Le paysage épistémique de la modernité

 

Nous allons nous intéresser aux motifs de la coupure entre nature et culture, corps et esprit. Cette coupure est caractéristique du paysage intellectuel de la modernité. Elle oriente la recherche et se retrouve dans les institutions.

We will focus on the reasons for the disconnect between nature and culture, body and mind. This break is characteristic of the intellectual landscape of modernity. It guides research and is found in institutions.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Le paysage épistémique de la modernité. Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/episteme-moderne.

 

Plan de l'article :


  1. Une nature explicable
  2. Le dualisme et la coupure du monde
  3. Matérialisme contre idéalisme
  4. La prudence ontologique (phénoménisme et positivisme)
  5. Une esquisse de la modernité

 

Texte intégral :

1. Une nature explicable

Le naturalisme présente plusieurs aspects. Ici, nous parlerons du naturalisme rationnel pour lequel l’Univers est déterminé et exempt de surnaturel, si bien que la raison humaine est susceptible de l’expliquer. Le naturalisme exclut de la réalité la possibilité de causes occultes, de providence ou d’interventions divines ; il considère que le fonctionnement de la nature est autonome. Cette manière de voir le monde, ce récit philosophique naturaliste, est né avec le XVIIe siècle et il a eu des développements divers.

Le naturalisme rationnel se divise en deux branches distinctes. Dans la ligne du cartésianisme, il se conjugue avec la croyance en la substance et, dans la lignée newtonienne, il adopte une vision mécaniste qui réduit le monde à un espace où les corps subissent des forces. Dans les deux cas, les explications s’essaieront à être rationnelles afin de découvrir les lois de la nature. Le modèle newtonien se contente d’une approche factuelle et rationnelle qui se cristallisera dans le positivisme.

L’idée d’une nature déterminée s’impose progressivement au XVIIe siècle. La nature forme un univers homogène, si bien que ces lois sont valables partout. Le déterminisme s’énonce selon la causalité ou par les lois universelles. Dans la conception mécaniste largement répandue, l’univers, tel une horloge, fonctionne selon des lois immuables dans un temps neutre qui s'écoule de manière uniforme et continue.

La modernité philosophique et scientifique nous met en garde contre une partie de la réalité qui serait illusoire, la réalité sensible. Celle-ci doit être mise de côté pour accéder à la vraie réalité, celle des qualités premières. On trouve cette opposition entre qualités premières et qualités secondes chez Descartes et Locke. Le compliqué, le coloré, le sonore sont remplacés par la simplicité d’un espace étendu peuplé de masses se déplaçant au gré des forces. C’est le monde de Newton et de la science moderne en général.

« La nature est soumise à des lois mathématiques dont le déploiement détermine à jamais son futur comme il a déterminé son passé » 1 . C’est merveilleusement le cas en astronomie. De Kepler à Laplace, il a été établi que les planètes et les étoiles obéissent à une inexorable mécanique parfaitement réglée. Les évolutions des corps matériels dans l’espace étant réversibles, tout peut revenir à l’identique au fil du temps. La vision mécaniste de l’univers donne l’idée d’un monde susceptible d’un éternel retour.

Leibniz énonce, à la fin du XVIIe siècle, l’idée de raison suffisante qui sera reprise dans le récit moderne sous la forme suivante : rien n’est sans raison et, par conséquent, tout a une explication. Cette possibilité d’un monde explicable est un soutien puissant pour la démarche scientifique. La raison n’a pas à abdiquer devant les problèmes difficiles, car ils sont potentiellement résolubles. L’idéal scientifique d’élucidation totale de l’univers participe du grand récit de l’occident.

Au-delà de la vertu pratique et programmatique de ce principe, on retrouve, en arrière-plan, la supposition d’un Monde ordonné. C’est sur cet ordre présupposé que s’appuie la possibilité d’une raison suffisante. Cet ordre peut être conçu de diverses manières, soit comme harmonie universelle, soit comme effet du déterminisme, soit comme volonté divine. Quelle qu’en soit l’origine, la conséquence ontologique est celle d’une possible rationalité du réel. Le Monde serait (en soi) rationnel. Avec ou sans Grand Législateur, le monde aurait un ordre rationnel, ce qui débouche sur les différentes formes d’idéalisme de type pythagoricien.

