Revue philosophique

Comprendre l'émergence

 

L'émergence est un concept difficile et controversé. Cet article vise à apporter les informations permettant de le comprendre et d'éviter les malentendus. 

Emergence is a difficult and controversial concept. This article aims to provide information to understand it and avoid misunderstandings.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Comprendre l'émergence. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/comprendre-l-emergence.

 

Plan de l'article :


  1. Le secret de l'émergence
  2. Discussion sur l'idée d'émergence
  3. La complétude, l’émergence et le réductionnisme
  4. Appliquer le concept d'émergence
  5. Un exemple d'émergence : le vivant
  6. Conclusion : une affaire d'ontologie

 

Texte intégral :

1. Le secret de l'émergence

Une explication simple

Une manière intéressante et simple d'expliciter ce qu'est l'émergence se trouve chez Ludwig von Bertalanffy, dans un écrit de 1945, l'article de synthèse sur la systémologie générale (Zu einer allgemeinen Systemlehre) :

Il écrit :

« Les entités complexes peuvent se différencier de trois manières distinctes : (1) par le nombre [d’éléments] ; (2) par l’espèce [des éléments] ; (3) par les relations entre éléments […] Dans le cas (3), nous devons non seulement connaître les éléments, mais aussi leurs relations mutuelles. [...] Les caractéristiques constitutives dépendent des relations spécifiques à l’intérieur du complexe ; pour connaître de telles caractéristiques, il faut donc connaître non seulement les parties, mais aussi les relations […] Le sens de l’expression un peu mystique selon laquelle « le tout serait plus que la somme de ses parties » est simplement que les caractéristiques constitutives ne sont pas explicables à partir des caractéristiques des parties connues et étudiées seulement à l’état isolé. Les caractéristiques du complexe apparaissent donc comme « nouvelles », ou « émergentes », par rapport à celles des éléments ».

Il faut considérer des entités dont les caractéristiques « constitutives » ne sont pas explicables à partir des parties constituantes. Ces caractéristiques apparaissent (émergent) à partir de la combinaison qui s'est créée. Elles viennent de l'organisation, ce qui n'a rien de mystérieux, ni de métaphysique.

Le principe d'organisation-structuration

L'idée d'émergence dépend de celle d'une possible organisation-structuration de l'Univers. Une nouvelle forme d'existence nait (émerge) grâce à la structuration qui s'opère spontanément dans l'Univers. Le savoir scientifique contemporain permet de supposer qu'une auto-organisation est à l'œuvre dans l'Univers ou, dit autrement, que le réel a une puissance de structuration qui produit des effets constatables. 

On repère des structures dans toutes les dimensions de l'Univers depuis l'atome jusqu'au vivant. Les plus complexes et sophistiquées se sont produites à partir de l'apparition de la vie sur Terre (ou ailleurs ce que nous ignorons).

C'est un postulat ontologique, mais il est minimal. Il est fondé sur le savoir scientifique qui va de la cosmologie à la biologie. La cosmologie contemporaine nous montre qu'au début de l'Univers, il n'existait qu'un plasma incandescent amorphe qui s'est structuré progressivement. La biologie nous informe que depuis les bactéries primordiales jusqu'à l'espèce humaine des individus de plus en plus complexes et organisés sont apparus au fil du temps.

L'ontologie génétique de Simondon peut s'interpréter comme un émergentisme, ce qui correspond à l'orientation que nous soutenons. La position de Simondon (réaliste, mais non substantialiste) se fonde sur  l'hypothèse du préindividuel et le postulat du réalisme des relations. Les relations sont constitutives de l'organisation.     

Renoncer ou pas au réductionnisme ?

Dans l'optique matérialiste et/ou physicaliste, il est impossible de concevoir l'idée d'émergence. Pour qu'un tel concept soit pensable, il faut renoncer à la vision substantialiste et matérialiste du monde, car celle-ci postule un monde unifié et homogène composé d'une seule substance (conception moniste du monde). Dans un tel monde homogène et unifié, rien ne peut émerger, c'est-à-dire apparaître et se différencier. Si on renonce à l'homogénéité du monde et qu'on le conçoit en termes de plusieurs niveaux ontologiques différenciés, tout change !

Voyons les conséquences de cette hypothèse.

Libéré du monisme, on peut faire le postulat que le monde comporte des formes d'existence diversifiés. Une manière simple d'expliquer cette différenciation est de considérer que se forment spontanément des degrés d'organisation/intégration. Leur nombre ne peut pas être prédéfini, car il n'y a aucun motif pour cela et l'on suppose donc a priori un nombre indéterminé de niveaux ou modes d'existence dans le monde. Pour comprendre l'émergence, il suffit d'admettre que le niveau N+1 est constitué par les éléments du niveau N lorsqu'ils s'auto-organisent et prennent une autonomie. Si les ensembles constitués, de complexité supérieure, sont stables, ils ont des propriétés propres qui sont différentes de celles de leurs composants de type N.

Pour comprendre ce type de raisonnement, il faut accepter d'avoir une vision holistique. Le holisme est une manière de concevoir un objet quelconque globalement et de considérer que la totalité (produite par composition des parties) à une existence autonome et des propriétés caractéristiques. Autrement dit, il s'agit d'accepter que l'entité considérée globalement existe vraiment, qu'elle ce n'est pas une forme illusoire qui se dissipera sous les effets de l'analyse (ce qui est le credo réductionniste). Selon la pensée réductionniste, les ensembles de niveau N+1 sont totalement décomposables et réductibles à ceux du niveau N. Dans ce cas rien n'émerge. L'idée d'émergence implique le holisme qui suppose que les entités composées ont une existence vraie et des propriétés propres.

