Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Économie, politique, société

Capital et capitalisme

 

Nous vivons dans une économie de marché caractérisée par l'utilisation massive de capitaux. Expliciter cette affirmation demande de bien préciser les masses monétaires concernées et l'usage qui en est fait. On doit distinguer l'usage personnel et l'usage économique à grande échelle des capitaux, car les conséquences sont différentes.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Capital et capitalisme. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/capital-capitalisme.

 

Plan de l'article :


  1. Comment définir le capital ?
  2. Qu'est-ce que le capitalisme ?
  3. L'évolution contemporaine du capitalisme
  4. Conclusion

 

Texte intégral :

1. Comment définir le capital ?

Le capital comme richesse accumulée

Thomas Piketty propose une définition du capital dans son livre Le capital au XXIe siècle.

C’est « l'ensemble des actifs non humains qui peuvent être possédés ou échangés sur le marché » (Piketty Th., Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013 , p. 82).

Thomas Piketty estime qu'actuellement, dans les pays développés, le capital public est très faible et que le patrimoine privé représente la quasi-totalité du capital disponible. Ce patrimoine privé serait en moyenne dans les pays occidentaux de 180 000 € par habitant et cette moyenne représente six années de revenu. Ce stock se divise pour moitié en capital destiné au logement et pour autre moitié en capital productif. Le rendement du capital est en moyenne de 5 % par an.

L'accumulation de richesse (sous diverses formes) pour produire d'autres richesses (et au passage des revenus) existe depuis l'Antiquité. Cette accumulation forme les capitaux utilisables. On ne peut éviter l'usage de capitaux, sauf à retourner vers une société pastorale-artisanale préindustrielle. Dans une société évoluée, il faut des capitaux et on pourrait parler « d'économie capitalisée » si l'on veut éviter le terme de capitalisme, l'important étant de comprendre que l'économie dépend de l'usage de capitaux. Toute entreprise demande un investissement en capital.

Depuis le XIXe siècle, la production de biens et de services dépend presque entièrement des actifs mobilisés en vue de la production. L'idée d'une disparition de l'utilisation de capitaux est une idée absurde. Dans une économie industrialisée, il faut des richesses accumulées (du capital) pour entreprendre une activité d'une certaine ampleur.

Une particularité notable

Il est intéressant de repérer, au sein de la masse patrimoniale globale, ce qui sert à un usage individuel (la richesse personnelle) et ce qui sert à un usage économique productif à grande échelle (même si, en pratique, cette distinction est souvent difficile à établir, car il y a des passages de l'un à l'autre). Le capital à usage économique est mobilisé en permanence pour un projet qui vise d'abord et avant tout sa reproduction et son augmentation. La différence entre richesse personnelle et capital investi est importante à considérer.

Karl Marx propose une distinction entre l'argent (la monnaie) et le « capital ». La transformation en capital se ferait lorsque l’argent entre dans un cycle marchand qui génère une plus-value (Marx K., Le capital, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 126). Dans le cycle des échanges, Marx isole deux séquences caractéristiques et très différentes : l'une dans laquelle un agent économique vend une marchandise, touche de l'argent et le dépense pour racheter un autre bien ; l'autre dans laquelle un possesseur d'argent achète une marchandise pour la revendre, séquences que nous nommerons MAM (Marchandise → Argent → Marchandise) et AMA (Argent → Marchandise → Argent) (Marx K., Le capital, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p.115).

On voit très facilement que la séquence MAM est limitée. Elle s’arrête après la satisfaction du besoin et la disparition du capital engagé ; son cycle se répète nécessairement à fréquence réduite. Par exemple, un particulier qui achète une voiture dépense son capital et gardera la voiture plusieurs années. Par contre, le cycle AMA n'est freiné par rien. On peut acheter et revendre de manière répétitive et de nombreuses fois (et même à grande vitesse dans le trading). C'est voulu, car chaque cycle récupère tout ou partie du capital et génère une plus-value. Par exemple, les sociétés d'échange de voitures à l'échelle continentale (européenne, américaine ou asiatique) achètent des centaines de voitures au quotidien et en revendent autant. L'argent mobilisé à cet effet rapporte à chaque cycle achat-vente un bénéfice. On comprend l’accélération engendrée par ce cycle : plus il y aura de mouvements, plus ils seront rapides, et meilleurs seront les profits. 

