation à un moment donné ».

Au premier abord, l'épistémè d'une époque renvoie à une façon de penser, de parler, de se représenter le monde qui s'étendrait très largement à toute la culture, mais on verra que Foucault reviendra sur cette façon de voir.

L'origine de cette idée d'épistémè vient de la conjugaison de deux apports contemporains de l'épistémologie française : l'idée de rupture épistémologique avancée par Gaston Bachelard (reprise et accentuée par Louis Althusser) et la méthode de Georges Canguilhem qui vise à trouver des cohérences épistémiques à une période donnée, car il ne croit pas à l'évolution continue de la science et de la raison.

Michel Foucault a décrit trois épistémès successives : celle de la Renaissance, celle de l'époque classique et enfin celle de l'époque moderne. La recherche entreprise par Foucault associe la philosophie générale, l'histoire et l'épistémologie. Dans une démarche structuraliste, il tente de rendre compte du système conceptuel qui produit les savoirs d'une époque. Mais, avec L'Archéologie du savoir (1968), le propos, déjà, se modifie et Foucault insiste sur les « discours » au détriment de la pensée et de la pratique.

Dans Les Mots et les Choses, on trouve :

« Il ne sera pas question de connaissances décrites dans leur progrès vers une objectivité dans laquelle notre science d'aujourd'hui pourrait enfin se reconnaître ; ce que l'on voudrait mettre au jour, c'est le champ épistémologique, l'épistémè [...] décrivant les conditions de possibilité des connaissances. Plutôt que d'une histoire au sens traditionnel du mot, il s'agit d'une archéologie. Cette enquête archéologique a montré deux grandes discontinuités dans la culture occidentale : celle qui inaugure l'âge classique (vers le milieu du XVIIe siècle) et celle qui, au début du XIXe siècle, marque le seuil de notre modernité » (Les Mots et les Choses, p.13).

Michel Foucault, dans une interview de 1972, précise :

« ce que j’ai appelé dans Les Mots et les Choses, épistémè, n’a rien à voir avec les catégories historiques. J’entends tous les rapports qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science [...]. Ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque » (Entretien de 1972).

Ultérieurement, il donnera une nouvelle définition de l’épistémè

« comme le dispositif stratégique qui permet de trier, parmi tous les énoncés possibles, ceux qui vont pouvoir être acceptables à l’intérieur, je ne dis pas d’une théorie scientifique, mais d’un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai ou faux. C’est le dispositif qui permet de séparer, non pas le vrai du faux, mais l’inqualifiable scientifiquement du qualifiable » (Entretien de 1977).

Il s'agit de mettre en évidence et de comprendre comment la norme épistémologique, d'ailleurs implicite, produit ses effets dans la pensée savante à une époque donnée.

2. Le concept d'épistémè combine plusieurs aspects

La mise en évidence d'une épistémè est la recherche d'un réseau « par une technique laborieuse et lente » qui demande une grande et attentive érudition. Foucault est resté flou sur sa méthode que nous proposons de reconstituer sous toutes réserves, car il manquera à jamais son approbation. La notion a été forgée en combinant le point de vue structural dans une perspective totalisante (cela changera ultérieurement).

1 - Le point de vue structural

Foucault défend l'idée que ce qui détermine la production des connaissances est un ordre sous-jacent, une structure qui régit les différentes connaissances. Il s'agit des codes fondamentaux de la culture à laquelle nous participons, ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, la hiérarchie de ses pratiques. Ces codes fixent les contenus empiriques auxquels les participants de cette culture pourront accéder. Cette structure constitue un ordre formel sous-jacent qui échappe aux individus et constitue « un réseau imperceptible de contraintes ». Les règles et structures sont inconnues des savants de chaque domaine de la connaissance, elles sont inconscientes, non explicites. L'étude se situe dans un plan synchronique à une époque donnée 

« On pense à l'intérieur d'une pensée anonyme et contraignante qui est celle d'une époque et d'un langage. Cette pensée et ce langage ont leurs lois de transformation. La tâche de la philosophie actuelle..., c'est de mettre au jour cette pensée d'avant la pensée, ce système d'avant tout système » (Entretien avec Madeleine Chapsal, La quinzaine littéraire, mai 1966).