Si, dans une perspective holistique, on admet la complexification organisationnelle et qu'on en étudie les effets, on constate que les entités globales ont une action sur les unités sous-jacentes dont elles sont formées (il se produit une rétroaction au niveau inférieur). C'est ce qui explique que des dynamiques vraiment nouvelles puissent se créer. En effet, elles ne dépendent pas des constituants de plus bas niveau, puisqu'elles n'existent que par rétroaction des entités de haut niveau sur les précédents. Pour le saisir, cela implique d'avoir une approche dynamique, c'est-à-dire de considérer les interactions s'effectuant dans le temps.

De plus, une fois formées, les entités de type N+1 interagissent entre elles et, de cette interaction, naissent des manifestations factuelles qui caractérisent le niveau N+1. Dire que le niveau N+1 émerge du niveau N signifie à la fois qu'il se constitue à partir du niveau N et qu'il a une existence propre et des propriétés différentes de N. Il y a une filiation et une dépendance eu égard au niveau inférieur, mais aussi une autonomie du niveau supérieur et une rétroaction du supérieur sur l'inférieur.

Au vu des connaissances actuelles, il est difficile de considérer qu'une région ontologique (par exemple biologique), une fois formée, n'existerait pas vraiment. Les constituants biologiques sont stables, ils interagissent entre eux et, de cette interaction, naissent des propriétés différentes des propriétés physiques. Les sciences du vivant qui s'y intéressent n'ont jamais été démenties et leur spécificité épistémologique est une indication non négligeable quant à l'existence du champ qu'elles étudient. Considérer le vivant comme une illusion qui se dissipera, lorsque dans un lointain avenir, on l'aura ramené à des états physiques, est un pari osé.

Il n'y a aucun mystère dans l'émergence, aucune supposition d'une force spéciale et mal connue, ni même d'un agent organisateur. Il n'y a pas de secret de l'émergence, c'est un concept qui tient à l'idée d'une pluralité des formes d'existence du monde, mais qui demande d'adopter un point de vue à la fois holistique et dynamique.

Comparaison avec le physicalisme non réductionniste

Pour mieux comprendre l'émergentisme, on peut le situer par rapport au physicalisme non réductionniste. D'après Anouk Barberousse, Max Kistler, Pascal Ludwig, dans La philosophie des sciences au 20ᵉ siècle (Paris, Flammarion, 2000, p. 220), il existe un physicalisme non réductionniste selon lequel il n'existe que les entités décrites par la physique, mais qui admet que l'agrégation des entités fondamentales conduise, à partir d'un certain niveau de complexité, à des totalités gouvernées par des lois différentes de celui de la physique. Ces entités complexes correspondent à différents niveaux de réalité qui ont des régularités nomologiques propres.

La thèse émergentiste est presque la même, à ceci près qu'elle admet que les niveaux complexes puissent avoir une véritable existence. D'un point de vue pratique, la différence est très faible. La réalité complexe est déclarée existante, au même titre que la simple, et, du point de vue ontologique (du réel), l'émergentisme admet une pluralité de formes d'existence. Le physicalisme n'admet pas la pluralité et affirme, au contraire, une unité physique/matérielle du réel. Que le monde soit un et continu et que tout aspect du monde ait sa détermination dans le monde est de bon sens, mais affirmer que le monde soit constitué d’une seule substance matérielle ou d’un seul mode physique d'existence est abusif. Une telle attitude nie les possibilités de création par complexification.

2. Discussion sur l'idée d'émergence

L'émergence n'est pas un concept ensembliste

Un cas trompeur est celui des ensembles massifs, constitués d'un très grand nombre d'éléments. Certains assemblages peuvent faire l'objet d'une approche globale en physique, comme les gaz. La loi de Mariotte est une loi ensembliste qui s'applique à un très grand nombre de molécules de gaz prises toutes ensemble. La réduction est possible, au moins en théorie (même si le calcul est trop long). Le comportement de cet ensemble de molécules manifeste des propriétés qui découlent directement des propriétés des molécules. Dans ce cas, il est abusif de parler d'émergence. En effet, des ensembles ne sont pas des entités ayant une autonomie justifiant des lois propres (non déductibles) et, dans ce cas, la régression réductionniste vers le plus simple est justifiée (si tant est qu'il soit possible).

Un autre type de cas, un peu plus difficile à trancher, est celui des ensembles avec une interaction interne permettant une stabilité pendant un temps donné, comme les dunes de sable ou les vagues. La dune n'est pas un simple effet de notre perception, elle a une autonomie empirique. Une fois amorcée, elle rétroagit sur le mouvement du sable, si bien qu'elle prend une forme particulière, puis interagit sur les autres dunes alentour. Peut-on parler d'émergence dans ce cas ? On est à la limite pour deux raisons. La dune a bien une forme particulière, ce n'est pas un agrégat de sable informe, mais son identité est faible. D'autre part, si la théorisation actuelle est ensembliste, il n'est pas absolument exclu qu'elle puisse être faite analytiquement.

Autre exemple d'ensemble macroscopique stable, la flamme. Une bougie éteinte ne s'enflamme pas spontanément. Son état stable est d'être éteinte. Si on l'allume avec une allumette, elle ne s'éteint pas spontanément et continue à brûler. Il se forme un complexe macroscopique auto-organisé qui entretient la combustion. Une flamme n'est pas pour nous une entité émergente, elle n'est pas constituante d'une forme d'existence stable du monde. C'est seulement un ensemble macroscopique repérable parce que momentanément stable. Dans les deux derniers cas, il y a rétroaction du macroscopique sur le microscopique. L'organisation macroscopique produit les conditions nécessaires aux processus microscopiques qui forment l'ensemble macroscopique. C'est ce que l'on appelle parfois la clôture organisationnelle. Mais, cela n'est pas suffisant pour parler d'émergence.

