Revue philosophique

Les fourvoiements de la philosophie

 

La philosophie emprunte parfois des voies qui l’éloignent d’une pensée rationnelle et partageable. On doit, le lui reprocher, si l’on souhaite qu’elle produise un savoir utile à tous. Nous qualifions de « fourvoiements » les manières de penser qui produisent des énoncés indémontrables et le plus souvent assez obscurs.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Les fourvoiements de la philosophie. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/philosophie-metaphysique-ideologie-sophistique.

 

Plan de l'article :


  • 1. Les désaccords en philosophie
  • 2. La métaphysique
  • 3. L’idéologie
  • 4. La sophistique
  • 5. Le verbalisme et l'abstraction vide
  • 6. La généralisation du vécu
  • 7. Les dérives conceptuelles
  • Conclusion : la philosophie comme connaissance

 

Texte intégral :

1. Les désaccords en philosophie

René Descartes écrivait en 1637 dans la première partie de son Discours de la Méthode :

« Je ne dirai rien de la philosophie , sinon que voyant qu’elle a été cultivée par les plus brillants esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles , et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; » (Descartes René, Œuvres et lettres , Paris, Gallimard NRF, 1953, p. 130).

Quelques siècles plus tard, Jacques Bouveresse note en 2008 :

« Le cas de la philosophie soulève la question de la valeur et du crédit qui peuvent être accordés à une discipline qui n’est apparemment jamais parvenue à décider aucune des questions dont elle s’occupe et ne semble pas plus près aujourd’hui qu’hier de réussir à le faire ». (Bouveresse Jacques, Cours au collège de France, cours 4, 2008).

Citons aussi Angèle Kremer-Marietti :

« Qu'il s'agisse du fil de l'histoire ou du panorama d'un époque, on peut dire que la division et le désaccord règnent en philosophie » (Kremer-Marietti Angèle, « Philosophie et sciences », in Épistémologiques, Philosophiques Anthropologiques, Paris, L'harmattan, 2005).

La controverse est utile à l’édification du savoir, mais elle devrait pouvoir trouver, au bout d'un certain temps, une résolution dans un cadre rationnel.

Thomas Kuhn remarque dans La structure des révolutions scientifiques (Paris Flammarion, 1970, p. 223) que dans les disciplines non scientifiques, les écoles se multiplient. Elles mettent en question les buts, les normes et même les principes fondamentaux des écoles concurrentes. C’est bien la cas en philosophie. On y trouve un cumul et une juxtaposition de doctrines très sophistiquées et inconciliables les unes avec les autres.

Voilà un étrange phénomène, car la philosophie est traditionnellement identifiée à un savoir rationnel au service de la vérité. Y aurait-il plusieurs vérités sur un même sujet ? Doit admettre des affirmations aporétiques, ce qui défierait le principe de non-contradiction. Y aurait-il en philosophie des rationalités concurrentes aboutissant à des vérités contradictoires ? Y a-t-il des domaines du savoir sans vérité possible ? La philosophie s’occupe-t-elle de sujets trop complexes pour pouvoir trancher ? Est-elle grevée par un défaut de méthode produisant des assertions contraires, en particulier dû au manque de références empiriques vérifiées.

Certains auteurs contemporains connus et ayant produit des œuvres considérables ont abandonné la philosophie tels Norbert Elias, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Jean Piaget. Dans Tristes Tropiques  Claude Lévi-Strauss indique pourquoi a délaissé la philosophie pour l'anthropologie. J’ai appris en classe de philosophie, écrit-il, :

« que tout problème grave ou futile peut être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles … et les renvoyer dos à dos grâce à une troisième », le tout rendu possible par l’utilisation « d’artifices de vocabulaire » et par  « l’art du calembour » (Lévi-Strauss Claude, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, pp 54-56).

Dans ces jeux intellectuels, « il n’y avait plus de référent », c’est-à-dire de données empiriques bien établies. La philosophie, dans ces conditions, n’est pas l’auxiliaire de l’exploration scientifique, « mais une sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-même ». Son cas est particulier, il décrit une philosophie rongée par la rhétorique et la sophistique ?

