Patricia Churchland et la neurophilosophie

 

La neurophilosophie (Neurophilosophy) étaye son propos sur les neurosciences. Sur la base des connaissances et des modèles que ces dernières nous fournissent, elle pense pouvoir questionner l'ensemble des problèmes philosophiques usuels. Il s'agit alors de comprendre plus précisément de quelle manière, et selon quel projet, Patricia Churchland entend faire de la philosophie - sans oublier que sa neurophilosophie est aussi une manière de considérer l'Homme, une anthropologie philosophique.

 

Pour citer cet article :

Mehyaoui, Selma. Patricia Churchland et sa neurophilosophie. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/patricia-churchland-neurophilosophie.

 

Plan :


  1. Nature de la neurophilosophie
  2. Le projet d'une Neurophilosophy
  3. Enjeux de la Neurophilosophy 
  4. Conclusion

 

« L'âme aide le corps, et à de certains moments le soulève.
C'est le seul oiseau qui soutienne sa cage. »
       Victor Hugo, Les Misérables,  Partie III - Livre V - Chap. II

 

Texte intégral :

1. Nature et projet de la neurophilosophie

Posons tout d'abord la question de la nature de la neurophilosophie, en tant que pratique philosophique. Patricia Churchland revendique pour la neurophilosophie qu’elle soit une manière (puis, même, nous le verrons, si nous suivons sa logique jusqu’au bout, la manière) de faire de la philosophie, et non pas une philosophie particulière (à l’instar du taoïsme ou de l’existentialisme, par exemple). Nous nous attacherons particulièrement, dans cette première étape, à souligner la différence entre la neurophilosophie, exhibant le cerveau comme résultat de la réduction qu’elle défend (au sens traditionnellement admis de ce terme en philosophie des sciences - voir Nagel 1935), et la neuroscience comme science particulière ayant pour objet le cerveau. La différence est importante car si les neurosciences ont un objet, le cerveau, la neurophilosophie, en tant que pratique philosophique, n’en a pas et c’est-là sa richesse. Ultimement, la neurophilosophie étaye son propos d’arguments neuroscientifiques sans se priver de questionner n’importe quel objet classique du questionnement philosophique usuel.

Une fois cerné le statut de la neurophilosophie en tant que projet philosophique, il nous revient ensuite de questionner les dynamiques propres que cette discipline nouvelle instancie entre les deux champs qu’elle met en relation, qu’elle lie intrinsèquement. En quoi la proposition neurophilosophique annonce-t-elle une interfaçon des neurosciences et de la philosophie (façon de la philosophie par les neurosciences, d’abord, dans les limites et les modalités du questionnement que ces dernières autorisent la première à embrasser ; façon des neurosciences par la philosophie, ensuite, cette dernière étant un point d’orgue façonnant à l’initiative de recherche et de spéculation des neurosciences, qu’elle inscrit dans une chaîne noétique et téléologique lui donnant un but, un horizon, à la fois ambitieux et exigeant) ?

Enfin, ainsi mieux renseignés quant aux bornes conceptuelles d’une part, historiques d’autre part, qui aident à cerner et définir le champ de la neurophilosophie en tant que projet philosophique, nous pourrons nous atteler à l’ultime question qui sera celle des limites de cette discipline : la neurophilosophie finit-elle là où les neurosciences s’achèvent ? Une fois sondés, exhaustivement, les arcanes du cerveau, la neurophilosophie aura-t-elle épuisé les termes de son enquête ? Ne fonderait-on pas, avec cette pratique, un nouvel anthropocentrisme aux contours éminemment périlleux ? Nous examinerons ces questions, et tenterons de dépasser la tentation du lieu commun et de la lecture hâtive de la proposition churchlandienne.

2. Le projet d'une Neurophilosophy

Parler de projet philosophique, c’est avant tout parler de projet. Un projet est caractérisé par un but, ainsi que par des moyens, qu’il déploie pour parvenir à ce but. Un dictionnaire des synonymes annonce, pour le terme « projet » : « dessein », « plan ». Avec Patricia Churchland, c’est bien de cela dont il s’agit. Bien sûr, un projet, pour tenir la route, doit dialoguer avec son environnement épistémique (on formule un dessein, ou trace un plan, dans tel ou tel environnement, quelque part ; ce sera l’objet de la seconde partie que de questionner cette dimension, les dynamiques qui la travaillent), doit s’inscrire dans une Histoire, qu’il perpétue ou au sein de laquelle il prétend faire révolution ; enfin un projet doit pouvoir au moins minimalement résister aux critiques, éprouver sa solidité face à ces dernières.