La rationalité du réel est une hypothèse récurrente dans la pensée moderne. Ce principe d’intelligibilité généralisée est porteur pour toute la culture occidentale. Son extension ontologique est une croyance, car supposer un Monde qui serait par lui-même rationnel est invérifiable. Cette croyance a entraîné un abus de logicisme tant en science qu’en philosophie. Elle a poussé la pensée vers un style rigide qui se cristallise dans la vision Laplacienne d’un monde mécanique entièrement prévisible. Dans une réplique célèbre à Napoléon Bonaparte, Laplace répond qu’il n’a pas besoin de Dieu comme hypothèse pour expliquer le système solaire.

Si ce n’est Dieu, ce sera le Démon. Le Démon de Laplace, capable d’observer l’univers entier à un instant donné, peut en reconstituer le passé et le futur avec précision, car le déterminisme absolu permet une prévision parfaite. L’homme n’étant pas Démon, il n’a pas une connaissance de toutes les déterminations et doit se contenter d’une approximation, ce qui justifie le calcul des probabilités. Cela ne signifie pas qu’il y ait du hasard dans la nature. Le hasard est seulement le fruit de notre perception incomplète, il est la mesure de notre ignorance. À ce titre, l’avenir est déjà tracé. C’est à la superficie seulement « que règne le jeu des hasards irrationnels », dit Hegel.

2. Le dualisme et la coupure du Monde

Coupure métaphysique

Il y a eu dans la modernité d’autres propositions métaphysiques à la fin du XVIIIe siècle comme le monisme de Spinoza et la monadologie de Leibniz. Spinoza suppose une unique substance munie de deux attributs. Ces doctrines, qui s’inscrivent dans le grand débat contre le dualisme, ont eu peu d’impact et ne sont pas venues constituer une ligne de force nouvelle.

Gilbert Ryle appelle le dualisme contemporain le « mythe cartésien » ou la « doctrine reçue ». Selon ce mythe,

« tout être humain a, à la fois, un esprit et un corps ou, comme certains préfèrent le formuler, tout être humain est à la fois un esprit et un corps. L'esprit et le corps sont généralement attelés ensemble, mais, après la mort corporelle, l'esprit préalablement associé à un corps peut continuer d'exister et de fonctionner. Les corps humains sont étendus dans l'espace et sujets aux lois de la mécanique qui gouvernent également tous les corps étendus dans l'espace. […] Les esprits, en revanche ne sont pas étendus dans l'espace et leurs opérations ne sont pas sujettes aux lois de la mécanique. [...] lors de l'introspection, l'individu est directement et authentiquement informé des états et des opérations de son esprit. On explique généralement la disparité des deux vies et des deux mondes en disant que les choses-événements qui appartiennent au monde physique, y compris le corps de celui qui parle, sont extérieurs, tandis que les fonctionnements de son esprit sont intérieurs » 2.

Nous compléterons cet énoncé en ajoutant que l’homme, par son esprit, connaît le monde concret. Le savant, comme sujet pensant, ne peut être lui-même matériel, car il serait entièrement déterminé et de même nature que ce qui est à connaître. Si un déterminisme mécanique règle la matière, pour le théoriser, il faut une possibilité d'abstraction soit transcendantale (Kant), soit idéale (néoplatonisme), soit spirituelle participant du divin. Le Sujet pense une nature matérielle extérieure à lui.

Le mot « naturalisme » a été forgé par les théologiens à la fin du XVIIe siècle pour désigner les doctrines qui excluent de la réalité la providence et les interventions divines. La nature, c’est le Monde duquel on aurait retiré le surnaturel, mais pas seulement ; la culture, les conventions, l’art, l’histoire, n’en font pas partie. La notion de nature sous-entend un à côté » de la nature. On en a une illustration parfaite avec Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle chez qui l’opposition nature/culture est exprimée clairement.

La nature est régie par un déterminisme qui répond à des lois mathématiques ou potentiellement mathématisables. Si la nature est fondamentalement horlogère, cela suppose un horloger. La science mathématique ne fait que dévoiler les plans du Grand Horloger. Ainsi, l’homme est situé à la charnière entre l’ordre divin et l’ordre naturel. Le récit moderne, tout en sécularisant la société et la nature, laisse persister le Dieu qui ne nous trompe pas de Descartes, le Dieu horloger des suiveurs de Newton, jusqu’au Dieu qui « ne joue pas aux dés » d’Einstein. Dieu et l’esprit restent indirectement présents par le principe de raison suffisante qui renvoie à une intelligence organisatrice. L’esprit humain est capable d’accéder au point de vue de Dieu sur le monde par le déchiffrement de l'écriture mathématique du monde.

