Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Ontologie, réel, réalité
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L’idée de substance

 

L'idée de substance (dont dépendent celles de matière et d’esprit), a des sens divers. C'est une idée qui affirme l'existence indépendante et la permanence des constituants du Monde, ce qui soulève de nombreux problèmes philosophiques.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. L'idée de substance. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/idee-substance.

 

Plan  :



 

Texte intégral :

1. Une définition de départ

Dans un article du Grand Dictionnaire de la Philosophie 1 , Annie Hourcade rappelle que le mot latin substancia désigne le support, le fond solide d’une chose. Il a un lien avec subsistere, demeurer, séjourner. Il renvoie au grec ousia, qui signifie base, fondement, ce qui peut aussi être interprété comme matière dans le langage courant ou scientifique. Cette présentation a l’avantage d’énoncer les diverses significations évoquées par le terme de substance. Il reste à les discuter.

Annie Hourcade amorce la discussion en notant que la substance est un

« concept central de la Métaphysique d’Aristote, mais aussi de sa Physique et de sa Logique (catégories), remodelé par la philosophie classique dans le sens d’une acception substantialiste de la réalité ou de l’être. La philosophie kantienne le ramène dans le champ de la connaissance, où se poursuivra son évolution sous l’influence de la critique nietzschéenne des catégories de la métaphysique, et dans une conception antisubstantialiste de l’être et de la matière (Bachelard) » (Hourcade A., Grand Dictionnaire de la Philosophie).

2. La substance sous divers angles

Chez Aristote le mot a, pour Annie Hourcade, « une polysémie irréductible » (Ibid.) et pour Léon Robin, il présente « une ambiguïté » (Note dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie). Outre qu'il reprend les acceptions de ses prédécesseurs, Aristote combine logique et métaphysique pour définir la notion, ce qui cause des distorsions. La substance est toujours sujet (hupokeimenon), elle est séparée, elle est individuelle et ne dépend que d'elle-même pour exister. Du coup, les matériaux constituant les choses, les cinq éléments, les Idées platoniciennes ne sont pas ses substances. Elle est à situer du côté de la forme ou de la spécificité individuelle elle-même (Métaphysique, VII, 3, 1029 a 6 et suiv.).

Pour simplifier, le terme substance suppose l’idée d’un être perdurant par opposition au flux des choses changeantes. D’un point de vue logique, la substance est définie comme le sujet premier capable de recevoir tous les prédicats 2, mais qui, par contre, ne peut être lui-même prédicat ; ce qui a pour corrélat ontologique qu’elle existe par elle-même. Dans cette acception, la substance ne représente rien de déterminé, elle signifie de manière non définie ce qui existe en soi-même et par soi-même.

La scolastique va multiplier l'argumentation sur la substance avec en arrière-plan la question de Dieu. On les retrouvera chez Descartes, Spinoza et Leibnitz jusqu'à ce que Kant, par sa critique, vienne créer une rupture décisive. 

Selon René Descartes la substance existe de soi-même (par soi et est sans cause). Dans le §51 des Principes de la philosophie il note que lorsque nous concevons la substance, « nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon, qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister ». Il précise dans le §52 la manière de la reconnaitre : quand nous rencontrons une propriété, ou qualité, qui excite quelque connaissance particulière en notre pensée, on a raison de conclure qu'elle est l’attribut de quelque substance, et que cette substance existe.

Dans les Secondes réponses, on trouve :

« Toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans son sujet, ou par laquelle existe quelque chose que nous concevons, c'est-à-dire quelque propriété, qualité, ou attribut, dont nous avons en nous une réelle idée, s'appelle Substance. Car nous n'avons point d'autre idée de la substance précisément prise, sinon qu'elle est une chose dans laquelle existe formellement, ou éminemment, ce que nous concevons, ou ce qui est objectivement dans quelqu'une de nos idées, d'autant que la lumière naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun attribut réel » (Secondes réponses, Paris, Pléiade, p. 391).