Projet donc, assurément. Le but : la réduction des états mentaux aux états physiques 1 et, à terme, à une réduction de la philosophie, à une formulation en termes de neurosciences. Peut être même mais aussi la quantification progressive de la philosophie et son rapprochement de la physique. Les moyens : les neurosciences elles-mêmes et la sociologie, par étapes successives. Jean-Pierre Changeux avait ouvert la voie en 1983, soit trois ans avant la première édition de Neurophilosophy, en publiant L’Homme neuronal. Contrairement à Patricia Churchland, il ne proposait pas dans son ouvrage une revue systématique des esquisses philosophiques passées et de l’épistémologie qu’elles impliquent 2.

La philosophie spécule sur une réalité dont nos sens et notre esprit sont les prismes de la formulation : le problème épistémologique est donc central en philosophie, pour peu que l’on admette de recentrer la question de la connaissance du monde à celle de la possibilité de la connaissance du monde. Patricia Churchland utilise ce glissement de la philosophie générale à l’épistémologie pour introduire les neurosciences comme fondamentales dans son projet :

« The fondamental epistemological question from Plato onward is this: How it is possible for us to represent reality? How is it that we can represent the external world of objects, of space and time, of motion and color? How do we represent our inner world of thoughts and desires, images and ideas, self and consciousness? Since it is, after all, the nervous system that achieves these things, the fundamental epistemological question can be reformulated thus: How does the brain work? »3.

Mais, pour fondamentales qu’elles soient, les neurosciences sont aussi plurielles. Comment l’unité de la philosophie survit-elle à la réalité diffractée des pratiques neuroscientifiques ? Justement, la richesse du projet churchlandien tient aussi à sa compatibilité avec plusieurs courants qui traversent la neuroscience contemporaine. Par exemple, en filant la métaphore de la machine, Patricia Churchland autorise plusieurs écoles à se greffer à son projet :

« Nervous systems are information - processing machines , and in order to understand how they enable an organism to learn and remember, to see and problem solve, to care for the young and recognize danger, it is essential to understand the machine itself »4.

Ici, se formule une intelligence de l’intelligence compatible aussi bien avec une certaine acceptation du fonctionnalisme (différentes fonctions sont détaillées, «to learn and remember, to see and problem solve »), qu’avec le computationnalisme (elle parle de « machine », et plus précisément de « information-processing machines »). Fonctionalisme et computationalisme sont parfois réunis en une même possibilité : « functional principles might be implemented by (…) a parallel architecture » 5.

Notons que l'on lit parfois que Churchland serait radicalement anti-fonctionnaliste. Il faut bien lire le neuvième chapitre de Neurophilosophy pour comprendre que ça n'est pas le cas :

« The thesis that mental states are identified in terms of their abstract causal roles in the wider information-processing system is the core conception that makes functionalism functionalism, and it is entirely neutral on the question of reducibility »6.

Ce que Churchland ne souhaite pas retenir du fonctionnalisme habituel, c’est son accointance avec la psychologie usuelle :

« Mental states may be functional states, but this does not imply that the specification of their functional profile based in folk psychology is correct, either in general or in detail »7.

C’est la « folk psychology » donc, et l’homunculus que la psychologie ordinaire implique, qui est rejetée ; mais la psychologie sérieuse, elle, détermine les orientations de la fouille physiologique (en fait, la physiologie est première ontologiquement (puisqu’il y a réduction), mais seconde épistémologiquement).

Le paradigme connexionniste est également évoqué car,  « to understand what the brain does, it is necessary to understand the connections between neurons »8. Enfin, l’intelligence fonctionnaliste de notre système cognitif doit passer par une connaissance fine, à degré de granularité le plus précis possible, des mécanismes les plus fins du cerveau mais aussi de son architecture structurelle, « understanding structure is essential for figuring out theories of function »9.