Jean Piaget a aussi partiellement quitté la philosophie. Il parle de sa « déconversion » philosophique et note :

« Que tant de philosophes se donnent le droit de parier de tout sans méthodes de vérification, cela ne date pas d'hier (1) et ne regarde qu'eux. Qu'ils présentent le produit de leur réflexion comme une connaissance et même comme une forme supérieure de savoir, cela est plus grave et il est surprenant que les spécialistes de toutes les disciplines en développement ne réagissent pas davantage contre un tel programme, dont les réalisations n'ont jamais connu de progrès véritable. Mais qu'ils en viennent de plus en plus à s'en prendre à la science elle-même, avec une sévérité directement (et non pas inversement) proportionnelle au carré des distances qui les séparent d'elle, il en résulte une obligation pour chacun de réagir. (Sagesse et illusions de la philosophie, Paris, PUF, 2 éd. 1972, p. 87.)

Descartes a affirmé :

« Il vaudrait mieux ne jamais étudier plutôt que de s’occuper d’objet si difficiles que, ne pouvant distinguer le vrai du faux, on soit obligé on soit obligé d’admettre pour certain ce qui est douteux, attendu qu’en ce cas il y moins d’espoir d’accroître sa science que de la diminuer ». Règles pour la direction de l’esprit Règle II, Descartes René, Œuvres et lettres , Paris, Gallimard NRF, 1953, p. 39).

Alors que le doute existe, Descartes a continué à faire de la philosophie avec l’ambition d’y remédier, de produire des connaissances assurées en y réfléchissant suffisamment, des fondements à partir desquels il serait possible de démontrer d’une façon certaine une foule de propositions (Ibid.). Mais est-ce possible ? 

Dans un de ses cours au Collège de France (Cours 21 ; 2008-2009), Jacques Bouveresse se demande ce qu’il faut faire à l’égard de doctrines philosophiques dont on est convaincu qu’elles sont fausses ? Il évoque Orman Quine à ce propos.

« …  Quine n’a aucun doute sur le fait que la philosophie doit être considérée comme ayant pour objectif la recherche de la vérité, au sens usuel du mot « vérité », et il ne fait manifestement pas beaucoup de différence entre la considérer comme une recherche de cette sorte et la pratiquer, sinon de façon scientifique, du moins dans un esprit scientifique. Cela soulève évidemment la question de savoir de quelle façon on doit se comporter à l’égard de thèses et de doctrines philosophiques dont on est convaincu, comme cela arrive tout de même assez souvent, qu’elles sont fausses et même absurdes ».

Jacques Bouveresse cite alors directement Orman Quine :

« Il faudrait une représentation équilibrée des philosophies rivales, insiste-t-on. Certes, si l’on retient uniquement l’histoire et la sociologie de la philosophie ; ou l’histoire et la sociologie de la religion. Mais pour qui s’adonne à la philosophie dans un esprit scientifique, comme à une quête de la vérité, pratiquer la tolérance envers une philosophie mal pensante serait aussi absurde que pour un astrophysicien tolérer l’astrologie… » (W.V.O. Quine, Quiddités. Dictionnaire philosophique par intermittence).

Puis, Bouveresse reprend :

« Mais justement la philosophie ne semble réellement comparable, ni à une science, ni à une religion. Ses propositions ne sont pas ou en tout cas ne devraient pas être des articles de foi. Et même s’il peut exister parfois entre une doctrine philosophique et une autre des différences qui semblent plus ou moins comparables à celles qui existent entre l’astrophysique et l’astrologie, le philosophe qui estime, en l’occurrence, être dans la position de l’astrophysicien, ne dispose pas, il s’en faut de beaucoup, de moyens comparables aux siens pour affronter son adversaire avec l’espoir de réussir à le réduire au silence … »

Nous voilà perplexe ! Toute connaissance philosophique serait-elle impossible ? La thèse que nous voulons défendre est plus nuancée. Si elle évite certains errements, la philosophie peut apporter un savoir à vocation de vérité. Mais, n’y a-t-il pas un danger à définir des « errements », ce qui sous-entendrait un « droit-chemin » ? N’est-ce pas là une attitude excessivement normative et finalement impossible vis-à-vis de la philosophie ?

Il y a bien un danger de limitation et de rigidité dans une telle attitude, mais il y a un plus grand danger encore à laisser dire n’importe quoi et à le déclarer « philosophique ».  Ce serait décrédibiliser cette discipline qui peut apporter une contribution décisive à la connaissance de l'Univers selon son procédé propre, qui est réflexif et critique. Pour ceux qui souhaitent emprunter le chemin de la connaissance philosophique, quelques repères peuvent être utiles. Plutôt que de traiter le problème en général, nous allons voir les orientations communément admises de la philosophie qui la rendent douteuse.