Ce monde naturel de la modernité, Whitehead le décrit dans Science and the modern world comme « de la matière qui se précipite sans fin et sans signification ». La séparation du monde en deux est nommée par Alfred North Whitehead du terme étrange de « bifurcation de la nature » 3. Cette dualisation (bifurcation) commence avec le dualisme cartésien qui introduit un clivage dans le Monde : « il y a les substances matérielles ayant des relations spatiales, et les substances mentales. Les substances mentales sont extérieures aux substances matérielles. Aucun de ces deux types de substances ne requiert l’autre pour compléter son essence » 4. Il y a des entités dont on peut dire qu’elles sont ici dans l’espace-temps et elles sont matérielles ; et il y en a d’autres auxquelles on ne peut attribuer de localisation simple, ce sont les « esprits pensants ».

De cette première séparation en découlent bien d’autres : « Le monde objectif de la science se limitait à un simple matériau spatial ayant une localisation simple dans l’espace et le temps et soumis à des règles définies relatives à son mouvement. Le monde subjectif de la philosophie annexa les couleurs, les sons, les odeurs, les goûts, les touchers, les sensations corporelles, lesquels formaient les contenus subjectifs des pensées de l’esprit individuel » 5

Coupure institutionnelle

Précédemment à la période qui nous occupe, les facultés des arts, au Moyen Âge, distinguaient les arts libéraux du trivium (grammaire, dialectique et rhétorique) et ceux du quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique). On peut y voir une préfiguration de la différenciation entre les études des Littéraires et scientifiques.

À partir de 1808, l’Université réorganisée par Napoléon Iᵉʳ sépare les facultés des Lettres de celles des Sciences – à côté des facultés professionnelles de Droit, de Théologie et de Médecine. Dans les lycées généraux du XXᵉ siècle, l’opposition entre classe de philosophie et classe de mathématique structure profondément le dispositif d'enseignement. 

Les sciences sociales ont commencé à revendiquer une autonomie au milieu du XIXe siècle. Les injonctions à la scientificité dans les domaines de l'Homme et de la Culture, qui ont fait naître les sciences de humaines, les sciences sociales, les sciences de l'esprit ou de la culture, n'ont pas vraiment cassé la division du Monde en deux.

Ce partage des tâches entre la science et la philosophie correspond à ce que C. P. Snow appellera en 1959 « les deux cultures », controverse qui a surtout touché la Grande-Bretagne (Snow 1959, Leavis 1962).

La pensée moderne coupe le monde. On trouve cette coupure dans la série des oppositions traditionnelles esprit/matière, homme/nature, déterminisme/liberté, monde sensible/monde physique, nature/culture. Ces nombreuses coupures se répondent et s’entrecroisent. Que ce soit dans la science ou dans la philosophie, on suppose un sujet unifié d’où partirait la connaissance. Le sujet observe et explique les objets extérieurs situés dans la réalité. La modernité accrédite la coupure métaphysique traditionnelle du Monde entre nature et culture.

Le paysage épistémique ainsi constitué est complexe. Une première coupure sépare deux contrées, l’une idéale, l’autre matérielle, censées se rejoindre en l’homme par un miracle mal élucidé. Une seconde faille sépare la nature et la culture. Elle se traduit par la séparation de la science et de la littérature ; à quoi a succédé la distinction entre sciences de la nature et sciences de la culture, lorsque finalement au XIXe siècle, on a voulu étudier scientifiquement l’homme, la société, la culture et leurs histoires.

Cela s’est traduit par la Methodenstreit, la querelle des méthodes. Elle a opposé, à la fin du XIXe siècle, les partisans d'un abord de type explicatif identique à celui des sciences de la nature, à ceux partisans d'un abord compréhensif, propre aux sciences de l’esprit. Vers les années 1890, la distinction entre comprendre et expliquer érige un clivage des connaissances qui fera date, celui entre sciences de la nature et sciences de la culture. En arrière-plan se situe le problème ontologique fondamental : l’esprit a-t-il une existence ou faut-il le ramener à la matière et au concret ? 