Pour Churchland, les paradigmes des diverses neurosciences pourraient se concilier, et œuvrer ensemble à un objectif noétique, gnoséologique, commun. En cela sa neurophilosophie suppose une unité paradigmatique de la recherche en neuroscience, en vue d’ une connaissance la meilleure possible des mécanismes du cerveau.

Cette solidité du terrain épistémique sur lequel se bâtit la neurophilosophie lui assure une multiplicité de champs empiriques dans lesquels investiguer, multiplicité qui est bienvenue. En effet, l’enjeu est crucial : il s’agit, par l’expérience, de palier les défauts de l’empirisme logique relevés par la thèse Quine-Duhem (qui pointent les limites de la falsifiabilité popperienne et du vérificationnisme du fait de la présence d’hypothèses annexes non exhaustivement énumérables) et mettant en échec la toute puissance du seul déroulé logique sur la base d’observations premières. Le temps de l'observation doit être plus important, plus déroulé, plus étiré, plutôt que d’être ce seul « premier pas », fini et circonscrit, que met en avant la théorie déductive-nomologique ou la falsifiabilité. Les défauts de l’enquête scientifique proposée par l’empirisme logique sont pointés par Patricia Churchland, qui reprend à son compte l’héritage Quine-Duhem pour en appeler à un empirisme attentif et minutieux dont le premier objet d’observation est le cerveau lui-même, précisément en tant que moyen de l’observation :

« These were problems that clearly could not be solved within the framework of logical empiricism. One view is that the answers are to be found not by a priori pondering or by linguistic analysis but by empirical investigation wherever relevant. If, by means of psychology, history of science, and neuroscience, we can determine how the brain conducts its epistemic/cognitive business, then we can proceed to get a theory concerning how to maximize efficiency in that business and hence how to maximize rationality in scientific inquiry »10 .

La viabilité du socle sur lequel se bâtit la neurophilosophie semble garantie par la cohabitation de plusieurs disciplines : la psychologie, l’histoire des sciences et la neuroscience. Ainsi, il s’agit d'être assurer de ne manquer d’aucun étai. Mais, si nous avons progressé en nous rassurant quant à la viabilité et à la cohérence du terrain épistémique sur lequel se bâtit le projet churchlandien, laquelle cohérence vient d’une compatibilité possible avec les divers courants des neurosciences et avec diverses pratiques scientifiques ou méta-scientifiques, reste à qualifier la philosophie de Patricia Churchland. 

Une dénomination fut proposée pour qualifier le travail de Patricia Churchland, le plus souvent assimilé à un « même » plus étoffé de celui de son mari Paul. De façon générale, tous deux sont ramenés à l’école du « matérialisme éliminatif » par les commentateurs, laquelle école trouverait racine dans les travaux de Paul Feyerabend (1924-1994) ou Richard Rorty (1931-2007).

Si la filiation existe, et est revendiquée dans Neurophilosophy par des citations en exergue (cf. chapitre 7) ou des références précises, nous pensons qu’il y a néanmoins confusion quant à la radicalité de la réduction churchlandienne de la psychologie à la neuroscience, ou plutôt quant aux plans sur (et dans) lesquels elle opère. Parle-t-on d’une réduction épistémique, d'une réduction ontologique, ou les deux ?

La philosophie proposée par Patricia Churchland (nous ne parlons donc pas ici de Paul Churchland, son époux), n’est pas si radicale vis-à-vis de la psychologie que le résument les commentaires. C’est la « folk psychology » qui est visée, pas la psychologie tout court. En outre, il est notable que le réductionnisme churchlandien n’évacue pas, sur le plan épistémique, les degrés supérieurs (i.e. psychologiques, anthropologiques, moraux). Il y a réduction sur le plan ontologique, mais pas nécessairement sur le plan épistémique.

Churchland glisse un premier commentaire à ce sujet dans son livre Neurophilosophy :

« The degree to which culture and education overlie such hard-wired dispositions as exist is also an empirical question, not to be settled by culturally selective anthropology or species- selective ethology. Assuming that not all social behavior is hard wired , then the educational and cultural overlay we choose is a function of what we value , and this , finally, is a moral matter »12.