2. La métaphysique

L’attrait ou la répugnance pour la généralité indémontrable remonte probablement aux origines de la philosophie. On peut, par exemple, faire référence à Xénophon opposant Socrate (qui s’abstenait de discuter de la nature de toutes choses) aux sophistes examinant comment le cosmos a pu naître, et selon quelles nécessités se produisent les phénomènes célestes (Xénophon, Mémorables, I, 1, 10-12).

C’est à Kant que l’on doit la critique moderne (et décisive) de la métaphysique. Pour Kant, nous ne pouvons connaître le monde que par notre expérience et par notre raison appliquée aux données de l’expérience. En effet, nous n’accédons pas directement à l’être en soi, au réel, qui est une supposition. Prétendre discourir directement et de manière abstraite sur l’être comme le fait la métaphysique est vain. Autrement dit, les propositions transcendantes transgressent les conditions de possibilité de la connaissance et se révèlent, par conséquent, être des illusions. La connaissance valide dépend de l’expérience qui seule permet d’appréhender la réalité.

Le Cercle de Vienne a proposé une démarcation entre les énoncés qui portent sur des données empiriques et les énoncés ne se référant à rien en ce monde. Force est de constater qu’une partie de la philosophie parle de manière abstraite d’objets qui n’existent pas, c’est-à-dire fait de la métaphysique. Il y a plusieurs types de métaphysiques, qui, d’ailleurs, se mélangent et se superposent souvent, la métaphysique « fantastique », la métaphysique « généralisante » et la métaphysique « subjectiviste ».

La métaphysique fantastique est la forme traditionnelle la plus répandue, car elle fait partie des dogmes religieux qui connaissent depuis les origines de l’humanité un succès jamais démenti. Ses thèmes sont le surnaturel, les dieux, l’âme, les esprits, les anges et démons, la vie après la mort (le paradis et les enfers), etc. Ces idées sont connues par révélation ou croyance et peuvent parfois faire l’objet de développements rationnels. Elles participent aux grands mythes explicatifs de chaque culture. La métaphysique subjectiviste consiste, en partant de notions ordinaires, à les remanier par une méditation personnelle, pour en faire des discours abstraits. Elle concerne soi, l’autre, le sujet, la liberté, la mort. Ces idées sont connues par une intuition intellectuelle qui les pose d’évidence pour être justes et effectives. Le résultat est un pseudo-savoir qui porte sur un ultra-monde chimérique. 

La métaphysique donne du sens et c’est même ce qui motive son succès. Ce sens sert à enchanter le monde, à lutter contre l’angoisse devant l’absurdité et l’immensité (Blaise Pascal en donne un exemple), à se consoler des difficultés de la condition humaine (l’impuissance et l’ignorance, la souffrance et la mort).  Le discours métaphysique, quoique sans objet légitime, a la prétention d’en avoir un et de dire des Vérités. Par ce fait, il embrouille le jugement et il pose des problèmes sans solution. Une bonne partie de la philosophie, occupée à la métaphysique, s’éloigne ainsi du réel pour se perdre dans une vaine abstraction.

3. L’idéologie

Le terme d’idéologie a été forgé par Destutt de Tracy dans son Mémoire sur la faculté de juger (1796), pour éviter ceux de métaphysique et de psychologie. Il désigne, selon cet auteur,  la science dédiée à l’analyse des sensations et des idées.  Mais, cette doctrine n’était pas vraiment scientifique et, de plus, avait aussi une visée politique de réforme de la société. C’est ce deuxième aspect qui a prévalu dans l’usage.

Pour Ludwig Feuerbach, auteur de l’Essence du christianisme (1841), l’idéologie est l’ensemble, plus ou moins cohérent, de représentations, de valeurs et de principes moraux, que génère une société. Elle apporte un réconfort aux hommes déchirés par les difficultés de la vie. C’est dans cette perspective que nous nous situerons. Par l’idéologie, les individus traduisent involontairement leur condition sociale, leurs aspirations, leurs frustrations. Une idéologie n’est pas neutre politiquement, elle poursuit un but, même si elle prétend le contraire, qui est la défense des intérêts du groupe social ou d’un État.