Les agrégats, formes et ensembles stables, ne ressortissent pas du concept d'émergence tel que nous le définissons et son emploi est abusif dans ces cas (ou alors pris dans une acception faible). Voyons quelques exemples. Les automates cellulaires sont fréquemment donnés pour illustrer l'émergence. C'est uniquement une perception ensembliste qui donne l'impression d'une entité nouvelle, mais celle-ci peut être entièrement expliquée par les règles régissant les éléments constitutifs. Il n'y a pas de nouvelle loi qui serait propre à l'entité et l'entité globale nouvelle n'a pas d'action sur le monde, ni ne peut interagir avec des entités du même type. Il s'agit plutôt d'un exemple de théorisation ou modélisation.

Dans ce cas, il y a apparition et répétition d'une forme originale à partir de règles simples (qui ne le laissaient pas supposer). On peut plutôt les voir comme des modèles formels d'émergence et non comme la réalisation d'une entité émergente. Les machines non triviales de von Foerster (qui fonctionnent selon un déterminisme strict) ne sont pourtant pas prévisibles. La sortie actuelle dépend de l'histoire du système et des inputs précédents. Il y a la possibilité d'une nouveauté, mais rien d'émergent au sens de constitutif.

L'émergence ne concerne pas l'apparition de phénomènes particuliers 

Il est possible, sous certaines conditions, que se forment des formes empiriques que nous percevons d'un bloc. Nous les nommerons des agrégats empiriques. L'exemple le plus ancien et le plus grossier est donné par les constellations étoilées. Ces formes vues dans le ciel ne correspondent à rien. Ce ne sont pas des entités organisationnelles, elles n'ont aucune propriété propre. Ce ne sont même pas des amas qui pourraient faire l'objet d'une approche globale. Il s'agit d'une forme visuelle permettant un repérage dans le ciel, mais rien de plus. C'est une forme purement phénoménale qui n'est pas autonome et irréductible par rapport à ses constituants et n'est donc ne constitue pas une forme d'émergence.

En 1995, dans La Redécouverte de l'esprit, John Rogers Searle développe fois une position  moins réductionniste que celle qu'il défendait auparavant et  suppose des états qualifiés d'émergents tels que la « liquidité » de l'eau ou la couleur du ciel, qui ne sont pas présentes à l'échelle des constituants des choses qu'elles caractérisent. Les états mentaux et la conscience seraient de ce type, c'est-à-dire des états subjectifs dont un agent fait l'expérience et ne serait donc réductible dans sa description aux processus neurobiologiques sous-jacents.

Pour nous, il n'y a là aucune émergence, seulement des phénomènes ordinaires empiriquement constatés de divers types. L'enjeu de l'émergence est ailleurs, dans l'existence de formes de la structuration de l'Univers ayant une existence autonome, c'est-à-dire qui échappent (au moins en partie) aux structurations de niveau inférieur. 

Jaegwon Kim a largement discuté la notion d’émergence qu’il définit ainsi :

« Lorsque les processus biologiques atteignent un certain niveau de complexité organisationnelle un type de phénomène entièrement nouveau émerge » (Philosophie de l’esprit, p. 97).

Nous n’acceptons pas cette définition un phénomène, un fait empirique, ne peut pas émerger de quoi que ce soit. Les phénomènes manifestent les niveaux d’organisation existants et peuvent seulement être reliés entre eux par la causalité ou par des lois.

Donnons un exemple avec une phrase trouvé en 4 de couverture de trois essais sur la théorie de l’émergence de Kim. « Que veut-on dire lorsqu’on affirme que l’esprit ou la conscience émerge de la matière ? »

Nous pensons que ce « qu’on veut dire » par une telle proposition ne se rapporte à rien d’existant dans l’Univers. Si l’esprit est un substance, pour la raison dite plus haut aucune substance ne peut émerger d’une autre substance. Si l’esprit est un ensemble de phénomènes mentaux, on ne voit pas comment des phénomènes émergeraient d’une substance. L’emploi du terme d’émergence n’est pas approprié.

La seule chose qui puisse émerger c’est un degré de complexification supérieur Par exemple le niveau chimique émerge du niveau physique par la liaison constante entre certains atomes qui constituent des molécules. L’un et l’autre se manifestant par des phénomènes différents étudiés par des sciences différentes. Dans le cas des capacités intellectuelles humaines la seule émergence envisageable est celle d’un niveau d’intellection à partir du niveau neurobiologique, l’un et l’autre se manifestant par des phénomènes différents étudiés par des sciences différentes.

L'émergence n'est pas une épiphanie !

Plusieurs conceptions ont causé du tort à l'idée d'émergence en l'assimilant à une sorte de surgissement miraculeux ou épiphaniques. 

Il y a eu en particulier le vitalisme ou organicisme, qui s'est accompagné de l'invention de notions sans fondement comme les « entéléchies ». Il faut reconnaitre que le vitalisme a fait appel à des notions obscures pour justifier la particularité du vivant. Carl Hempel signale la vacuité des entéléchies ou forces vitales (Éléments d'épistémologie, p. 157). Mais aussi récemment, on a l'exemple de Raymond Ruyer qui critiquant à juste titre le mécanisme et ce que Bruno Latour a appelé le « récit causaliste a dérivé jusqu'à jusqu’à élaborer une théologie naturelle d’inspiration platonicienne (Éléments de psycho-biologie (1946).

Il y a aussi un émergentisme dogmatique qui comme l'indique Jean- Jacques Szczeciniarz « met l'accent sur la radicalité du nouveau [et] l'hypostasie dans une conception qui risque une vision épiphanique (de surgissements inexplicables difficiles à concilier avec le rationalisme, même raffiné). (Quelle signification philosophique assigner à l'opposition entre l'énergétisme et le réductionnisme ?, p. 30).