Contrairement à ce que l’on peut lire dans bien des commentaires, si ce n’est dans tous les commentaires, le réductionnisme churchlandien n’est donc pas un physicalisme tel qu’il irait jusqu’à réfuter la pertinence épistémique de la strate psychologique :

« psychology and neuroscience will need to cooperate and co-evolve, if a successful theoretical framework is to emerge »13.

Autrement dit, s’il y a réduction ontologique de la strate psychologique à la strate neurobiologique, il n’y a pas réduction épistémique. En cela, nous nous mettons en porte à faux avec la lecture qui est faite par Michael Esfeld dans La philosophie de l’esprit, une introduction aux débats contemporains (Armand Colin, 2012), et qui explique que l’on ne pourrait, ne devrait, même pas parler de « réduction » puisque le plan psychologique serait purement et simplement nié (il n’y aurait donc rien à réduire). D’ailleurs, nous n’avons compté qu’une petite dizaine d’occurrences de l’épithète « eliminativist » dans Neurophilosophy, ramassée sur deux pages. Churchland n’en fait ni un chapitre, ni un trait saillant à ce point crucial qu’il devrait s’imposer comme l’ultime étiquette de son travail. Elle utilise les termes de matérialisme éliminatif ou d’éliminativisme pour qualifier la théorie de son époux Paul, laquelle elle s’attache il est vrai à défendre contre les objections courantes d’auto-réfutation.

Au contraire, nous lisons sous la plume de Churchland une nuance importante et qui est bienvenue pour promettre à l’investigation neuroscientifique un horizon téléologique qui dépasse les atomes de son vocabulaire, et qui soit formulé dans les termes d’une théorie macroscopique plus qualitative que quantitative, et plus immédiatement intelligible. La neurophilosophie de Churchland n’est donc pas un plaidoyer pour la fin de la psychologie, mais un appel à une psychologie plus (lucidement) renseignée. Ce qui est décrié, ce n’est pas tant la psychologie en soi que la « folk psychology », à laquelle il faut préférer une psychologie éclairée par le recueil de données empiriques sur le cerveau :

« Such data seem to me crucially relevant in coming to understand how deficient folk psychology really is »14.

Dans le même temps, s’il n’y a pas réduction radicale sur le plan épistémique, il y a bien évidemment réduction sur le plan ontologique : Patricia Churchland, fidèle à sa volonté d’un étai empirique à sa démarche, déduit du cas limite des cerveaux scindés (cas où les deux hémisphères sont séparés l’un de l’autre par lésion - «split-brain subjects») que la question de la conscience, d’un « soi » immatériel dont le cerveau unitaire serait le lieu de la réalisation physicochimique, est problématique. Voici ce qu’elle nous dit :

« our familiar conceptions, such as "center of consciousness" and ’’self", do not have the empirical integrity they are often assumed to have »15.

La quête ontologique prend donc les atours d’une entreprise scientifique sous l'égide du matérialisme, qui pétend être, plus qu’une manière de philosopher, la manière de se montrer à la hauteur de l’ambition du philosophe. Ce qui sous-entend que le philosophe qui n’aura pas fait ses classes en biologie ou en neurosciences, en physique ou en mathématiques, est mal armé pour comprendre l’intimité de l’être…

3. Enjeux de la Neurophilosophy 

Sagesse de la connaissance 

 Citons Alain : « La vraie méthode pour former la notion de philosophie, c'est de penser qu'il y eut des philosophes» (in Éléments de philosophie, Gallimard.). Nous avons vu que Patricia Churchland est fidèle à l’adage, en passant en revue une grande partie des philosophes qui auront écrit le legs auquel elle doit tant. Pourtant, il y a autre chose, propre à la neurophilosophie, qui lui garantit une dynamique interne vive et constante : un supplément d’âme, oserons-nous dire, qui en fait toute la sève. Ce surplus cinétique à la pratique neurophilosophique, nous l’identifions à l’interaction interne entre le « neuro » et le « philosophie », entre la science du cerveau et l’amour de la sagesse (philo-sophia en grec) : l’un se fait but, horizon, pour l’autre - et réciproquement. Et un double mouvement s’entretient qui garantit l’inertie propre du couple ainsi formé.