L’idéologie peut se définir comme un ensemble d’opinions partagées formant un récit qui exerce ses effets au-delà de la sphère privée. C’est une pensée asservie par les nécessités inhérentes à l’action collective. Elle est véhiculée et fréquemment réitérée par les membres du groupe, ce qui influence son contenu (qui se simplifie) et sa forme rhétorique (qui se codifie). Une partie de la philosophie s’emploie à reprendre et à donner une forme cohérente à l’idéologie. En cela, elle perd son exigence de vérité, elle reprend des croyances adossées à des intérêts, elle falsifie la réalité en fonction d’une utilité politique supposée. « L’idéologie est toujours marquée par une falsification déterminée par certains intérêts » (Elias N., Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 135).

Une idéologie est orientée socialement et politiquement, elle poursuit un but qui est la défense (plus ou moins efficace d’ailleurs), d’un groupe social ou d’un État. En cela, l’idéologie est trompeuse. Une idéologie ne recherche pas la connaissance, elle est normative, elle veut imposer des manières d’être et des manières de faire. La force affective de l’idéologie fait qu’elle s’impose à la rationalité et que la philosophie devient parfois son faire-valoir. On pourrait supposer qu’il existe des idéologies positives, comme l’idéologie des Lumières qui prône la diffusion du savoir et critique la tyrannie. Malheureusement, les idéologies sont le plus souvent utilisées par les partis politiques et les États pour manipuler les populations et les utiliser.

Capital et idéologie (Paris, Seuil, 2019) de Thomas Piketty, est une illustration parfaite de notre propos. C'est une étude des discours justifiant les inégalités. Thomas Piketty revient sur le passage des sociétés « ternaires » aux sociétés de propriétaires au XIXème siècle, élargissant son exploration aux sociétés esclavagistes, coloniales, communistes, postcommunistes de divers pays. Il montre ainsi que, de tous temps et en tous lieux, des récits ont permis aux élites de justifier les inégalités. Ces récits idéologiques ne sont pas philosophiques, ce sont des fictions utilitaires et intéressées. Il s'agit d'un changement de registre qui fait entrer dans la conflictualité sociale et doit être situé comme tel. 

Il n’y a pas de société sans idéologie. Nous vivons dans un océan idéologique au sein duquel, selon les pays et les époques, des dominantes se créent. Mais ce n’est pas sans avoir le grave inconvénient de provoquer des illusions. Un rôle utile de la philosophie serait d’apporter une distance critique par rapport à l’idéologie dominante et éventuellement de faire des propositions argumentées pour contrer les dérives malheureuses qu’il constate. Plutôt qu’une idéologie, il se doit de proposer une autre réponse au besoin social d’une forme discursive partagée, un énoncé ou récit philosophique, qui sera rationnel, appuyé sur des connaissances empiriques reconnues et ne sera pas inféodé à des intérêts particuliers. Ce serait peut-être l’une des tâches des philosophes que de proposer des récits cohérents qui font le lien entre le bien commun, les valeurs (éthiques et morales), le savoir scientifique et les exigences politiques.

4. La rhétorique et la sophistique 

La rhétorique ou art de bien parler ne présente pas en soi d’inconvénient. Mais, dès le début de la philosophie, la rhétorique mise au service des opinions les plus diverses, est apparue comme un danger. Platon le premier s’en est ému. Le problème vient de la subordination et du remplacement de la réflexion conceptuelle par les formes langagières, ce qui permet de défendre toutes les opinions, vraies ou fausses. La sophistique aidée par l'art oratoire présente de beaux discours, habiles, sophistiqués, convainquant, qui remplacent la recherche de la vérité.

Simultanément, la rigueur démonstrative disparaît. C’est une philosophie ordinaire qui s’intègre dans le paysage intellectuel du moment, une philosophie grise située entre deux eaux. Elle navigue entre intuitions, approximations, généralisations, interprétations, faute de s’appuyer sur une information sérieuse et des raisonnements rigoureux. La rhétorique, en donnant une forme savante et convaincante aux opinions communes et à l’idéologie, forge une pensée vaine, sans vérité, ni rationalité. De cette philosophie grise jouant avec les mots, les paradoxes et les contre-vérités alléchantes, la post-modernité en a montré de nombreux exemples. Elle peut prendre le dessus et évincer la véritable philosophie.