On peut considérer ces errements comme étranger à l'idée d'émergence et s'en tenir à ce qui est rationnellement démontrable, à savoir que l'effet global de la composition des causes est inexplicable par les effets de causes prises isolément et que cela ne tient à rien de mystérieux, mais à la composition des causes ou  à la réorganisation des structures mises en jeu. 

Émergence n'est pas survenance

Pour le philosophe américain Jaegwon Kim, l’émergentisme est une conception d’après laquelle le « monde naturel s’organise selon une hiérarchie ascendante de niveaux, du plus bas au plus élevé, du plus simple au plus complexe ». En ce qui concerne la forme faible de l’émergentisme, les niveaux d’organisation sont hiérarchisés et procèdent les uns des autres. C’est le principe qu'il nomme « méréologique », selon lequel tout objet d’un niveau donné est composé par des entités du niveau adjacent inférieur (et ainsi de suite jusqu’au dernier).  Note : La méréologie désigne la théorie des relations entre les parties et le tout. Le terme a été inventé par Stanisław Leśniewski  vers 1930, mais le problème a été évoqué dès l'Antiquité. par Platon.

On doit à Donald Davidson (1970) la paternité du concept de survenance. Il a été forgé pour ménager l'esprit dans un contexte matérialiste. Un aspect du monde survient sur un autre si tout changement du premier provoque un changement du second. Le second dépend de celui sur lequel il survient, sans pour autant perdre son individualité. Le concept de survenance (en anglais « supervenience ») a été utilisé pour exprimer une forme de dépendance sans réduction.

Davidson considérait que les propriétés mentales dépendent (surviennent sur) des propriétés physiques, sans pour autant pouvoir être déduites de ces propriétés physiques. Pour lui, l'idée de survenance implique qu'il ne peut y avoir deux événements en tous points identiques physiquement, mais différents mentalement, ou qu'un état mental peut changer sans changement au niveau physique (Davidson, 1970). Richard Mervyn Hare (1984), philosophe à Oxford, utilise le terme « survenance », dont l'usage est aujourd'hui largement répandu. Une propriété (biologique, par exemple) « survient » sur une autre (physique en l'occurrence), si des variations pour la première impliquent des différences dans la seconde, mais pas nécessairement l'inverse.

Ce réductionnisme modéré prend une forme non éliminativiste : les connaissances des niveaux complexes n’ont pas à être éliminées, mais elles sont potentiellement dérivables de celles des niveaux simples. Par contre, ces niveaux n'ont pas d'autonomie ontologique dans ce « physicalisme non réductionniste ». Cette position essaie de sauvegarder le caractère causal et explicatif des propriétés mentales, tout en reconnaissant leur dépendance par rapport au niveau physique. L'enjeu est de maintenir une autonomie à l'esprit sans admettre pour autant le dualisme.

Pour Jaegwon Kim, le physicalisme non-réductionniste combine deux idées incompatibles : premièrement, l'idée que le mental est ontologiquement dépendant du physique, et deuxièmement, l'idée que le mental a une causalité propre et a la capacité d'influencer le physique qui soutient son existence. Pour Kim, l'affirmation du physicalisme rend le mental causalement inefficace : les causes mentales deviennent des épiphénomènes. Les deux options sont exclusives, il faut choisir, dualisme ontologique (non-réductionnisme) et abandonner le physicalisme, OU choisir le physicalisme et abandonner l'existence du mental.

L'idée de survenance est un effort théorique pour résoudre le problème insoluble du dualisme. Il s'agit de garder le réductionnisme sans aboutir à sa conséquence éliminativiste (l'esprit, la pensée n'existent pas). Avec le développement de la philosophie de l'esprit, il est devenu difficile de soutenir que l'esprit n'existe pas ou qu'il y ait une absence totale de causalité mentale. Le concept tente de concilier l'existence des phénomènes mentaux avec leur dépendance à l'égard des phénomènes physiques.

Selon nous, la (bonne) question n'est pas la survenance de l'esprit sur le physique, problème métaphysique insoluble, mais de savoir si l'émergence d'un niveau de complexité permettant la pensée et la représentation, à partir du niveau neurobiologique, est possible. Ce problème peut trouver une solution étayée scientifiquement.

3. La complétude, l’émergence et le réductionnisme

Par complétude, on entend que tout fait appartenant à un champ de recherche soit entièrement déterminé et trouve une explication complète et exclusive au sein de ce champ.

La complétude

La complétude causale nomologique et explicative des états physiques soutenue par le fort courant physicaliste du XIXe siècle a été reprise par la philosophie analytique du XXe siècle (par exemple, Ernest Nagel, 1961).

Selon cette thèse, tout état physique a des causes physiques suffisantes, il est soumis à des lois exclusives et on peut en donner une explication théorique complète. Aucun fait n’échappe à cela et donc, on ne doit pas chercher d'autres explications. La conséquence est un réductionnisme ontologique et épistémologique.

- Dans la mesure où le niveau microphysique (atomes et particules) constitue la base de tout ce qui existe dans le monde, il s’ensuit que tous les autres niveaux, chimique, biologique, cognitif et représentationnel, social, dépendent de lui. Une illustration en est donnée par l'allégorie du « monde simpliciter ». Si on réalisait une duplication exacte du niveau microphysique, les autres niveaux du monde, qui s'édifient sur ce niveau dupliqué, seront identiques à ceux du monde existant. Car,

« nous savons que tous les objets qui existent dans le monde réel se sont développés à partir d'objets microphysiques et uniquement de lui » (Michael Esfeld, Introduction à la philosophie des sciences, p. 211).