Si les choses ont évolué, la disposition générale des savoirs n’a pas vraiment changé depuis la fin du XVIIIe siècle. La pensée scientifique s’est imposée modifiant tout le paysage culturel occidental. Au cours de cette période, « l’ordre sur fond duquel nous pensons » 6 a gardé le même fondement même si des mutations se sont produites. Les connaissances ont progressé de façon exponentielle, mais le grand clivage dualiste esprit/nature et son effet sur les connaissances empiriques et philosophiques a persisté. La séparation « s’est durcie tout au long du XXe siècle » 7 posant, d’un côté l’étude de la nature, de l’autre celle de l’esprit et de la culture. S’est opéré un « regroupement dichotomique des concepts fondamentaux de toute anthropologie » 8 posant d’un côté l’universel, individuel, l’inné, et de l’autre le particulier, le collectif, l’acquis. La spécificité humaine s’est trouvée écartelée entre la nature et la culture.

3. Matérialisme contre idéalisme

Une manière de résoudre la tension occasionnée par le dualisme, c’est de déclarer l’unicité de ce qui fonde le monde. Cette façon de procéder est souvent appelée monisme. Deux formes de monismes sont venues remanier le paysage épistémique, l’idéalisme et le matérialisme.

L'idéalisme affirme que l'être est primordialement idéel, autrement dit, que la substance constitutive du monde est spirituelle. Les Idées, l'Esprit sont le réel lui-même et ils conditionnent la réalité empirique. L'idéaliste explique la permanence du monde par la substance spirituelle et les idées éternelles. Les aspects factuels et concrets sont la réalisation transitoire des Idées. L'homme, par sa pensée et sous certaines conditions, accède aux idées se réalisant dans le monde ou dans l'Histoire humaine. Le courant idéaliste suppose des idées dans un ultra-monde idéel qui n'est pas le monde naturel fini.

Le cœur du matérialisme tient dans l’affirmation d’une substance unique, la matière. Cette substance se manifesterait factuellement dans l'ensemble de la réalité. Le matérialisme est souvent associé au naturalisme que nous avons vu plus haut. Même s'ils sont traditionnellement liés, le naturalisme n'implique pas le matérialisme, au sens précis de la doctrine affirmant une substance unique.

Le matérialisme a pris des tournures assez différentes. Au XVIIIe siècle, on a affaire à un matérialisme dynamique (non réducteur, qui cherche à comprendre comment la matière peut, par un processus interne, produire la vie, la sensibilité, et la pensée). La question devenant pour les sensualistes et les empiristes : comment, à partir de la sensibilité et plus largement de l’expérience, l’esprit peut se constituer ? Avec Hume, l’hypothèse de l’esprit-substance (l’âme) est rejetée, l’esprit n’existant que comme activité traitant et organisant l’expérience. Des auteurs français comme Helvétius, d’Holbach, Diderot, d’inspiration sensualiste, se rattachent à ce type de matérialisme. Ils considèrent l’esprit comme une activité du cerveau.

Cette attitude conduit Cabanis à affirmer dans Les rapports du physique et du moral (en 1795) que le moral n’est que le physique envisagé d’un certain point de vue, le cerveau produisant la pensée comme le foie produit la bile. Ce rapport de « production » est loin d’être trivial, mais faute d’élaboration, il prend une tournure simpliste. La difficulté tient dans l’analogie, car s’il y a une homogénéité du foie et de la bile, elle n’est pas évidente entre le cerveau et la pensée. C’est un aspect du débat que l’on retrouvera constamment. Le matérialisme a été défendu au XVIIIe siècle par le médecin hollandais Herman Boerhaave (Nature et principes de physiologie, 6 volumes, Londres, 1757-1773), puis par La Mettrie, son élève français, qui publie un ouvrage intitulé L’Homme-Machine en 1748.

Au XIXe siècle, une nouvelle philosophie de l’histoire et de la société prend la forme de l’économie politique. Le matérialisme de Marx et d’Engels participe de cette tendance. Dans son ouvrage, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique (1866), Friedrich Engels souligne que, pour le matérialisme, c’est la nature et non l’esprit qui constitue l’aspect primordial. Pour Marx, les idées (politiques, morales, philosophiques, religieuses…) résultent des rapports de production. Le matérialisme prend la forme d’une dépendance des idées aux conditions concrètes d’existence.

L’alliance du matérialisme et du réductionniste au XXe siècle conduit à une attitude de refus de l’autonomie de la pensée. Situation causée par le cadre du grand débat qui assimile l’esprit-substance à la pensée, car, le refus de l’un entraîne la négation de l’existence autonome de l’autre.