On est bien dans la conception structuraliste qui cherche des systèmes et leurs lois de transformations, qui sont sous-jacents à la forme explicite et pourraient en expliquer la genèse.

L'ouvrage Les Mots et les Choses se présente comme une enquête sur les conditions de possibilités des connaissances objectives (les sciences empiriques). L'auteur suppose qu'elles dépendent de structures épistémiques (formant l’épistémè d'une époque) qui conditionnent la forme de leur objectivité et les relations qu'elles entretiennent entre elles.

L’objectif est de mettre en évidence le niveau « épistémique », c'est-à-dire les  conditions de possibilité historique des sciences. C'est une thèse épistémologique forte et intéressante, car elle ancre les sciences sur un ensemble plus large et plus profond. Elle contient cependant l'implicite de les démettre de leur droit à s'auto-légitimer, ce qui est à discuter. La manière traditionnelle de concevoir l'histoire des idées est profondément remise en cause. On passe d'un cheminement temporel à une vision par époques épistémiques discontinues, car structurées différemment. À un moment donné, se formerait un système stable, une structure, que Michel Foucault nomme, une épistémè.

2 - Une perspective totalisante

Au total, chaque époque culturelle est définissable, selon Michel Foucault, par son épistémè, c'est-à-dire par un ensemble de problématiques, d'hypothèses et de méthodes de recherche qui constituent un invariant pour cette époque. Par exemple, la recherche de « la similitude » préside à la pensée qui va de la Renaissance jusqu’à l’Âge Classique, tandis que c’est la recherche de « l’ordre » qui organisera l’époque moderne. Pour Michel Foucault, il n’y a pas de « progrès » dans le processus culturel au cours de l’histoire, les changements sont produits par le passage d’une épistémè à une autre. Ces passages ne sont pas dus au perfectionnement des savoirs, mais dépendent d’événements culturels assez indéterminables, de discontinuités énigmatiques (Les Mots et les Choses, p.229).

« Une telle analyse [...] ne relève pas de l'histoire des idées ou des sciences : c'est plutôt une étude qui s'efforce de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles » (Les Mots et les Choses, p. 13).

Michel Foucault cherche les conditions de possibilité, la matrice culturelle impensée qui les forge. Selon lui, une épistémè détermine les formes de pensée et le savoir possible à une époque. « Ce à quoi je réagis, écrit Foucault dans L’Archéologie du savoir, est cette rupture qui existe entre l’histoire sociale et l’histoire des idées ». Il s'agit de saisir l'ensemble. L'ambition est globalisante et totalisante

« Dans une culture et à un moment donné, il n'y a jamais qu'une épistémè, qui définit les conditions de possibilité de tout savoir » (Les Mots et les Choses, p. 179).

3. Les trois épistémès en Occident

Foucault décrit trois épistémès en Occident : celle de la Renaissance, l’épistémè classique, et enfin l’épistémè moderne. Comme dans L'Histoire de la folie, qui a précédé Les Mots et les Choses, on retrouve affirmé deux césures épistémiques nettes, deux discontinuités, celle du passage de la Renaissance au Classicisme et celle du passage de l'âge classique à la modernité.

Pour Foucault, la pensée de la Renaissance est dominée par une vision cosmologique du monde au sein de laquelle tout peut s'ordonner. Dans cette pensée domine la recherche de la ressemblance, de la similitude, des analogies. Dans le grand livre de la nature apparaissent des signatures qui en indiquent l'ordonnancement pour qui sait les lire.

Dans l'épistémè classique, ce sont l'ordre, l'identité et la différence qui servent à forger la représentation du Monde. La logique de Port-Royal, Descartes, Hobbes, Leibniz contribue à forger une sémiotique nouvelle. La mathématisation, la mécanisation de la nature participent à un ordre des signes (du langage) au moyen duquel une représentation peut être proposée. « La vocation du langage classique a toujours été de faire tableau : que ce soit le discours naturel, recueil de la vérité, description des choses, corpus de connaissances exactes, ou dictionnaire encyclopédique » (Les Mots et les Choses, p. 332).