- Toutes les explications dans les sciences se répondent et peuvent se déduire les unes des autres. Il est possible et souhaitable de donner une explication physique à tout ce qui a aussi une autre explication (par exemple, biologique), car la physique est première. C’est la seule science universelle (valable dans le monde sans exception), fondamentale (ne dépend pas d’autres théories) et complète (ne requiert aucune explication supplémentaire).

Le réductionnisme se fondant sur l’affirmation (exacte) que le niveau physique est le plus simple et le plus basal, il suppose que tout pourrait y être ramené, c'est-à-dire être identifié à des occurrences physiques (voir l'article sur le réductionnisme).

Une complétude émergentiste ?

Différents points sont critiquables, car ils s'appuient sur un postulat substantialiste et réducteur.

Que le Monde soit un et continu est probable, mais que le Monde soit fait d’une seule substance matérielle ou d’un seul mode nommé physique est une affirmation métaphysique non prouvable. Pour ce qui est des aspects connus du Monde par les sciences et que nous nommerons l'Univers il existe des possibilités de création par complexification. Or, il est certain qu’un niveau (par exemple biologique) une fois formé, les constituants biologiques de ce niveau interagissent entre eux et que, de cette interaction, naissent des propriétés différentes des propriétés physiques.

Qu’on puisse tout expliquer selon le seul principe causal est abusif. C’est confondre déterminisme et causalité. Dans les niveaux complexes, il existe des déterminations multiples et dynamiques se pondérant et aboutissant parfois à des équipotentialités qu’on ne peut ramener à un enchaînement linéaire de causes et d’effets. La causalité se définit de différentes manières ce n'est pas un principe monolithique et absolu. On peut concevoir l'Univers en termes de structures, de lois et régularités plutôt que sous la forme d'enchainements causaux.

Supposer une complétude explicative de toutes les sciences réunies est illusoire. C’est supposer une possibilité analytique et une possibilité de connaissance toutes deux infinies. Ramener ne serait-ce qu’une bactérie à une théorie microphysique est inenvisageable. De fait, les sciences actuelles ne sont pas unifiées. La physique, même au sein de son domaine propre, est en attente d’une unification.

Par contre, l’idée de complétude est intéressante. Chercher une unité ou au moins une homogénéité qui permettrait un degré de complétude nomologique paraît légitime. Une telle idée peut se défendre au sein d’un domaine précis. Pourquoi peut-on supposer qu’une unification soit possible dans un domaine ? Parce qu’il a une parenté ontologique à laquelle doit correspondre une unité nomologique. Nous serions en faveur de la recherche d’une « complétude émergentiste », c'est-à-dire par niveaux ou champs ontologiques.

Que tout fait empirique appartenant à un champ de recherche ait sa détermination au sein de ce champ et trouve une explication complète et exclusive par la théorie de ce champ est possible et réalisé dans divers domaines. Cela sous-entend que ce champ est autonome et qu'il est pourvu d'un certain degré de fermeture par rapport aux autres, ce qui est compatible avec l'idée d'émergence.

4. Appliquer le concept d'émergence

La constitution de niveaux de complexité successifs

Le concept d'émergence sous-entend la formation d'entités complexes et irréductibles dans le monde. Ces entités (de toutes natures) se différencient de leurs constituants élémentaires par des propriétés spécifiques. Les faits empiriques rapportés à ces entités complexes existent grâce à l'ensemble de l'entité en tant qu'il est intégré et forme un tout homogène. Ce qui se manifeste factuellement (par exemple, les propriétés spécifiques des molécules) ne vient pas des atomes, mais de leur agrégation et de leur agencement selon un ordre, une forme déterminée, qui constitue l'entité moléculaire.

Une entité complexe peut être de nature physique, chimique, électronique, ou autre, il importe seulement qu'elle soit composée de divers éléments liés de manière intégrée entre eux. Par exemple, en biologie, les tissus, par rapport aux cellules qui les composent, sont des entités complexes. On considère que l'entité « tissu » apporte des propriétés nouvelles qui n'existeraient pas sans elle. Inversement, si on dissocie l'entité en ses éléments constitutifs, les propriétés spécifiques disparaissent. Considérer des entités composées, c'est entrer dans une ontologie de l'organisation ; c'est supposer que l'organisation amène une diversité dans le réel. Le concept d'émergence est empirique, mais aussi ontologique, il concerne le réel, ce qui constitue l'Univers.

Le regroupement de différents niveaux en régions homogènes

Du point de vue émergentiste, on considère que toutes les entités du même degré de complexité forment un niveau d'organisation. La partie du monde ainsi désignée a une homogénéité, car elle est formée selon un même mode d'organisation. Par exemple, le niveau moléculaire par rapport au niveau atomique. Le concept d'émergence désigne la formation du niveau considéré, on dit qu'il émerge du niveau précédent.

Il est possible de regrouper plusieurs niveaux très proches et de même type. C'est ce qui a été nommé « niveau d'intégration » (voir ce terme) ou champ du réel ou encore « régions nomologiques » par Werner Heisenberg. Une ou plusieurs complexifications organisationnelles sont si voisines et interdépendantes qu'un domaine de grande ampleur apparaît.

Si l'on admet ce principe général d'émergence, la question se pose, pour chaque niveau de complexification, de savoir s'il est nécessaire de l'individualiser. En effet, le but de la connaissance est de trouver le nombre de niveaux utiles pour comprendre le monde, c'est-à-dire qu'il ne faut pas en supposer de superflus, ni en éliminer arbitrairement, alors qu'ils seraient utiles.