La neuroscience tendrait vers plus de sagesse, parce qu’elle augmente notre savoir et réduit la part d'ignorance. C’est un vieux thème stoïcien que de supposer que la connaissance peut délivrer des passions et des tourments nés de la lutte vaine contre le fatum. Ici, le fatum est physique. Le fatum est legs biologique, héritage génétique, nécessité biochimique. Le comprendre et l’accepter, c’est pouvoir viser la béatitude, la félicité sage de la connaissance, la sagesse en somme. 

Mais cette sagesse elle-même n’est pas sans but : et nous disons qu’elle ne peut qu’inviter la pratique de la neuroscience. Boucle téléologique, la neuroscience sert la sophia et la sophia sert la neuroscience. Car si Aristote nous dit que « la fin ultime, c'est le bonheur » (Ethique à Nicomaque), alors comprendre le cerveau comme lieu du bonheur, lieu des joies et des sourires de l’âme, c’est gagner en force sur le chemin de la félicité ultime et, parce que moyen, cette connaissance devient but pour la philosophie. L’amour de la sagesse implique un intérêt pour le substrat matériel de nos extases, la philosophie doit inviter la neuroscience, elle est prélude à son entreprise, motivation en même temps que dessin des buts. C’est alors que la boucle est bouclée, et que la dynamique vertueuse du couple « neuro »-« philosophie » peut se mettre en marche pour ne jamais s’arrêter.

Le neuro en position centrale

Mais peut-on, comme nous semblons l’avoir fait à l’instant, décrire la neuroscience et la philosophie comme deux astres qui tourneraient l’un autour de l’autre, mus par une dynamique interne au couple qu’ils formeraient ? N’y a-t-il pas plus que cette cinétique newtonienne dans la donnée de ce duo ? La fusion des deux disciplines n’implique-t-elle pas interfaçon ? Bien sûr, notre première approche aura péché par naïveté : ç’aura été l’enfance de notre raisonnement, une première étape. Car nous allons plus loin. Nous affirmons que la philosophie change la neuroscience et que la neuroscience change la philosophie. Ce qui nous semble particulièrement remarquable, c’est également que l’explanandum devient explanans : le cerveau devient intéressant en tant que medium de la compréhension du monde lorsque la neuroscience en faisait l’objet de son investigation. Parce que ce glissement s’opère, et la neuroscience et la philosophie doivent accepter de changer un peu.

La neuroscience, d’abord, parce qu’en tant que connaissance de l’intime de ce qui fonde notre subjectivité et notre agentivité, elle doit intégrer les apports des sciences cognitives de manière désormais obligatoire, non négociable, dans une perspective noétique qui dépasse la description du simple mécanisme. La philosophie l’y contraint avec l’exigence de sens qu’elle formule. Les cours au Collège de France de Stanislas Dehaene proposent un bel exemple de ce que peut être une neuroscience au fait de l’enjeu qu’elle incarne. Patricia Churchland ne manque pas de prêter à son projet une ambition révolutionnaire, proche de cet hubris du philosophe qui nous est si familier. De cette révolution à venir, elle nous dit : « In its power to overturn the "eternal verities" of folk knowledge, this revolution will be at least the equal of the Copernican and Darwinian revolutions »16. C’est donc la possibilité d’une rupture et d'un nouveau paradigme, au sens de Kuhn, qu’elle nous annonce pour les neurosciences.

La philosophie, ensuite, change à son tour. Elle change parce qu’elle infléchit son critère de validité des explications : l’exactitude au regard des neurosciences devient cruciale, et le cadre expérimental fourni par la neuroscience devient précisément l’instance de la croix, l’expérience cruciale , de la proposition philosophique de tel ou tel système. 17 Comme nous le suggérions, cela implique donc que le philosophe soit formé à la compréhension de l’explication scientifique, maîtrise les atomes du langage de la science, et l’acception universitaire selon laquelle la philosophie serait du côté des humanités, des disciplines dites « littéraires », en est alors grandement bousculée (en fait, c’est la confiscation du terme d’ « humanités » par les cursus « littéraires » qui est problématique : Patricia Churchland souligne ce non-sens au onzième chapitre de son livre Neurophilosophy).

Enfin, l’interfaçon a lieu aussi dans le langage. C’est la fin de l’empirisme logique qui affranchit des rigidités et de la circularité de l’expérience comprise par le prisme du langage commun :

« empirical discoveries in psychology, neuroscience, artificial intelligence research, and so forth, [can] mold and shape and perhaps transmute the language of the mental » 18.

s’enthousiasme Churchland.