C'est avec Kant que s'ouvre l'âge de la modernité. Dans cette nouvelle épistémè moderne, la vie, le travail et le langage ont pu devenir des objets d’étude. On est passé de l'histoire naturelle à la biologie, de l’analyse des richesses à l'économie, de la philologie et la grammaire à la linguistique. De nouveaux objets de connaissance se sont élaborés : la production a remplacé l’échange (pour l’économie), la vie s'est substituée aux êtres vivants (pour la biologie) et le langage a remplacé le discours (pour la philologie). L'homme, au travers des sciences humaines (qui font partie de l'épistémè moderne), apparaît comme objet de savoir. Toutes ces nouvelles sciences ont changé de nature et de forme, il y a une rupture avec celles qui précèdent.

Dans la modernité, l'homme apparaît comme objet d'étude et c'est là un enjeu épistémologique nouveau et majeur. L'homme comme objet de connaissance se présente sous la forme ambiguë d'une « "anthropologie", entendue comme réflexion générale mi-positive, mi-philosophique, sur l'homme » (Les Mots et les Choses, p.15), ce que Foucault résume dans cette formule choc : « Dans l'analytique de la finitude, l'homme est un étrange doublet empirico-transcendantal » (Les Mots et les Choses, p. 329).

Tel qu'il a été conçu par la philosophie, l'homme est amené, lors de son étude positive, à se transformer en objet, et donc à se dédoubler entre sujet transcendantal et objet empirique.

Pour Foucault, les sciences humaines occupent le terrain que la philosophie a délaissé. Michel Foucault leur assigne trois domaines : la région psychologique, la région sociologique et la région de la littérature et des mythes. Mais, par la suite, Foucault accusera les sciences humaines d'une volonté de maîtrise qui serait le masque du pouvoir. Il va alors développer l'idée d'une subordination du savoir au pouvoir qui le conduira à abandonner la notion d'épistémè.

4. Le point de vue archéologique change la définition

Avec l'approche dite « archéologique », il ne s'agit pas de retracer un cheminement, mais d'exhumer une archive fondatrice. L'étude structurale synchronique est dite maintenant archéologique, ce qui évoque l'archéologue qui fouille une strate correspondant à une époque. Michel Foucault, dans une interview faite par le philosophe Fons Elders en 1971, affirme que, dans Les Mots et les Choses, il a employé la méthode archéologique consistant à comparer des domaines du savoir différents (biologie, économie, linguistique du XVIIe au XIXe siècle) et montrer comment ces domaines obéissent à des lois ou des règles communes qui les font communiquer entre eux. Il s'agit de différencier ce travail de ce qu'il est convenu de nommer l’histoire des idées et le terme d'« archéologie » note cette différence.

L'archéologie décrit les événements culturels selon leur disposition manifeste : elle dit comment les configurations internes à chaque connaissance se modifient, elle analyse les changements de référents empiriques, elle étudie leur situation les unes par rapport aux autres, elle montre les grands principes organisateurs de l'espace général du savoir. L'archéologie du savoir c'est : « la pensée se ressaisissant elle-même à la racine de son histoire » (Les Mots et les Choses, p. 230). 

Dans l’ouvrage éponyme, L’Archéologie du savoir, Foucault différencie énoncé, formation discursive et archive. Les énoncés organisés en formations discursives présentent une homogénéité. Il y aurait un « système général de la formation et de la transformation des énoncés » (L'Archéologie du savoir, p. 171). Le rôle de l’archéologie est de mettre à jour ce système de transformation qui serait « la condition de possibilité des énoncés » (à côté d’autres conditions, logiques, psychologiques, grammaticales, qui ne sont pas prises en compte).

Dans une interview du 09/05/1969, l'auteur insiste pour définir les formes, le fonctionnement et la pratique du « discours » comme l’objet propre de l’archéologie. Cette pratique aurait une autonomie par rapport à la pensée conceptuelle et eu égard aux aspects sociaux, économiques et politiques. Il s'agirait de rendre compte de « ce que les hommes font lorsqu’ils parlent ».