Le paroxysme de l’idéalisme a été atteint par Berkeley (Les principes de la connaissance humaine, 1710). L’idéalisme allemand et britannique, le spiritualisme français sont des courants philosophiques très puissants au XIXe et au début du XXe siècle. Ils pendront diverses formes. L’idéalisme a dominé les universités britanniques (et celles de son empire) pendant une cinquantaine d’années à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. L’idéalisme allemand s’est développé avec les suiveurs de Kant que sont Schelling, Fichte, Hegel. Les différents idéalismes professent une métaphysique qui prétend triompher du dualisme, réconcilier le particulier et l’universel, l’un et l’autre, et constituer un savoir absolu. Le plus influent, Karl Friedrich Hegel, suppose que l’esprit est un principe impersonnel, rationnel et universel qui gouverne le monde.

En France, le courant prend la forme du spiritualisme dans la lignée de Pascal. On trouve Maine de Biran, Ravaisson, Lachelier, Bergson au XIXe siècle. On peut distinguer au moins deux directions au spiritualisme français : pour les uns le spirituel coïncide avec l'intériorité du vital, pour les autres la subjectivité est spirituelle, radicalement différente de la vitalité. Maine de Biran inaugure cette seconde tradition et le bergsonisme est l'épanouissement de la première. L’idéalisme et le spiritualisme n’ont pas eu d’impact dans les approches scientifiques empiriques.

4. La prudence ontologique (phénoménisme et positivisme)

La science newtonienne ouvre la voie à une approche formelle confrontée aux faits, sans avoir à se soucier d’un arrière-plan substantiel ou pas. C’est une manière intéressante de résoudre la tension occasionnée par le dualisme. On déclare ne pas se préoccuper du réel lui-même et se contenter des faits empiriques. Cette attitude, nommée le phénoménisme, a donné le courant positiviste en philosophie et en science. Le corollaire du phénoménisme est un agnosticisme ontologique : on ne se prononce pas sur le réel, sur ce qui est.

Une telle attitude est prônée par des figures influentes telles que Paul Du Bois-Reymond, devenu célèbre à la fin du XIXe siècle. Le discours qu'il prononça lors de sa nomination comme recteur de l'université de Berlin, intitulé Ignorabimus, portait sur la limite de la connaissance dans une perspective d’inspiration kantienne. Ces limites sont constituées par les origines (origine du mouvement, origine de la vie) et par la nature de la substance. Cette attitude est assez largement partagée par la communauté scientifique. Derrière les faits, on peut supposer un être en soi qui échappe à l’expérience directe, et donc à la connaissance scientifique. Cette manière de voir est une interprétation de la doctrine de Kant, un « néokantisme » assez répandu dans l’élite intellectuelle.

Au XIXe siècle, le progrès des sciences et des techniques (électricité, thermodynamique, chimie industrielle…) donne crédit à la philosophie positiviste mise en avant par Claude Bernard et Auguste Comte. Cette philosophie se prononce contre la métaphysique jugée vaine. Le fort impact du positivisme explique pourquoi la métaphysique idéaliste est restée cantonnée au milieu philosophique. Auguste Comte considère que « L’intime structure des substances réelles nous demeure nécessairement inconnue » (Système de politique positive, Introduction, t II).

Le phénoménisme s’accompagne généralement d’un réalisme empirique. Les faits perçus extérieurement à nous existent par eux-mêmes, sans autre forme de procès. Les faits existent en eux-mêmes et sont saisis et reliés par des lois grâce à « l’esprit humain ». Le phénoménisme du positivisme est une alternative intéressante au substantialisme. Il ne présente pas d’inconvénient, car il ne produit pas de limitation quant au domaine d’investigation.

Dans le phénoméniste, la coupure duelle persiste malgré tout, car il faut un esprit pour objectiver les faits, esprit qui ne peut s’étudier lui-même, dira Auguste Comte. On voit surgir le problème, si l’esprit n’est pas accessible à l’expérience, il n’est pas factuel et s’il n’est pas factuel. Il n’a pas statut de réalité.