La sophistique peut prendre la forme d'affirmations jouant sur l'argument d'autorité, sans démonstration, ni information vérifiée. « Notre société produit des schizos comme du shampoing Dopou des autos Renault, à la seule différence qu’ils ne sont pas vendables » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977, p. 292). Il s’agit là d’une affirmation fausse et d’une grande trivialité. Un grand nombre d’études scientifiques concordantes ont montré que le taux d’apparition de la schizophrénie est identique, quel que soit le type de société. Que les « schizos » soient produits « comme du shampoing » signifie une production industrialisée, propos d’une sottise navrante, car les facteurs de la maladie sont multiples (voir : Les schizophrénies). Au titre de leur position dominante, ces auteurs affirment péremptoirement, sans appuyer sur des savoirs empiriques sérieux (dans le cadre de leur idéologique de dénonciation de la société occidentale).

L’usage prédominant de la rhétorique en philosophie a été dénoncé par Claude Lévi-Strauss. On peut citer dans Tristes Tropiques (Paris, Plon, 1955, pp 54-56) le passage où il indique pourquoi il a quitté la philosophie, envahie par la sophistique. J’ai appris en classe de philosophie, écrit Claude Lévi-Strauss,  « que tout problème grave ou futile peut être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles […] et les renvoyer dos à dos grâce à une troisième », le tout rendu possible par l’utilisation « d’artifices de vocabulaire » et par  « l’art du calembour »,  prenant la place de la réflexion. Dans ces jeux intellectuels, « il n’y avait plus de référent », c’est-à-dire de données empiriques bien établies. La philosophie, dans ces conditions, n’est pas l’auxiliaire de l’exploration scientifique, « mais une sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-même ».

5. Le verbalisme et l’abstraction vide

Par verbalisme, nous désignons un usage naïf et immédiat du langage, sans tenir compte de ce qu’il a son propre fonctionnement, sa propre histoire et qu’il entraîne parfois la pensée hors de tout raisonnement rationnel. Le verbalisme rend le discours étranger à la détermination conceptuelle. Les sources d’erreurs et de fourvoiements dues au langage sont innombrables. Le langage est à la fois la condition de formation de la pensée et un piège qui l’enferme et l’entraîne là où il veut aller. L’intelligence conceptuelle et le langage ne jouent pas le même jeu. La formulation de la première ne pouvant aller sans le second, les jeux s’emmêlent et produisent des errances et des impasses. Wittgenstein a consacré la seconde partie de son œuvre à dénoncer les pièges du langage. Un linguiste comme Chomsky a bien montré la différence entre le langage et la pensée conceptuelle.

De manière simple, on constate que les termes ont des acceptions différentes et trompeuses, qu’ils ont parfois une extension métaphorique ou métonymique qui les font dériver loin du sens initial.  Un sens mal défini peut aboutir à des implications inverses à partir du même mot. Certains mots sont lourdement connotés et font implicitement référence à un arrière-plan qui modifie le sens. Certaines notions « valises » gomment les distinctions conceptuelles indispensables. Un même terme, selon qu’il a un usage empirique ou ontologique, change radicalement de sens. Enfin, un concept se définissant par rapport aux autres, son emploi demande que les autres soient précisés pour qu’il ait un sens précis. Une philosophie qui emploie directement le langage ordinaire sans faire un travail d’élucidation et de clarification est vouée aux impasses et aux apories.

Fréquemment associée au verbalisme, l’abstraction vide emploie des concepts généraux abstraits eu égard à des situations concrètes. Comme exemple de ce type de discours, citons un propos d’un auteur connu : « le propre du Grec est d’habiter l’Être et d’en avoir le mot. Déterritorialisé,  il se reterritorialise sur sa langue, le verbe être ». On rejoint ici la métaphysique sous une forme non plus transcendante, mais généralisante. On parlera de manière abstraite de concepts généraux sur des thèmes comme l’indéterminé, la forme, l’absolu, la matière, l’inconditionné, l’être, la race, la langue, l’infini, ou encore des thèmes nés de la juxtaposition des précédents comme l’ontologie de l’altérité, la dialectique du même et de l’autre. Il s’agit d’idées générales et abstraites sans appui sur les connaissances empiriques. C’est la prétention à connaître directement par la pensée pure abstraite, ce qui conduit parfois à rien, mais parfois à de terribles méprises et des conduites désadaptées (comme l’adhésion au national socialisme de Heidegger).