Finalement, Michel Foucault réinterprète le concept d’épistémè à l’aune des « formations discursives ». L’épistémè serait

« l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés ; le mode selon lequel, dans chacune de ces formations discursives, se situent et s’opèrent les passages à l’épistémologisation, à la scientificité, à la formalisation ; [...] L’épistémè, ce n’est pas une forme de connaissance ou un type de rationalité qui, traversant les sciences les plus diverses, manifesterait l’unité souveraine d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque ; c’est l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discursives » (L’Archéologie du savoir, p. 250).

Les distinctions énoncé/proposition/discours utilisées viennent de la philosophie du langage anglophone. L'étude des archives de Michel Foucault, faite par David Simonetta, montre que « la réflexion de Foucault se trouve inscrite à l'intérieur du cadre large des débats anglais sur la philosophie du langage » (L'Archive archéologique du savoir. Les Sources anglophones (positivisme logique, logique, philosophie du langage), p. 254.).

Mais, d’un autre côté, dans la même Archéologie du savoir, Michel Foucault écrit que « l’étude archéologique est toujours plurielle » (L’Archéologie du savoir, p.205) et inclut les aspects institutionnels, les pratiques, le politique, l’économique, la démographie, etc. Dans ce cas, on quitte le champ discursif pour celui des pratiques (actions concrètes et fonctionnements sociaux). Ceci concerne aussi l'épistémè, car les sciences (définies comme formations discursives ayant franchi le seuil de scientificité (p. 244)) dépendent de pratiques qui les confrontent à la réalité et de la place sociale qui leur est politiquement allouée. On sent une hésitation de Foucault quant à la possible autonomisation de ce qu'il nomme les « formations discursives ».

Foucault recentre le concept d'épistémè sur les aspects scientifiques, car les manifestations littéraires et artistiques sont plus polymorphes et répondent moins bien à l'idée d'épistémè. Les aspects sociaux, les mœurs, les arts, la mode ne sont pas nécessairement homogènes et concordants et il est difficile de montrer qu'ils répondent à une structure commune sous-jacente. En restreignant l'extension du concept, il devient plus facile à utiliser.

Il revient aussi sur la coupure supposée entre les épistémè successives et parle maintenant de « transformations » pour expliquer le passage de l'une à l'autre. Transformations multiples et pas nécessairement synchroniques. C'est une évolution majeure peut-être à mettre en relation avec les travaux contemporains de Claude Lévi-Strauss (voir : La méthode structurale de Claude Lévi-Strauss). Il faut y associer l'idée d' a priori historique, terme un peu étrange, qui note une oscillation entre fixité et transformation dans le temps, mais surtout la volonté d'un lien entre philosophie et histoire. Il ne s'agit pas de vérités idéelles, transcendantales ou formelles, mais d'identités, de continuités thématiques, de translations de concepts, qui se forment à un moment de l'histoire des formations discursives.

Mais, la mise en avant des « énoncés », des « formations discursives », de « l'archive » déplace le ressort essentiel de l'épistémè vers un matériau discursif assez difficile à situer, car il met de côté les conditions conceptuelles et logiques, de même que les conditions psychologiques, ou linguistiques et grammaticales, qui ne sont pas prises en compte. Les sens du concept est fluctuant.

5. L'épistémè n'est ni l'esprit d'une époque ni un moment de civilisation

Foucault tient à se démarquer des travaux d'épistémologie existant en faisant bien remarquer qu'il ne cherche pas une forme de connaissance, ni un type de rationalité qui, traversant les sciences les plus diverses,  manifesteraient l’unité d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque, mais plutôt « l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discursives » (L’archéologie du savoir, p. 250).

Le concept d'épistémè est certes critiquable, mais moins litigieux que ceux classiquement utilisés d' « esprit » ou de « mentalité » qui sont pris dans des ambiguïtés sémantiques importantes. Le terme d'époque est un terme historique qui individualise une période du temps en associant des aspects sociaux avec le maintien d'un régime politique particulier. Les époques historiques ne correspondent pas forcément aux évolutions de la pensée. L'esprit d'une époque est une notion vague à caractère socioculturel. L'époque situe un moment de l'histoire, mais celui d'esprit a un sens trop flou pour servir de repère dans l'histoire de la pensée.