Il pourrait y avoir alors une multitude de substances. Contre cette possibilité, Descartes affirme que l'on doit se référer à l’attribut principal, qui « constitue la nature ou essence » de la substance. Les autres attributs qui suffisent à faire connaître qu’elle existe dépendent de la nature principale. Il n'admet au total que deux substances, la res extansia et la res cogitans distinguées par leurs attributs, l'étendue et la pensé. Toute chose concrète est une chose étendue, figurée, mobile, (Premières Réponses,  Pléiade, p. 120-121). 

Avec Baruch Spinoza, la substance devient une chose en soi et par soi. C'est l'existant dont le concept ne dépend d’aucun autre. À l’exception des substances et de leurs modes, il n’y a rien (Éthique, première partie, Paris, Pléiade, 1954). La substance se définit comme ce qui est en soi et n’est conçu (par l’entendement) selon rien d’autre qu’elle-même ou, dit autrement, elle n’a pas de cause externe. D’où il s’ensuit d'évidence que la substance doit avoir sa cause en elle-même. Une substance ne peut être finie, ce serait contradictoire dans la définition, et, puisque deux infinis ne sauraient exister côte à côte, il n'y a qu'une seule substance que Spinoza appelle Dieu ou Nature. Dieu et la substance sont identiques. La substance est une, indivisible, infinie, éternelle, elle est la cause première de toute chose et sans attribut. Résoudre le problème cartésien de l’âme et du corps est alors aisé : il suffit de considérer que la substance se présente à l’homme sous deux attributs. « Les attributs sont ce que l’entendement humain perçoit de cette substance comme constituant son essence » 3 .

Pour Gottfried Wilhelm Leibniz, il existe une infinité de substances. Le composé de plusieurs substances est lui-même une substance. Il reprend le terme de « monade » (du grec Monas, « unité ») pour désigner la substance simple 4. « Chaque substance singulière, exprime tout l'univers à sa manière et (…) dans sa notion tous ses événements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures » 5. Les monades sont autonomes, fermées sur elles-mêmes, mais leur réglage mutuel se fait par une harmonie universelle. L'union de l'âme et du corps est une concomitance et elle exprime de manière particulière la connexion qui existe entre les substances de l'univers.

Si on en croit Anne-Lise Rey, la conceptualisation de la substance par Leibniz (vers 1690) se nourrit de la dynamique de l’action. Ce qui constituerait la substance serait qu’une même loi persiste et contient en elle tous les états futurs. Cette loi nous est accessible, puisqu’elle renvoie à l’intelligibilité de la rationalité à l’œuvre dans le Monde, rationalité divine. La substance prise dans un discours métaphysico-religieux se dissout dans l’harmonie préétablie par Dieu 6.

La reprise de la notion sous un jour épistémologique par John Locke, conduit à un doute. C'est selon lui une idée complexe, prise pour une idée simple. Cette question est traitée dans le livre II  (chap 23) de son Essai sur l'entendement humain (1690). La substance ne peut être rejetée, mais de cette substance, nous n'avons nulle idée. Elle existe, mais on ne sait pas ce qu'elle est. On voit que l'idée de substance est rapportée à celle d'existence. La seule recherche possible est celle expérimentale des qualités existantes. Dans d'autres termes et assis sur un raisonnement radicalement différent, on n'est pas loin des conclusions de Kant. 

Grâce à Emmanuel Kant, la distance critique prise par rapport à la métaphysique change l'idée de substance. Le concept a trait à la permanence dans le temps, et il doit être considéré comme une catégorie du jugement. « La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature » 7. La perspective est constructiviste. Pour Kant, notre expérience construit un Monde d’objets, qui sont relatifs à nos capacités intellectuelles. Les principes qui entrent dans la construction des objets sont de deux sortes : intuitifs ou imaginatifs (le temps, l’espace) ; intelligibles (la substance ou permanence dans le temps, la causalité, l’interaction des phénomènes). Le « principe de permanence de la substance » est un concept de notre entendement qui se forge spontanément pour pouvoir penser la persistance malgré la succession et le changement. La position « critique », consiste à ne pas faire passer des concepts de notre entendement pour des entités métaphysiques ayant une existence autonome. La catégorie de substance ne doit donc pas être attribuée à l’être « en soi » auquel nous n'avons pas accès.