L'histoire connue de l'Univers laisse supposer que des modes d'organisation de complexité croissante ont émergé à divers moments de l’histoire dans certaines parties du monde. Le temps est indispensable à l'émergence. Le mode d’organisation qui a « émergé » est présent localement pour une durée donnée. Il peut évoluer ou disparaître. Par exemple, l'émergence du vivant qui n'a pas eu lieu partout et sa persistance n'est pas assurée.

La délimitation entre les modes d'organisation est floue et relativement arbitraire, car le passage se fait par des différenciations faibles. Il n'y a pas de limite exacte. Ainsi, le passage d'une organisation biochimique complexe à une organisation vivante est flou. Les virus, par exemple, sont à la limite du vivant. La désignation d'une frontière vient en partie de la répartition entre domaines scientifiques, qui comporte une part conventionnelle. Cependant, au cœur de la région, la différence est bien affirmée. Dans ce cas, le terme d'émergence a le sens général de constitution du domaine de complexité organisationnelle supérieure.

La différence avec le réductionnisme

La science classique a du mal à concevoir l'idée d'organisation, car toute sa démarche est orientée vers la recherche du simple. Lorsqu'elle admet cette idée, sa thèse par rapport à elle est la suivante : tout niveau d'organisation supérieur N est le strict résultat, sans aucun ajout ni différence, de la composition additive ou causale des éléments du niveau N -1  et ainsi de suite jusqu'au dernier, le plus élémentaire (celui des particules subatomiques). Ce dernier niveau constitue véritablement (ontologiquement) le monde.

Cette thèse est une pétition de principe indémontrable. L'idée d'une composition seulement additive est indéfendable, car interviennent aussi des questions de forme, d'ordre, d'interactions systémiques entre les éléments constituants. L'émergentisme défend une position en miroir du réductionnisme. Tout niveau d'organisation supérieur N est le résultat de la composition des éléments du niveau N -1, mais il possède une autonomie et des caractéristiques propres. Tous les niveaux constituent authentiquement le monde.

La thèse de l'émergence est compatible avec un réductionnisme de méthode, c'est-à-dire le choix d'un niveau plus simple comme étant plus pertinent, car plus facile à étudier. Il est incompatible avec un réductionnisme ontologique qui prétend que seul le niveau ultime aurait vertu d'existence. C'est une idée métaphysique, car rien ne prouve qu'il y ait un niveau ultime. Cette doctrine se nomme le matérialisme réductionniste.

L'organisation propre à chaque niveau n'est pas réductible

Pour comprendre le concept d'émergence, il faut remplacer la notion ontologique de substance par celle d'organisation. Cela étant, l'émergence est le concept par lequel on explique le passage d'un type d'organisation du réel à un autre, de complexité supérieure. Nous dirons qu'un mode d'organisation quelconque émerge du mode immédiatement inférieur en complexité. L'émergence est une façon de désigner et concevoir le rapport entre les deux.

L'émergence se définit donc par rapport à l'idée d'une organisation du monde selon des degrés de complexité croissante, succession qui ne peut être réduite à ses degrés élémentaires. En effet, si un niveau était réductible au précédent, il n'y aurait pas lieu de parler d'émergence, terme qui sert à désigner l'apparition d'une forme d'existence différente. Le concept d'émergence inclut une affirmation ontologique selon laquelle les degrés supérieurs d'organisation ne peuvent pas se résorber dans les degrés inférieurs.

5. Un exemple d'émergence : le vivant

Nous avons choisi la biologie comme exemple, car c'est un domaine dans lequel l'émergence est la plus manifeste et la mieux reconnue (ou la moins méconnue).

Une spécificité du vivant

L'idée d'une spécificité du vivant est ancienne. Elle prend la forme très générale du vitalisme ou de l'organicisme, conceptions que nous laisserons de côté. Emmanuel Kant tente une explicitation 1790 en supposant que  « dans un produit de la nature, toute partie, tout de même qu'elle n'existe que par toutes les autres, est aussi conçu comme existant pour les autres parties et pour le tout, c'est-à-dire, en tant qu'instrument (organe) » (Critique de la faculté de juger, p. 193). Autrement dit il note un aspect très général, mais essentiel qui est le caractère organisé de la nature.

En 1944, le physicien Erwin Shroedinger a remarqué une propriété commune aux formes de vie qui est le maintient dans un déséquilibre. L'évolution spontanée du vivant ne va pas vers l'équilibre physique et l'indifférenciation, au contraire, elle maintient des différences. On peut dire aussi que la vie est néguentropique. L'entropie d'un organisme, au lieu d'augmenter comme dans tout système physique, diminue ou se maintient stable. Si on compare l'évolution d'un ensemble physico-chimique quelconque et d'un organisme vivant, le premier va vers l'indifférenciation et l'équilibre thermique, le second non. Cela signe une différence. Le vivant présente une différence par rapport à l'inerte. C'est le minimum pour parler d'émergence. Il faut qu'il y ait une différence par rapport à une autre région du monde, qui se manifeste une autre forme d'existence dans le monde.

Évolution et sélection ne sont pas absolument spécifiques du vivant, puisque tout composé dans le monde se forme et persiste seulement s'il est stable ; mais la manière de le faire pour le vivant est spéciale. Elle se fait par reproduction. Si on regarde le processus à l'échelle du vivant et dans le temps, on voit qu'il s'agit d'une production à l'identique, accompagnée de petites modifications, puis d'une sélection qui ne laisse subsister que certaines des modifications. C'est le rôle du génome que de transmettre l'information génétique de manière fidèle, et simultanément de permettre des mutations qui adaptent la forme de vie. Il y a là, à coup sûr, une propriété absolument spécifique à la vie. Comme précédemment, on a une différence par rapport à une autre région du monde.

André Lwoff souligne la différence entre l'organique et l'inerte.