Une épistémè n'est pas un moment de civilisation (bien que Foucault y fasse allusion), notion qui a une acception encore plus vaste que celle d'époque historique. On peut considérer le processus de civilisation comme une modification de la sensibilité et du comportement humain allant dans un sens d'une plus grande tempérance et d'un meilleur auto-contrôle. Certaines évolutions sociales provoquent une interdépendance grandissante entre les hommes qui donne naissance à un ordre spécifique imposant une transformation des mœurs et de la culture (que l'on nomme civilisation).

L'épistémè, quant à elle, se limite à la façon de penser savante en tant qu'elle prend une forme particulière à une époque donnée. Elle est incluse dans le processus civilisationnel, mais ce dernier la dépasse. La pensée doit être historicisée, car elle dépend du contexte civilisationnel dans lequel elle se forme, mais quoique sans l'exclure, Foucault ne s'intéresse pas à sa détermination sociale, il cherche à montrer l'existence d'un ordre autonome à la pensée et au discours.

Décrites au départ comme discontinues et élaborées dans une perspective étrangère à l'histoire des idées (mais Foucault ne précise pas laquelle) les épistémè sont finalement replacées dans la continuité temporelle. Concernant la « discontinuité » entre épistémè Michel Foucault réintroduit l’histoire et le passage de l'un à l'autre au travers de l'idée de transformation. Dans une réponse à une question il dit :

« absolument pas question de substituer une catégorie, le « discontinu », à celle non moins abstraite et générale du « continu ». Je m’efforce au contraire de monter que la discontinuité n’est pas entre les événements un vide monotone et impensable, qu’il faudrait se hâter de remplir (deux solutions parfaitement symétriques) par la plénitude morne de la cause ou par l’agile ludion de l’esprit ; mais qu’elle est un jeu de transformations spécifiques, différentes les unes des autres (avec, chacune, ses conditions, ses règles, son niveau) et liées entre elles selon les schémas de dépendance. L’histoire, c’est l’analyse descriptive et la théorie de ces transformations » ( « Réponse à une question », Dits et écrits, p. 680).

6. Critiques des résultats de Michel Foucault

On peut faire plusieurs critiques :

- Foucault reste flou sur la structure qu'il prétend définir, tout comme sur son origine (ni sociale, ni biologique, ni logique). La manière dont émerge la nouvelle épistémè est « énigmatique » dit Foucault (Les Mots et les Choses, p. 113). Il ne propose pas de formalisation de la structure supposée.

- Les trois ensembles (Renaissance, classique, moderne) décrits par Foucault sont constitués au prix de certaines distorsions dans les faits. Une épistémè, vue comme matrice unique, pousse à forcer les données, car certains aspects de la culture ne rentrent pas dans le cadre ainsi délimité.

- Dans Les Mots et les Choses, Foucault qualifie le passage d'une épistémè à l'autre de « discontinuité », de « mutation­ », « d’événement radical », de « rupture ». Ces termes sont imposés par la pensée structuraliste qui veut que l'on saute d'une structure à l'autre, chacune formant un tout homogène. Si les épistémès sont distinguables, le passage de l'une à l'autre sans enchaînement, par rupture brusque, paraît douteux.

- Le recentrage sur les « énoncés », les « formations discursives » qui seraient déterminés par un « système de transformation » autonome suppose que les énoncés et discours jouiraient d'une sorte d'autonomie. La définition de ces concepts est imprécise et l'extension vaste. Il est possible que les « arbres de dérivation énonciative" (L'Archéologie du savoir, p. 192) régissant les énoncés soient indépendants de la rationalité, mais jusqu'à quel point ?