Ne faisant aucun cas de la prudence nécessaire quant à la substance, car nous ne pouvons avoir de savoir vérifiable sur ce qui est en soi, le matérialisme, à la fin du XIXe siècle, déclare qu'il y a une seule substance, la matière inaltérable dans sa masse susceptible d’être mue par des forces. Elle peut être ramenée à des unités élémentaires, les atomes. Les atomes, « en tant qu’ils constituent l’étant inaltérable proprement dit, se meuvent dans l’espace et dans le temps et provoquent par leur disposition et leurs mouvements réciproques les phénomènes variés de notre univers sensible » 8. On peut citer, pour résumer, la conception de la fin du XIXe siècle, le Pr. Paulsen de Berlin qui, en 1896, écrit : « Le concept de substance prend naissance dans le Monde corporel, où il a un sens déterminé, acceptable : les atomes sont le substratum absolument permanent, quantitativement et qualitativement immuable, du Monde matériel » 9. Cette manière de voir peut être préservée après la découverte des particules élémentaires en reportant la substance sur celles-ci.

Wittgenstein utilise la notion de substance. Dans le Tractatus, il la définit classiquement comme ce qui subsiste indépendamment des états de choses réalisés. Ainsi, on peut lire « 2.024 – La substance est ce qui existe indépendamment de ce qui se produit là ». Elle a une forme et un contenu. Les objets (éléments simples et inaltérables postulés) ont une substance (voir 2.021). La substance est définie par une dizaine d’aphorismes. Elle est centrale dans le dispositif. Ceci est en rapport avec sa conception de la vérité comme image du Monde. Si un mot correspondait à un objet instable (un objet fluctuant non garanti par la substance) les propositions n’auraient pas de sens (de correspondance exacte dans le Monde). On retrouve ce qui motive, en général, l’emploi de la notion : le besoin d’un Monde stable.

3. Les critiques de la substance

Le rapport à l’empirique

Derrière les définitions abstraites, la substantialisation du Monde s’appuie toujours peu ou prou sur la perception ordinaire de la réalité. En effet, penser en termes de substance est la manière de faire spontanée. L’enfant, dès sept ans, a une notion de permanence de la substance concrète. Jean Piaget (Piaget J., La représentation du monde chez l'enfant) a montré comment se met en place l'expérience ordinaire qui construit un monde environnant fait de choses substantielles permanentes qui peuvent éventuellement changer de position dans l’espace.

La substantialité est quelque chose comme la constance concrète et matérielle de ce que nous environne. Nous avons absolument besoin de cette conception pour vivre et nous diriger correctement dans notre environnement. L'idée de substance utilisée de manière empirique désigne quelque chose comme le matériau constitutif des objets.

Galilée écrit dans L’Essayeur qu’il est amené à concevoir :

« une matière ou substance corporelle … tout à la fois comme limitée et douée de telle et telle figure , grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu de l’espace, en mouvement ou immobile » (Galilée, L’Essayeur, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 239.), sans tenir compte des données des sens.

Comme exemple contemporain de cet usage du terme, on peut citer un séminaire sur « Les savoirs opératoires de la matière de la Renaissance à l’industrialisation » : « il s’agira donc d’explorer la diversité des pratiques et des savoir-faire impliquant un travail spécifique sur les substances et la transformation de la matière, et qui ont accompagné les processus d'innovation, d'industrialisation et façonné l’environnement des sociétés sur le long terme. » 10. En médecine, on parle de perte de substance osseuse, ou musculaire, de perte de substance lors des traumatismes, etc.

Du point de vue de la vie courante, le terme peut éventuellement être utilisé au sens ancien, d'un support, d'une consistance solide des choses. Cet usage est assez rare, en général, on parle plutôt de matière. Mais dès que l'on quitte cet usage ordinaire, pour prétendre à un usage savant, la substance devient problématique. 

Selon Gaston Bachelard, « l'obstacle substantialiste » consiste dans la recherche d'une substance, c'est-à-dire d'un support matériel, pour rendre raison d'un phénomène. C’est ce que Bachelard qualifie de « pensée paresseuse ». 11. La substantification des qualités pour les phénomènes ou, pour l’homme, de ses capacités, « n’entrave pas moins le progrès ultérieur de la pensée scientifique que l’affirmation d’une qualité occulte » 12.