Interfaçon il y a donc, entre les neurosciences et la philosophie dans le couple-fusion que forme la neurophilosophie. Interfaçon féconde, allant de pair avec une cinétique interne inertielle et intarissable. Nous aimons cette idée d’une pratique philosophique qui soit d’avance prémunie contre le sur place et le statisme, et c’est sans doute à Patricia Churchland que revient le mérite d’en avoir esquissé les grands traits avec autant de précision.

Une philosophie naturaliste

Enfin, et puisque nous avons vu quelques tenants neuroscientifiques comme philosophiques de ce que pourrait être une critique possible de la neurophilosophie en tant que projet philosophique, reste à évaluer si elle manifeste un anthropocentrisme. Il nous semble que ce serait méconnaître le travail esquissé dans Neurophilosophy que de penser que Patricia Churchland cède à ce travers. En effet, nous lisons :

« Neurons of slugs, worms and spiders share a fundamental similarity. There are differences between vertebrates and invertebrates, but these differences pale beside the preponderant similarities. Even our neurochemistry is fundamentally similar to that of the humblest organism slithering about on the ocean floor. What matters here is not that this humbling thought pricks our eminently prickable vanity, but that it reminds us that we, in all our cognitive glory, evolved, and that our capacities, marvelous as they are, cannot be a bolt from the blue. Which means that models for human cognition are inadequate if they imply a thoroughgoing discontinuity with animal cognition » 19.

Ces quelques lignes sont fondamentales. Elles disent le devoir d’humilité de l’Homme que sait formuler Patricia Churchland, lorsqu’elle le ramène à sa contingence évolutive, à la réalité biologiquement complexe et bigarrée de ses ascendances et de ses parentés. Là encore, « Mother Nature » n’est pas loin et dit le caractère magnifiquement accidentel (au sens philosophique du terme, et bien que ce soit là un trait filtré par la sélection darwinienne) d’une adéquation à l’environnement dont le degré de perfectionnement du cerveau humain n’est qu’un des avatars.

Accueillons cette affirmation comme une affirmation de bonne foi, d’autant plus qu’elle revient vingt-quatre ans plus tard dans son oeuvre, à propos des neuro-hormones dont Braintrust nous a livré l’importance toute cruciale : « The lineage of oxytocin and vasopressin goes back about 500 million years, long before mammals began to appear on Earth »59. En tant que mammifères, nous héritons donc d’un arsenal hormonal vieux de plusieurs centaines de millions d’années et antérieur à notre apparition en tant qu’espèce 60, nous rappelle Churchland : peut-on concevoir manière plus franche de balayer tout risque de glisser dans un anthropocentrisme étroit ?

Quel qualificatif adopterait Churchland vis-à-vis de son propre travail ? Au chapitre 6 de Neurophilosophy, Patricia Churchland indique :

« contemporary naturalists (…) argue that the mind is the brain and that empirical science is indispensable to discovering the nature of the mind-brain, including the nature of the "Pure Reason" that Plato thought would lead us to truth »11.

N’est-elle alors pas tout simplement « naturaliste » ?

Nous tenons à cette épithète de « naturaliste », notamment parce qu’il dit un homme situé dans un tout-Nature, lequel fait écho au « Mother Nature » évoqué par Churchland et anticipe une réponse qui pourra être faite au procès en anthropocentrisme qui pourrait être mis en branle. Néanmoins, nous nous devons de préciser que notre position est on ne peut plus marginale,

Conclusion

Un projet philosophique à hauteur d’homme, que celui de la neurophilosophie ? Oui, mais parce qu’à hauteur de Nature. Patricia Churchland n’est pas enfermée dans un rationalisme anthropocentré mais, au contraire, s’émerveille de cette Mère-Nature, « Mother Nature », à laquelle notre destinée d’espèce doit tant. De sa cohérence philosophique à la dynamique interne qu’elle propose, de l’Histoire dans laquelle elle peut s’inscrire aux limites que l’on peut lui trouver, nous aurons vu que la neurophilosophie a quoi qu’il en soit le mérite de faire la part belle à l’émerveillement.