5. Une esquisse de la modernité

Nous avons essayé de tracer quelques-unes des lignes de force du paysage épistémique de l’ère moderne. Ces conceptions ne sont pas des doctrines défendues par des écoles de pensée. Il s'agit plutôt de tendances orientant la pensée sans que ce soit toujours parfaitement explicite, bien qu'elles soient très puissantes. Il en existe d'autres, très différentes, que nous n'avons pas évoquées. Dans la modernité savante, ce que nous avons appelé le « naturalisme rationnel » a triomphé. Le surnaturel s’est retiré, Dieu n’intervient plus, il devient le lointain horloger garant des lois universelles. Le monde est devenu une nature déterminée, connaissable et maîtrisable par l’homme. Cette conception présente un énorme avantage, elle libère la pensée des dogmes, elle rassure quant à la possibilité de comprendre le monde tout en obligeant à se conformer à la réalité. Il s’en est suivi l’explosion sans précédent de la production de savoirs pertinents et efficaces. Elle a toutefois un inconvénient, celui de la « coupure ».

La première coupure a lieu entre l’homme et la nature. Cette première coupure se redouble à l’intérieur de l’homme qui est, en même temps, esprit et animal-machine. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers résument ainsi ce récit : « L’esprit humain, qui habite un corps soumis aux lois de la nature, est capable d’accéder par le déchiffrement expérimental [….] au plan divin que le monde exprime. Mais cet esprit échappe à sa propre entreprise » 9. Inévitablement, le monde naturel se dualise, car il faut un esprit pour le déchiffrer. La matière déterminée a du mal à se connaître elle-même et à accéder à la rationalité du réel. De plus, et non des moindres problèmes, l’association des idéalités impersonnelles avec Dieu et de l’esprit-substance avec la pensée humaine amène un débat embrouillé et confus. L’esprit se promène entre ces diverses positions.

Le matérialisme s’est opposé au dualisme prenant des tournures différentes selon les époques, mais il a dû concéder une forme d’existence à la pensée, sauf dans sa forme négativiste qui la réduit à un épiphénomène. L’idéalisme résout la coupure, mais c’est au prix d’une position métaphysique intenable. Si certains maintiennent un arrière-plan substantiel au monde, d’autres préfèrent en rester aux faits, comme les positivistes. Même dans la version positiviste, la coupure persiste. Il faut un esprit pour objectiver les faits.

Les coupures entre sujet et objet, pensée et matière, homme et nature, esprit et corps, sont omniprésentes. S’y ajoute la coupure entre ce qui est accessible à la philosophie naturelle ou science de la nature et ce qui y échappe, et relèvera de la théologie, de la philosophie, ou de la littérature. Le naturalisme rationnel a été extraordinairement porteur pour la culture occidentale. Il a désacralisé, sécularisé le monde, mais il a été obligé de maintenir l’esprit pour expliquer sa propre connaissance désenchantée.

Depuis Descartes, nous pensons selon le même grand schéma dichotomisant qui provoque un débat sans fin entre ceux qui acceptent la coupure et ceux qui la refusent. C’est une querelle à la fois métaphysique et épistémologique inhérente à la modernité. Le dualisme et les diverses coupures du Monde qui l’accompagnent provoquent une tension et une lutte pour la prééminence de l'esprit ou de la matière, ainsi que  bien des efforts incessants, mais vains, pour combler le fossé entre les deux.

 

Notes  :

1 Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance Métamorphose de la science, Paris, Galimard, 1979, p. 35,85.

2 Ryle G., La notion d'esprit, Paris, Payot, 2005, p. 75-77.

3 Gautero J.L., Le concept de substance chez Whitehead et Russel, https://philosciences.com/le-concept-de-substance-chez-whitehead-et-russel.

 4 Whitehead A.-N., Modes de pensée, tr. H. Vaillant, Paris, Vrin, 2004, p.168.

5 Whitehead A.-N., La Science et le monde moderne, Paris, Éditions du Rocher, 1994, p. 172-173.

6 Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 13.

7 Andler D., Fagot-Largeault A., Saint-Sernin B., Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, 2002, t II, p. 772.

8 Ibid.

9 Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979, p. 90.

 

Bibliographie :

Andler D., Fagot-Largeault A., Saint-Sernin B., Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, 2002.

Descola Ph.  Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2015.

Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

Gautero J.L., Le concept de substance chez Whitehead et Russel, https://philosciences.com/philosophie-generale/ontologie-reel-realite/22.

Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979.

Ryle G., La notion d'esprit, Paris, Payot, 2005

Whitehead A.-N., Modes de pensée, tr. H. Vaillant, Paris, Vrin, 2004.

Whitehead A.-N., La Science et le monde moderne, Paris, Éditions du Rocher, 1994.