Pour Bachelard, l’épistémologie moderne doit barrer la route à « l’irrationalité de la substance » 13. Ce concept fait partie des notions triviales dont il faut dépasser les attraits si l'on veut avoir une approche scientifique. « En réalité, il n'y a pas de phénomènes simples ; le phénomène est un tissu de relations. Il n'y a pas de nature simple, de substance simple : la substance est une contexture d'attributs. » 14. Dans la perspective classique qui distingue substance et attributs de la substance, il la ramène aux seconds. Bachelard se réfère à la physique et à la chimie pour critiquer la substance. Par exemple, un électron ne peut être considéré comme un corps substantiel dont l'attribut serait une charge négative. Il note que les transformations chimiques ne sont guère compatibles avec l'idée d'une stabilité de la substance.

Bertrand Russell, tout comme Alfred North Whitehead, ont critiqué fermement la notion de substance. Pour ces auteurs, l’idée de substance surgit naturellement de l’observation de l’environnement, c’est une intuition du sens commun. Whitehead voit les notions de matière et d’âme comme une conséquence de celle de substance. Il argumente sa critique sur l’analyse du langage, mais y accorde moins d’importance que Russell.  Ce dernier, dans son Histoire de la philosophie occidentale, pense que la « substance » est une erreur métaphysique due au fait que l'on projette sur le Monde la structure des phrases composées d'un sujet et d'un prédicat. Jean-Luc Gautero donne une longue analyse de la position de ces auteurs à laquelle nous renvoyons (Le concept de substance chez Whitehead et Russell15.

L’usage ontologique et métaphysique

La substantification des choses en fait des entités aux diverses qualités. Dépouillée de ses qualités sensibles, la substance devient le support supposé de ce qui ce qui existe dans le Monde. Elle dérive du concret par une abstraction qui ne lui laisse que des qualités premières (étendue et pensée pour Descartes, ou étendue, forme, poids pour Locke). On comprend que la notion se forme par abstraction de l’empirique vers le métaphysique.

La substance est la supposition ontologique d'une persistance. La substance fonctionne comme principe de permanence. Il est légitime de supposer une persistance par rapport à laquelle le changement peut être identifié. Mais, on ne peut en faire un absolu, la déclarer éternelle et la généraliser au Monde par principe. C’est une extension abusive et indémontrable. La critique d'Emmanuel Kant doit être prise en compte: la catégorie de substance ne doit donc pas être attribuée sans distance à l’être « en soi », au réel, auquel nous n'avons pas accès.

Le jugement a priori ainsi porté est ontologique, il définit la nature de ce qui est. La substance est l’être qualifié, spécifié comme étant d’une certaine sorte (stable, permanent, éternel). Mais, c’est une affirmation sans nécessité et sans démonstration. Sans nécessité, car ce qui existe étant premier et la substance également, il est superfétatoire d’avoir deux termes quasi équivalents. Ensuite, il est étonnant de voir que la substance vient pour qualifier l’existant. Définie comme sujet primitif, la substance peut être qualifiée, mais elle ne peut être elle-même un qualificatif.

Les possibilités concernant la substance sont, dans la modernité, restreintes : elle est matière ou esprit. La formation des deux notions est identique : à partir d’une constatation empirique, on produit une extension métaphysique vers l’être. Au total, l’être est substance qui est esprit ou matière ou les deux (ce qui donne les trois options métaphysiques les plus répandues : spiritualisme, matérialisme, dualisme). Lorsque la substance est qualifiée a posteriori, à partir de constatations empiriques, puisqu’elle est en soi, hors de nous, la dérivation est douteuse.