« Les êtres vivants ''imposent'' aux atomes un certain ordre. Un système inorganique, et encore plus un système organisé, est autre chose que la ''matière'' si l'on entend par matière ce qui est le support des propriétés communes à toutes les choses. ». [...] « Il est donc clair, que dès l'abord, en déduit-il, nous ne savons prévoir les propriétés des êtres vivants, à partir des éléments '' simples''. C'est qu'en effet, quel que soit le système moléculaire, ou agrégat de cellules, dès qu'il est constitué, les propriétés des éléments simples n'y apparaissent plus telles quelles. » (L'ordre biologique, p. 136)

On pourrait opposer à Lwoff qu'il définit ainsi l'émergence. Sur un plan strictement scientifique, l'émergence évolutive ou diachronique est devenue récemment un concept majeur ; la paternité en revient principalement à S. J. Gould qui souligne cette réalité de l'émergence de phénomènes nouveaux

La formation des éléments constitutifs

Quelles sont les forces organisatrices qui permettent la fabrication des constituants du biologique ? Ce sont des forces du domaine physique. On connaît les liaisons dites « hydrogène » (entre un atome d'hydrogène et un atome d'azote ou d'oxygène) et les liaisons électrostatiques entre groupements de polarité électrique opposée, et l'interaction avec l'eau (les chaînes carbonées fuient l'eau, les groupements oxygénés et azotés se lient à l'eau). Dès le départ, on voit bien que le vivant se fait à partir de et à l'intérieur même du domaine physique. Les molécules nécessaires à la vie sont les acides nucléiques, les polysaccharides, les lipides, les protéines. Ce sont de grosses molécules constituées de dix à cinquante atomes. Première étape, la constitution de ces molécules atome par atome se fait par une série de réactions chimiques presque classiques. La seule particularité est que le processus est guidé par des enzymes qui le rendent très efficace et le régulent selon les besoins. Seconde étape, ces molécules se combinent entre elles pour former des macromolécules complexes de plusieurs milliers d'atomes. Ces molécules complexes n'existent pas en dehors du vivant. C'est en ce sens que l'on parle d'émergence : il existe des composants qui sont spécifiques et possèdent des propriétés particulières.

Commençons par les acides nucléiques. Ils sont composés d'un sucre (un pentose), d'un atome de phosphore et de cinq bases azotées. Ces dernières sont unicycliques (cytosine, thymine, uracile) ou bicycliques (adénine, guanine). L'ensemble se lie pour former de très grosses macromolécules. Un brin d'ADN compte environ 75 milliards d'atomes alignés qui prennent la forme d'une hélice qui s'apparie ensuite avec sa complémentaire. L'appariement se fait de manière spécifique : l'adénine se lie avec la thymine et la guanine avec la cytosine par des liaisons hydrogènes. Un brin d'ADN peut donc avoir 150 milliards d'atomes assemblés. On sent intuitivement que l'on ne peut rendre compte des propriétés de cette molécule en additionnant les propriétés physiques de 150 milliards d'atomes. Devant un tel monstre, on quitte la physique, la chimie, et même la chimie organique, pour entrer dans la biochimie. Pour expliquer ses propriétés, il faut tenir compte de l'ordre et de la forme dans l'espace des composants. Il faut d'autres concepts et d'autres lois que celles de la physique ou de la chimie minérale. Mais, l'affaire ne s'arrête pas là.

Ce qui compte dans l'ADN, ce ne sont pas ses propriétés chimiques, biochimiques, mais l'ordre des bases azotées. Ainsi, par exemple, si se succèdent des molécules de guanine, puis adénine, puis guanine, ce n'est pas la même chose que l'inverse ou qu'une autre combinaison. On entre là dans un autre type de propriétés que les propriétés biochimiques. Que l'ADN ait des propriétés acides, qu'il occupe un volume hélicoïdal dans l'espace n'a aucune importance, ce qui compte, c'est qu'il compose une sorte de codage. Nous parlons ici d'émergence, car un autre type de propriété apparaît, indépendante des propriétés des composants, celle de coder. Regardons de plus près le processus de synthèse des protéines. L'ADN, grâce à l'ARN polymérase, produit un ARN de transfert. Celui-ci, en association avec une enzyme (aminoacyl-ARNt synthétase) se lie à un acide aminé. Un tel processus a lieu pour chacun des vingt acides aminés. Puis, les différents ARN liés à leurs acides aminés passent par les ribosomes qui assemblent les acides aminés en des protéines, cet assemblage étant guidé par les ARN messagers.

Une vision dynamique est nécessaire pour comprendre ce qui se passe en biologie moléculaire. Les constituants n'existent pas en eux-mêmes indéfiniment, ils sont sans cesse créés, dégradés et recréés. Ces constituants sont les éléments « natifs » de la région biologique. Les éléments générateurs sont des composants chimiques (ions, sucres, acides aminés, etc.). Leur assemblage produit des totalités autonomes que sont les nucléotides, protéines, polysaccharides et lipides. Une fois autonomisés, ces ensembles devenus indépendants constituent les éléments les plus simples du niveau biologique. Il y a plusieurs familles, c'est-à-dire plusieurs types de « parents » et « d'enfants ». Les éléments autonomes de type biologique une fois constitués interagissent entre eux et produisent des phénomènes caractéristiques. C'est en cela que l'on peut parler d'un niveau émergent. Le nombre de systèmes biologiques et leurs divers degrés de complexité est très grand. Le nombre de niveaux à considérer au sein de cette vaste région est indéterminé.