- Dit autrement, on peut regretter que Michel Foucault néglige le passage des « formations discursives » vers une pensée conceptualisée. Passage qui constitue ce qu'il désigne par « seuil d'épistémologisation » et « seuil de scientificité  » (L'Archéologie du savoir, p. 244), mouvement qui les ferait s'intégrer à l'épistémè considérée cette fois-ci au sens restreint de « condition de possibilité des sciences ». Il suppose que les concepts émergeraient des formations discursives (L'Archéologie du savoir, p. 86-87)

- On note une ambiguïté et des oscillations entre une approche structuraliste et celle inspirée de la philosophie du langage anglophone. Le rôle des concepts et des rationalités en jeu au sein d'un ensemble épistémique historiquement déterminé est mis de côté, probablement au titre « d'affranchir l'histoire de la pensée de la sujétion transcendantale» (L'Archéologie du savoir, p. 215).

Ces réserves ne doivent pas masquer l'intérêt de la tentative foucaldienne. La manière de décrire les différentes épistémès peut être critiquée, mais ne disqualifie pas l'idée générale d'épistémè. Il s'agit d'individualiser un socle formateur, un « a priori historique » des savoirs, en recherchant la structure d'arrière-plan qui façonne les connaissances. Ce procédé donne une intelligibilité aux mutations culturelles (ou, au moins, incite à en chercher une). Il met en évidence le caractère collectif et partagé du savoir.

Après le travail de Michel Foucault, il paraît évident qu'à un moment de l'histoire et dans une culture donnée, les connaissances savantes sont relativement homogènes, puis changent pour se recomposer d'une autre manière à l'époque suivante. Les deux manières d'envisager l'évolution des idées, soit comme un progrès finalisé par leur état actuel, soit dans une perspective idéaliste par la contemplation-réalisation d'idées éternelles, paraissent, après le travail de Michel Foucault, peu pertinentes.

Il est certain que, d'une époque à l'autre, on ne pense pas de la même manière, car la vision du monde change fortement. Georges Canguilhem note

« ce ne serait pas un mince mérite, si la lecture de M. Foucault insinuait au cœur de l'histoire des sciences la peur généralisée de l'anachronisme» («Mort de l'homme ou épuisement du cogito », in Critique, 1967).

Peut-on utiliser et faire évoluer le concept d'épistémè bien qu'il ait été délaissé par Michel Foucault ? Probablement oui et de différentes manières. Nous ferons quelques brèves suggestions qui demanderaient à être développées.

7. Un emploi précis du concept d'épistémè est-il possible ?

L'idée d'épistémè est intéressante au sens où elle peut être associée au point de vue holistique en épistémologie voulant que tout concept fasse partie d'un ensemble au sein duquel il prend son sens et qu'il existe une intelligibilité du système que l'on peut restituer. Par contre, le point de vue structuraliste implique, s'il est appliqué avec dogmatisme, des discontinuités radicales entre les épistémès, ce qui est contestable. Michel Foucault est revenu aussi sur ce point dans L'Archéologie du savoir et a admis l'existence de continuités ainsi que sur l'extension à donner au concept qui est problématique et présente de graves difficultés.

Si on veut identifier des époques épistémiques distinctes au cours desquelles des ensembles cohérents se forment, certaines objections sont à discuter :

- Il y a des problématiques qui traversent toutes les époques et ne sont pas propres à une épistémè. Par exemple, la question « qu'est-ce que l'homme ? » est une question permanente de la philosophie depuis Aristote. On ne peut pas prétendre que l'homme soit "une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente, et peut-être sa fin prochaine" (Les Mots et les Choses, p. 398). L'interrogation sur l'homme traverse les époques. Il vaudrait mieux dire que, selon l'épistémè en cours, on répondra à la question de l'homme en mobilisant des ressources conceptuelles et des objets de recherche différents. Ce qui apparaît avec la modernité, ce sont de nouveaux objets de connaissance concernant l'homme.

- Il y a des courants de pensée qui ne sont pas homogènes à l'épistémè d'une époque. Cette objection, d'évidence exacte, n'est pas rédhibitoire. Des aspects hétérogènes n'empêchent pas que des ensembles cohérents se constituent et qu'une originalité épistémique persiste pendant un temps au sein de la culture scientifique constituant une sorte de socle pour la pensée et la pratique des sciences. Cet ensemble est prégnant – même si des auteurs (et parfois un même auteur dans certaines parties de son œuvre) y échappent –.