À trop insister sur la substance, une coupure se constitue. On suppose un arrière-plan à la réalité, une profondeur cachée du Monde, dont les faits seraient la surface visible. La proposition d’une existence indépendante du Monde n’implique pas de supposer des doublures substantielles de nature spirituelle ou matérielle. Elle demande seulement la nécessité de supposer son autonomie. Rien n’oblige à substantifier cette existence autonome et à lui attribuer des caractères issus de notre connaissance empirique (même épurés et très abstraits). Rien n’autorise à en faire un second Monde (le Monde des substances) disjoint de la réalité. Le concept d’existence se rapporte au Monde ; il n’impose pas d'y ajuster des substances même s’il suppose de ne pas s’en tenir à la réalité factuelle.

La tendance générale contemporaine est d’aller vers une unique substance constitutive du Monde. Cette substance serait primitive, elle n’a pas été créée (c’est l’immanence de la substance), elle serait par elle-même et sans cause. Or, c’est tout simplement l’existence du Monde qui est définie là. Si on y ajoute les idées d’infini, d’éternité et de perfection, c’est Dieu. Le raisonnement a été tenu par Spinoza. Autrement dit, à quelques nuances près, c'est le même raisonnement métaphysique, simplement en changeant le nom. La substance pousse à imaginer un fondement absolu permanent qui est une hypothèse incertaine.

La substance étant par définition première, indivisible et immuable , comment expliquer la multiplicité et les changements que nous constatons indubitablement dans l'Univers ? C'est la traditionnelle question métaphysique sans réponse de l'Un et du multiple.  Éviter la substance c'est éviter de spéculer sur des questions sans réponses.

L'idée de substance est forgée selon une manière statique de penser, mal adaptée pour expliciter ce qui dans le Monde est changeant, fluctuant, dynamique. La substance est une pensée du permanent. Or, concernant le vivant, l'homme, le social, on a affaire à des formes d'existence mouvantes. La statique des substances, qui perdureraient identiques à elles-mêmes dans le temps, est inadaptée. L’homme n’a pas un corps et un esprit qui seraient là substantiellement, il ne participe pas de « Mondes » métaphysiques préexistants. Le vivant n'existe que dans une dynamique qui se maintient. Les capacités intellectuelles de l’homme viennent de son activité cognitive et en dehors de cette activité, elles n’existent pas. Les rapporter à une substance spirituelle et pour le moins inadéquat. 

4. Penser sans la substance

Dans la pensée positiviste, Auguste Comte a initié un courant non réductionniste et phénoméniste. Pour passer d’un domaine de la réalité à l’autre, il ne suffit pas d’agréger les entités entre elles, il faut ajouter une « nouvelle dimension ontologique ». Daniel Andler (Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, 2002) note que, pour les auteurs positivistes non réductionnistes, chaque discipline fondamentale posséderait « une couche ontologique propre ». De nombreux philosophes ont mis en avant l'idée de relation et d'organisation.

Dans La valeur inductive de la relativité, Gaston Bachelard avance un réalisme de la relation à partir de la relativité. Il écrit : "la relativité [...] s'est constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes (peut-être à des lois) de la pensée, on s'est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés et à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d'une équation qu'en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d'étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport" (Bachelard G., La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 98.).

En physique, la mécanique quantique contredit l'idée d'une quantité de substance localisable dans l'espace-temps et ayant des propriétés intrinsèques. Le réel physique peut être vu, non comme une substance, mais plutôt comme comme « un réseau de relations concrètes entre des objets qui ne possèdent pas d'identité intrinsèque » dit Michael Esfeld (Esfeld M., Philosophie des sciences, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires Romandes, 2009, p. 152-153.).

Lorsqu'il part « à la recherche du réel », Bernard d'Espagnat suggère que si la science réussit à expliquer la réalité avec constance, on puisse l'attribuer « à l'existence d'une réalité indépendante, structurée, dont les structures auraient précisément pour conséquence cette réussite » (d'Espagnat B., À la recherche du réel, Paris, Bordas, 1981, p. 15.). Ces différents auteurs ont déplacé le curseur ontologique de la substance vers la relation et l'interaction, les formes organisées, en tant qu'elles se stabilisent et sont identifiables (ce qui est nommé structure).