6. La généralisation du vécu

Selon Ludwig Wittgenstein le philosophe doit soigner en lui les maladies de l’entendement (Remarques sur les fondements des mathématiques, Paris, Gallimard, 1983, p. 252). Parmi celles-ci, il y a la transformation de l’expérience vécue en métaphysique. C’est l’une des manières pour la philosophie de se fourvoyer. Il est assez évident qu’il s’agit là d’une rationalisation, dont on ne voit pas comment elle pourrait constituer un mode de connaissance adéquat de la réalité et encore moins fonder une métaphysique. Comme exemple on peut donner la transformation de l’expérience commune d’avoir un corps et un esprit en une métaphysique dualiste avec sa cascade incessante de justifications et de réfutations.

Un autre errement tient à la généralisation du vécu. La philosophie est, dans un certain nombre de cas, une réponse à des expériences marquantes. Pensons à Blaise Pascal et à son angoisse devant les deux infinis, l'angoisse également chez Søren Kierkegaard, la volonté chez Arthur Schopenhauer, l'espoir chez Martha Nussbaum, etc. Mais quel est ce type de réponse et quelle valeur a-t-elle ?  Nous dirons que c'est un récit qui donne sens au vécu qui l’explicite, mais ce récit est personnel et partageable seulement de manière limitée.

La phénoménologie intéressante comme description et explicitation du vécu, se fourvoie lorsqu'elle se double d'une prétention transcendantale à se penser elle-même et à donner le résultat comme un accès à l'essence des choses.

Autre exemple, celui de Markus Gabriel qui nous dit avoir élaboré sa philosophie (le nouveau réalisme) à partir d’une expérience subjective :

« Le présupposé absolu de la pensée occidentale jusqu’à nos jours, c’est l’existence du monde, l’existence d’une totalité dont nous sommes une part. Je nie cela. Comment cette réflexion a-t-elle surgi ? D’où vient cette idée saugrenue en apparence ? Peut-être de mon enfance ; je pensais déjà que mon expérience du monde avait quelque chose d’illusoire » (Markus Gabriel, Interview 2014).

Il va donc proposer une philosophie très argumentée ou tout existe sauf le monde et considérer cet existant comme constitué par des domaines du sens.

Le problème vient de ce qu'un vécu, assorti d'une intuition, ne renseigne que sur la personne qui le vit et nullement sur la réalité empirique et encore moins sur le Monde qui est une abstraction ontologique. C'est une affaire personnelle. Le monde vécu est une bulle de subjectivé qui dépend de la personnalité et ne donne aucune information objective.

Dans un certain nombre de cas, à partir d'une réflexion sur le vécu, s'instaure une cascade de conséquences qui font sortir de la philosophie pour entrer dans l’idéologie. Ce glissement est bien illustré par Martha Nussbaum qui passe d’une philosophie de l’espoir à des opinions sur le rôle de l’art, de la religion, et sur le service civique, considérés comme des pratiques utiles pour entretenir l’espoir et améliorer la société (Nussbaum Martha, The Monarchy of Fear, Simon & Schuster, New York, 2018). La proposition de Nussbaum de « cultiver l'espoir » rejoint la philosophie comme mode de vie, mais aussi l'idéologie puisqu'elle débouche sur des prescriptions sociales.

7. Les dérives conceptuelles

La dernière errance que nous avons identifiée, concerne l’utilisation de concepts savants (philosophiques ou scientifiques) dévoyés de leur usage spécifique par une application à n’importe quelle situation. Cette pratique aboutit à des propos insensés, car les concepts sont utilisés hors de leur domaine de validité. Les concepts savants s’appliquent dans des circonstances précises et ont une extension limitée. S’ils sont utilisés dans d’autres circonstances et avec une extension vaste et indéfinie, les chances qu’ils soient pertinents sont nulles.