En ce sens, on peut évoquer une filiation cartésienne, certes contrariée par le dualisme des substances du penseur français, mais ô combien suggérée par la proximité esthétique entre la raison observatrice et disséquante (au sens propre comme au sens figuré) de Descartes et l’exploration physicaliste de Churchland : voilà qui nous aura rappelé à quel point l’admiration, la curiosité, l’émerveillement devant la mécanique naturelle, sont au coeur de ce projet.

On pourra choisir de lire dans la neurophilosophie le choix d’un substrat trop réduit, un oubli du corps étendu, une obsession pour le cerveau seul : certes - soit. Néanmoins, le cerveau seul est déjà un continent sans limites : l’intelligence de son intelligence n’admet pas de frontières, il est le socle d’une imagination sans bornes et d’une capacité d’intellection prodigieuse et foisonnante.

 

Notes :

1 Nous précisons dès maintenant qu’il s’agit d'une réduction d’occurrence à occurrence et non pas de type à type (« token to token » plutôt que « type to type ») des états mentaux aux états physiques - cf. Neurophilosophy, chap. 9. Michael Esfeld expliquerait que cela procède de la possibilité de la « réalisabilité multiple » des états mentaux - cf. « La philosophie de l’esprit, une introduction aux débats contemporains ».

2 Jean-Pierre Changeux est neurobiologiste et étudie aujourd’hui plus particulièrement les récepteurs neuronaux de la nicotine. En plus de l’Homme neuronal, publié en 1983 (Éditions Pluriel), nous pouvons citer Matière à penser, co-écrit avec Alain Connes (1989, Odile Jacob) ou encore La Beauté dans le cerveau (2016, Odile Jacob). Il a notamment travaillé avec S. Dehaene sur les substrats neuraux de la notion de « workspace » en sciences cognitives (cf. « A neuronal model of a global workspace in effortful cognitive tasks », Neurobiology, 1998) ainsi que sur la question de la conscience (cf. « Neuronal Mechanisms for Access to Consciousness », The Cognitive Neuroscience, 3rd ed., 2003).

3 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 2 - p.36.

4 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 3 - p.115.

5 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 9 - p.358.

6 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 6 – p.399.

7 Patricia Smith Churchland, in Epistemology in the Age of Neurosciences, The Journal of Philosophy 1987.

8 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 2 – p.115.

9 Plus loin, au chapitre 10, Patricia Churchland parle encore de « co-evolution of functional and structural hypotheses » - p.412.

10 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 6 - p.264.

11 in Neurophilosophy, chapitre 6, page 242.

12 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 2 - p.97.

13 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 4 - p.153.

14 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 5 - p.223.

15 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 5 - p.182.

16 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 11 - p.481.

17 Nous empruntons ces termes au Novum Organum de Bacon (1620).

18 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap.6 - p.275.

18 Nous osons la majuscule spinoziste, ici, puisque Patricia Churchland ne s’en prive pas : cf. par exemple au chapitre 10 de Neurophilosophy.

19 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 2 - p.36.

20 in Patricia Churchland, Touching a Nerve, 2013, W. W. Norton Ed., Chap 4 (The brain behind morality) - p.94.

21 in Patricia Churchland, Neurophilosophy, A Bradford Book MIT Press, 1989, Chap. 2 - p.36.

 

Bibliographie :

Changeux, Jean-Pierre. L’homme neuronal, 1983.
Churchland, Patricia. Braintrust, What Neuroscience Tells Us About Morality, éditions Princeton
University Press, 2011.
Churchland Patricia. Epistemology in the Age of Neurosciences, in The Journal of Philosophy, 1987.
Churchland, Patrica. Neurophilosophy, Toward a Unified Science of the Mind-Brain, éditions MIT
Press, 1989.
Churchland, Patricia. Touching a Nerve: The Self as Brain, éditions W. W. Norton, 2013.
Descartes, René. Traité de l’Homme, in « Oeuvres et lettres », éditions de la Pléiade.
Descartes, René. Traité des passions de l’âme, in « Oeuvres et lettres », éditions de la Pléiade..
Esfeld, Michael. La Philosophie de l’esprit, une introduction aux débats contemporains, éditions
Armand Colin, 2012.
Mill, John Stuart. Système de logique déductive et inductive, Livre VI, Chap 4, 1843.