L'exemple des membranes

Les membranes des organismes et des cellules sont des composés phospholipidiques, grosses molécules, dont la connaissance nous vient de la biochimie. Les molécules phospholipidiques se regroupent ensemble par une auto-organisation qui est due à leurs possibilités de liaisons chimiques et forment des ensembles plans. Ceux-ci, pour des raisons physiques (de polarité), se groupent par deux, formant ainsi une membrane. Les membranes, dans certaines circonstances, se recourbent et se referment spontanément. Une nouvelle entité se forme, une « vésicule ».

La vésicule a des caractères et propriétés totalement différents de celles des molécules isolées et, de plus, interagit avec les autres vésicules pour former des entités de complexité supérieure. Dans ce cas, on voit bien que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique et à avoir des effets, puisque c'est grâce à la polarité et aux forces électrostatiques que la membrane se forme. Mais, une fois formée, il faut ajouter une autre propriété mécanique, celle de séparer dedans et dehors.

Dans une cellule moyenne qui comporte un noyau, des mitochondries, du réticulum endoplasmique, des appareils de Golgi, on dénombre des centaines de compartiments. Ce compartimentage permet l'exécution de tâches diverses et antagonistes qui, sans cela, se contrarieraient les unes les autres. Limite, compartimentage complexe, sont des propriétés des membranes qui surviennent grâce aux forces électrostatiques et hydrophobiques agissant sur les phospholipides, mais elles n'existent que grâce à leur organisation en couches continues fermées.

La vésicule a une propriété que l'on peut définir comme « isoler un milieu extérieur d'un milieu intérieur ». Cette propriété n'est pas contenue dans les molécules de lipides, ni les atomes de phosphore formant la vésicule, c'est quelque chose qui tient uniquement à l'organisation lorsqu'elle atteint un certain degré de complexité : association en grosses molécules, puis en couche simple, puis en double couche, puis sphérisation de l'ensemble. C'est en ce sens que l'on parle d'émergence : une organisation de degré supérieur ayant des propriétés qui lui sont spécifiques.

Les limites du vivant

L'émergence du vivant se fait progressivement par réorganisations successives. Il faut que se produise le passage des processus de la chimie minérale à ceux de la chimie organique, puis à ceux de la biochimie, puis à la biochimie métabolique qui aboutit à l'édification des macromolécules constitutives du vivant. On ne change pas brusquement et radicalement de « niveau », car il y a une parenté et une continuité entre la biochimie métabolique, l'organite, la cellule, le tissu, l'organe, l'appareil et l'individu vivant. On entre dans un domaine différent de celui du physico-chimique. Puis, au sein du biologique, il y a de nombreux processus de complexification. Le vivant a divers niveaux de complexité organisationnelle. Ces domaines physico-chimique et biologique ne sont pas séparés et stratifiés, ils sont enchâssés. Les forces physiques (liaisons entre atomes) sont nécessaires aux propriétés chimiques, biochimiques et biologiques, mais chacune est différente et spécifique. C'est ce qui caractérise l'émergence. Par des auto-organisations successives, du nouveau apparaît. Dans le cas de la biologie moléculaire, il se crée une possibilité de codage qui vient de l'ordre des constituants.

L'émergence est le fruit d'une dynamique constructive. La biochimie interne à la cellule, régulée par les commandes génétiques, fournit les éléments nécessaires à la membrane, mais celle-ci permet en retour que les processus biochimiques aient lieu en les isolant de l'extérieur et en permettant de retirer de l'énergie et des composants du milieu extérieur. Il y a une circularité dans le maintien de chacun. La réaction biochimique de niveau de complexité inférieure produit les éléments constitutifs de l'entité de niveau supérieur, en même temps que celle-ci donne les conditions de possibilité du niveau inférieur. Ce que l'on nomme parfois une rétroaction du global sur le local. L'émergence du vivant à partir du physico-chimique se fait par construction de degrés d'organisations supplémentaires jusqu'à ce que les caractères particuliers à ce mode d'existence se manifestent nettement. La limite inférieure est floue. Il y a aussi une limite supérieure floue à partir de laquelle certaines propriétés disparaissent et d'autres apparaissent.

Conclusion : l'émergence, une affaire d'ontologie

Comprendre l’émergence demande d’abandonner un certain nombre d'habitudes de pensée de type analytique, réductionniste et physicaliste. Elles rendent l'idée incompréhensible et inacceptable, car elles reposent sur une métaphysique postulant l'unicité de la substance qui, en dernier ressort, conduit à n'admettre comme existantes que les entités physiques minimales.

 L'émergentisme trouve sa place dans une ontologie pluraliste, laquelle admet des formes d'existence diversifiées dans l'Univers.

 

Bibliographie :

Bertalanffy L., (1945) "Zu einer allgemeinen Systemlehre", Blätter für deutsche Philosophie, 18, 3/4, 1945. Traduction Pouvreau David Thèse EHESS p. 52. 

Barberousse A., Kistler M., Ludwig P., La philosophie des sciences au 20e siècle, Paris, Flammarion, 2000.

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Esfeld M., Introduction à la philosophie des sciences, Lausanne, PPUR, 2009.

Kim J., La survenance et l'esprit, vol I, Paris, Ithaque, 2008.

Lwoff A., L'ordre biologique, Paris,  Marabout Université, 1970.

Morange, Michel. Un retour du vitalisme ?  Revue du comité pour l'histoire du CNRS, tome II, n°2. 2013. https://journals.openedition.org/hrc/316

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Szczeciniarz J-J., Quelle signification philosophique assigner à l'opposition entre l'énergétisme et le réductionnisme ?, Raison présente, n° 191, 2015. p. 23-32.

 

>> Pour un abord plus théorique, on consultera : Le concept d'émergence

>> Pour une critique et un usage ontologique, voir : L'émergence concept ontologique ?

 

L'auteur :

Juignet Patrick