- La restriction de l'extension aux relations que les sciences d'une époque entretiennent entre elles ne résout pas le problème de l'unité supposée, car Michel Foucault s’aperçoit finalement que :

« Or, ces relations ont ceci de particulier qu’elles sont si nombreuses, si complexes, si hétérogènes aussi, qu’il n’est pas possible de les décrire toutes et de les déployer entièrement dans un seul plan ; l’épistémè ne se totalise pas ; elle est l’élément à l’intérieur duquel on peut décrire les rapports entre différents discours scientifiques » (L’Archéologie du savoir, p. 250).

Pour finir, nous serions tentés de donner trois traits qui permettraient de caractériser ce que Michel Foucault a voulu cerner avec le concept d'épistémè.

Ce sont d'abord les conditions de possibilité du savoir dans une culture à une période historique donnée. Le monde savant raisonnerait à partir d'une vision du monde qui définit des problématiques obligées, des objets de la connaissance précis, des manières de théoriser contraignantes. Décrire une épistémè, c'est retrouver et résumer la cohérence de ces manières de penser et de pratiquer qui saturent l'espace intellectuel à un moment historique.

Il y a eu ensuite la réinterprétation du corpus par un nouveau matériau (les énoncés et formations discursives) qui semblait plus propice à donner une cohérence au propos. Simultanément, Foucault a renoncé à son ambition de montrer l'existence de totalités culturelles. Il y eu, enfin, la restriction au discours scientifique. L'épistémè ainsi conçue tenterait d'expliciter la formation des sciences conçues comme formations discursives ayant franchi le seuil de scientificité au sein d'une épistémè (L’Archéologie du savoir, p. 244).

Conclusion

L'un des rôles de la philosophie consiste à interroger la façon dont les savoirs se constituent. Dans ce cadre, Foucault fait une proposition intéressante, celle de mettre en avant des ensembles épistémiques homogènes et structurants pour les différents savoirs d'une époque, qu'il nomme épistémè. Ce concept invite à concevoir la pensée avec et dans l'ensemble épistémique auquel elle appartient.

Le concept d'épistémè impose comme principe de précaution épistémologique de ne pas attribuer naïvement des significations récentes aux écrits du passé. S'il y a bien des épistémès distinctes, cela implique que la même notion ne signifie pas la même chose dans l'Antiquité, à la Renaissance et de nos jours. Cela signifie qu'il est abusif d'interpréter les discours du passé selon les concepts du présent, et, tout au contraire, qu'il faut à apprendre à penser comme ceux qui nous ont précédés au sein de leur époque.

L'attitude foucaldienne implique la recherche d'une cohérence historique à un moment donné. Il n'est ni le seul, ni le premier, à le proposer mais il le fait d'une manière particulière. C'est une historicisation qui insiste sur les discontinuités et cherche une explication de type structuraliste ou systémique. Révéler l’historicité de la pensée se heurte à l'accusation d'historicisme. Historiciser une pensée n'empêche pas d'en discuter la validité et ne conduit pas au relativisme. Mettre en évidence qu'un concept est le fruit d'une structure épistémique en rapport avec son époque n'empêche pas de juger de sa validité et de son utilité.

 

Bibliographie :

Canguilhem G., « Mort de l'homme ou épuisement du cogito », in Critique, XXIV, 242, Juillet 1967.

Dreyfus H, Rabinov P., Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.

Elias N., La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.

Foucault M.,

Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966.

Entretien avec Madeleine Chapsal, La Quinzaine littéraire, mai 1966.

L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1968.

Entretien filmé avec Fons Elders, 1971.

Entretien filmé avec Noam Chomsky, 1971.

Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1972.

Entretien (1972), « La justice populaire », publié dans Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 1994.

Entretien (1977), « Le jeu de Michel Foucault », publié dans Dits et écrits III, Paris, Gallimard, 1994.

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L'auteur :

Patrick Juignet