Dans cette lignée, on peut citer l’irréalisme post-moderne qui s’est appuyé sur l’épistémologie constructiviste caricaturée. Ce courant prétend que si les objets de connaissance sont construits par un processus actif, on n’a pas affaire à des choses présentes dans la réalité. Appliqué à la vie courante, cela conduit à relativiser la réalité au point de considérer qu’elle serait notre construction (constructionnisme). Cette extension est inconsidérée. Ce constructivisme intégral suppose que la réalité n’existe que par l’activité qui la construit. C’est un genre de scepticisme qui met l’existence concrète en doute. Maurizio Ferrari décrit le constructivisme intégral de la manière suivante : « dès lors que la connaissance est intrinsèquement construction, alors il n’y a pas de différence de principe entre le fait que nous connaissons l’objet X et que nous le construisons » (Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014, p. 41). Le constructivisme absolu se heurte à l’évidente résistance de la réalité ; nous ne la fabriquons pas ex nihilo et à notre guise. Dans la vie de tous les jours, la réalité, conformément au bon sens, doit être considérée de manière réaliste. On a typiquement le dévoiement d’un concept valide et intéressant, mais qui, poussé à sa limite, devient absurde. Le constructivisme n’implique pas un scepticisme quant à la réalité.

L’utilisation de concepts scientifiques de manière inappropriée au sein de discours à prétention philosophique participe de ce type de dévoiement.  « Doit-on dire que la vice-diction va moins loin que la contradiction sous prétexte qu’elle ne concerne que les propriétés ? En réalité, l’expression « différences infiniment petites » indique bien que la différence s’évanouit par rapport à l’intuition […] Ce qu’on montre en disant que dx n’est rien par rapport à x, ni dy par rapport à y, mais que dydx est le rapport qualitatif interne, exprimant l’universel d’une fonction séparée de ses valeurs numériques particulières ». J’ai cité Deleuze. (Deleuze G., Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 66.) L’utilisation des dérivations mathématiques n’a aucun sens dans ce contexte à part faire savant. On verra un peu plus loin qu’il faut « opposer dx à non A comme le symbole de la différence (differenzphilosophie) à celui de la contradiction – comme la différence en elle-même à la négativité » ( Ibid., p.221). Ce sont les impostures intellectuelles dénoncées avec raison par Alan Sokal et Jean Bricmont (Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997).

Une partie de la philosophie est grevée par la volonté délibérée d'utiliser des concepts hors de leur contexte, comme si n’importe quel concept convenait à tout sujet et que, pour philosopher, il suffisait de faire un discours en les utilisant. C'est négliger qu'il y a des domaines de validité pour la pensée savante et ils sont étroits. On ne peut légitimement exporter sans précautions des concepts hors de leurs champs d'application sauf à tenir des propos aberrants. C’est malheureusement un mode discursif, prétendument philosophique assez répandu.

Conclusion : La philosophie comme connaissance

On l'aura compris nous défendons une philosophie rationnelle et en adéquation avec la réalité,  aboutissant à la production d'un savoir utile. Les différentes formes de pensée que nous avons décrites détournent la philosophie de la recherche d’une vérité argumentée et rationnelle en adéquation avec la réalité. Elles la font entrer dans la zone grise où elle se confond avec le discours ordinaire et s’intègre dans le flot des opinions et des rêveries métaphysiques qui, non seulement ne permettent pas de connaître la réalité, mais en plus y substituent de fictions trompeuses.

Le rôle de la philosophie n’est pas (ne devrait pas être) d’amplifier le gigantesque flot d’opinions-croyances-idéologies-religions qui baigne l’humanité, mais au contraire d’apporter des butées, des digues, par une argumentation rationnelle, documentée, appuyée sur des données empiriques fiables. Elle se doit aussi de proposer un savoir réaliste et des récits adaptés qui donnent du sens à la vie humaine, tout en faisant contrepoids aux mythes et aux idéologies trompeuses qui nous entourent. « On ne devrait ni s’abuser soi-même, ni abuser les autres avec des mythes » affirme à juste titre Norbert Elias (Elias N. Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 55).

 

Bibliographie :

Bouveresse J., Collège de France, Cours 4 et 21, 2008-2009.

Deleuze G., Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.

Descartes R., Œuvres et lettres, Paris, Gallimard NRF, 1953.

Elias N. Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991.

Ferrari M., Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014.

Kremer-Marietti Angèle, « Philosophie et sciences », in Épistémologiques, Philosophiques Anthropologiques, Paris, L'harmattan, 2005.

Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970, 

Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.

Piaget J., Sagesse et illusions de la philosophie, Paris, PUF, 1972.

Piketty Th., Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.

Sokal A., Bricmont J., Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

Wittgenstein L. Remarques sur les fondements des mathématiques, Paris, Gallimard, 1983.