On peut faire également intervenir Gilbert Simondon qui a développé, dès 1958, une ontologie à la lumière des notions de forme et d’information accordant un primat ontologique à la relation pour déjouer l'ontologie substantialiste 16. Pour Simondon, la réalité ne peut se laisser diviser en domaines renvoyant à des substances distinctes. Simondon propose un réalisme des relations qui débouche sur une topologie du réel diversifiée. Il postule un réalisme des relations, à savoir qu'une relation entre deux relations a elle-même une existence. Il suggère une unité du réel tout en admettant l’existence de différents niveaux (conçus comme des régimes d’individuation). Simondon suppose l’apparition de relais et échelles dans le système d’individuation que l’individu et son milieu forment.

Plutôt que de hiérarchiser les entités individuelles en vertu de leur complexité propre, il cherche à détecter des seuils critiques et/ou significatifs quant à la manière d’exister. Sa critique de la substance sans abandon du réalisme est intéressante. Sa pensée de l’individuation est trop complexe pour être reprise telle quelle, par contre, il paraît utile mettre en avant l’individuation du point de vue ontologique. L'ontologie de Simondon permet, en effet, de penser ce qu'il nomme les différents « régimes d’individuation » (physique, vital et psycho-social), leur coexistence et leur articulation (donc leur complexité en tant que telle) en évitant le réductionnisme.

Pour Gilbert Simondon, « Comme nous ne pouvons appréhender la réalité que par ses manifestations, c'est-à-dire lorsqu'elle change, nous ne percevons que les aspects complémentaires extrêmes ; mais ce sont les dimensions du réel plutôt que le réel que nous percevons ; nous saisissons sa chronologie et sa topologie d'individuation sans pouvoir saisir le réel préindividuel qui sous-tend cette transformation » (Simondon G., L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, Grenoble, Jérôme Millon, 2005, p.150-151). L'ontologie génétique de Simondon peut s'interpréter comme un émergentisme anti-substantialiste (voir : Le concept d'émergence).

Quant à Ernest Nagel, il affirme que « la variété manifeste des choses, de leurs fonctions et de leurs qualités sont un caractère irréductible du cosmos et non une apparence trompeuse qui dissimulerait quelque réalité ultime ou substance transempirique plus homogène » (Naturalism Reconsidered, 1954).

Dans les sciences de l'Homme la substantification conduit au dualisme, à sa contestation matérialiste et à une série de contresens et malentendus. Le postulat d’une substance spirituelle conduit à mystifier la pensée à évoquer des épisodes occultes (Gilbert Ryle), à supposer une forme d'existence inétendue, atemporelle et intangible, au statut fantomatique .

Donnons un exemple pris au hasard chez un linguiste contemporain cherchant à définir le sens. Dans la mesure où il apparait d'évidence que le sens du langage n'est pas contenu dans la langue elle-même, cet auteur suppose que : « Le sens est la substance fibreuses mais immatérielle, la res cognitans » (Aage Brandt, Les petites machines du sens, Essai de sémiotique cognitive). Selon nous, il n’existe rien de par le Monde qui soit une substance fibreuse immatérielle constituant la pensée-esprit qui viendrait informer le langage. Cette manière de voir est inadéquat et on peut s'en passer.

Conclusion : une substance inutile

La substance n'ayant pas de référent bien identifiable, nous avons essayé, de suivre l'évolution de l'idée à partir de l'emploi du terme en philosophie et dans le langage courant. Il en ressort l'idée d'un sujet-support, un substrat stable, soit empirique, soit non-empirique comme notion métaphysique.  

Le débat sur la substance dans la modernité (à partir du XIXe siècle) oppose les monistes aux dualistes. Les plus prudents, à la suite d'Emmanuel Kant, en ont fait une catégorie neutre (la forme persistante de l’être) assortie d’une clause agnostique (Il vaut mieux éviter de se prononce sur elle), et enfin, ses opposants la dénoncent comme une illusion métaphysique, une notion inutile et trompeuse.

La métaphysique substantialiste qui persiste jusqu’à l’époque contemporaine a une influence philosophique et scientifique non négligeable. La tentative d’y échapper par l’adoption d’un point de vue purement empirique est une voie possible, mais elle est constamment débordée par le retour d'une substantialiste tenace.

L’idée de substance note une indépendance du Monde, ce qui est tout à fait recevable et utile, mais elle présente plusieurs inconvénients. Celui de déclarer une permanence, une solidité, une stabilité, du substrat mondain dont on n’a aucune preuve. La permanence supposée de la substance exclut les changements, ce qui conduit à l'idée d'un Monde figé, immuable en sa constitution dernière. Or, les connaissances actuelles montrent que, s’il y a une certaine permanence dans l’Univers, il est sujet à changements.

De plus, problème non négligeable, la notion est souvent rattrapée par son origine empirique, ce qui en fait une sorte de matériau ultime et fondateur (matériel ou idéel en fonction de l'obédience doctrinale).

Affirmer une ou des substances, c’est porter un jugement sur ce qui est. Si la substance désigne l'existence en soi, le substrat supposé sous l'apparence phénoménale, c'est concept parfaitement recevable. Mais spécifié comme étant d’une certaine sorte (à partir de ses attributs), elle devient un jugement métaphysique, qui dépasse ce qu’il est possible de démontrer rationnellement. C'est pourquoi nous avons suggéré de parler d'existence et de réel, concepts qui prêtent moins à confusion.

Que le Monde soit déclaré substantiel est contradictoire avec la définition même de la substance comme sujet premier (ne pouvant être un attribut de quoi que ce soit, y compris du Monde). Nous en conclurons qu’il semble inutile d’ajouter la notion de substance au concept d’existence, qui se suffit parfaitement à lui-même. Admettre l’existence du Monde, sans la déclarer substantielle, laisse la porte ouverte à d’autres hypothèses plus heuristiques.

 

Notes :

1 Blay G., Grand Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Larousse, 2010. 

2 Mansion Suzanne. La première doctrine de la substance : la substance selon Aristote. Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 44, n°3, 1946. pp. 349-369. www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1946_num_44_3_4064.

3 Spinoza, « Éthique », in Œuvres complètes, Gallimard, 1954, p. 360-415

4. G.W. Leibniz, La Monadologie, § 1.

5. G.W. Leibniz, Discours de métaphysique, titre du § 9.

6. Rey, Anne-Lise. Les paradoxes de la singularité : infini et perception chez G.W. Leibniz. Revue de Métaphysique et de Morale. Presses Universitaires de France. 2011. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01998649. et G.W. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances.

7 Kant E., Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 1976, p. 177.

8 Heisenberg W., La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 1962, p. 15.

9 Paulsen, Einleitung in die Philosophie, Berlin, 1896, cité par Huys Joseph. La notion de substance dans la philosophie contemporaine et dans la philosophie scolastique. In : Revue néo-scolastique. 5ᵉ année, n°20, 1898. pp. 364-380. [en ligne] www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1898_num_5_20_1622

10 Séminaire de recherche « Histoire des sciences, technologies et sociétés » du centre Alexandre Koyré 2016 - 2017.

11 Bachelard G., La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1986, p. 98.

12 Ibid., p. 102.

13 Bachelard G., L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 77.

14 Bachelard G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, p. 152.

15 Gautero J.-L., « Le concept de substance chez Whitehead et Russell », www.philosciences.com. 2009.

16 Simondon G., L’individuation à la lumière des notions de forme et d'information, Grenoble, Jérome Millon, 2005.

 

Bibliographie :

Andler D., Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, 2002.

Bachelard G., La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929.

Brandt, Aage. Les petites machines du sens Essai se sémiotique cognitive. https://www.academia.edu/28752140/).

Esfeld M., Philosophie des sciences, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires Romandes, 2009.

d'Espagnat B., À la recherche du réel, Paris, Bordas, 1981.

Galilée, L’Essayeur, Paris, Les Belles Lettres, 1980.

Hourcade A., « Substance », in : Grand Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Larousse, 2003.

Mansion Suzanne. La première doctrine de la substance : la substance selon Aristote. In : Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 44, n°3, 1946. pp. 349-369.  www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1946_num_44_3_4064

Nagel E., Naturalism Reconsidered, 1954.

Russell B., Histoire de la philosophie occidentale, 1946.

 

L'auteur :

Patrick Juignet