Karl Marx fait comprendre une distinction essentielle en individualisant ces deux types de fonctionnement qui impliquent tous deux une capitalisation et un cycle marchand. Selon lui, c'est en étant prise dans le cycle Argent → Marchandise → Argent que la masse monétaire devient du capital. Il différencie donc argent cumulé et capital. Cependant, l’appellation « capital » brouille cette différenciation intéressante, car toute masse monétisable est communément nommée capital. La distinction opérée conceptuellement est gommée linguistiquement. D'autre part, on notera que le capital passe par la forme monnaie pour être mobilisable et entrer dans le cycle Argent → Marchandise → Argent.

Des distinctions à faire dans les capitaux

Le point important concerne la distinction entre un capital-patrimoine à usage personnel (la richesse personnelle) et un capital mobile à usage productif-économique. Thomas Piketty renonce à faire cette distinction, car

« toutes les formes de capital ont toujours joué un double rôle d'une part comme réserve de valeur et d'autre part comme facteur de production » (Piketty Th., Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013 , p. 85).

Son analyse est certes parfaitement juste, mais elle néglige la dynamique, l'usage particulier de type AMA (Argent → Marchandise → Argent), générateur de plus-values et dont les effets sociaux, politiques et culturels sont bien différents d'un usage personnel d'achat de biens et de services.

Un usage privé a des conséquences limitées, car c'est un usage de consommation, alors qu'un usage AMA a des conséquences pour la vie socio-économique. Distinguer ces deux usages et les deux types de capitaux permet de mieux comprendre la réalité économique. Des sommes, même importantes, à usage privé de consommation et des sommes massives à usage économico-financier (productif et spéculatif) n'ont pas du tout les mêmes effets sur la société, et y appliquer les mêmes principes est inadapté.

La richesse personnelle, issue du travail ou par héritage familial (non industriel ou financier) est généralement utilisé pour un usage personnel et familial. Elle sert à la consommation et les effets produits n’entraînent que peu de modifications sociales directes, c'est-à-dire touchant la collectivité.

Il n'en est pas du tout de même du capital mobile investi dans l'économie. Les sommes ne sont pas du même ordre et c'est de lui que dépend l'économie mondiale, et donc le sort de milliards de personnes, ou, à plus faible échelle, les économies nationales et le sort de millions de personnes. Ce ne sont pas les mêmes enjeux, ni qualitativement, ni quantitativement. Ce capital fonctionne selon sa propre finalité qui est le profit, ce qui conduit à son accroissement incessant. On a constaté, à de nombreuses reprises dans l'histoire, que ce système tire les salaires vers le bas et est capable de ruiner des régions ou des pays lors des crises. Nous rejoignons là les distinctions faites par Fernand Braudel :

le capital est « sans fin à l'oeuvre », il « participe au processus renouvelé de la production » (Braudel F., La dynamique du capital, Flammarion 2014, p. 48, 49).

L'idéologie libérale considère, depuis ses débuts, que les biens à usage privé (argent, maison, voiture, etc.) et le capital mobilisable (valeur non utilisée à titre personnel et investie dans l'économie) sont identiques et que l'on doit y appliquer le même droit à la propriété. Il y a une volonté constante de placer la gestion économico-financière dans le cadre du droit privé. On peut citer, par exemple, le gestionnaire de capitaux Marc Fiorentino qui écrit dans son blog le 01 juin 2015 :

« On est dans une situation typiquement française. Avec en toile de fond permanente, l'omniprésence et l'ingérence du gouvernement dans la sphère privée ».

La liberté afférente à la sphère privée est constamment mise en avant pour justifier l'usage de capitaux à effets publics et collectifs, effets touchant, par conséquent, l'ensemble de la population.

Il y a une confusion entretenue entre la richesse personnelle destinée à l'usage privé et le capital mobilisable à effet collectif. Les acteurs de la vie économique utilisent constamment cette confusion comme argumentation pour éviter les réformes. Une autre manière de le dire est qu'il faut différencier les moyens financiers utilisés dans l'économie à des fins de profit mettant en jeu la société et le patrimoine individuel ou familial employé à des fins de vie. On ne peut exonérer de leur responsabilité ceux qui mettent en jeu la collectivité.

2. Qu'est-ce que le capitalisme ?

Une définition

Il existe diverses manières de définir le capitalisme. Nous insisterons sur le fait que c'est une manière particulière de gérer les capitaux mobilisables selon le cycle AMA. Des masses monétaires importantes sont mobilisées pour acheter des marchandises ou de quoi les produire (matières premières, outils de production, travail), ou des actifs financiers, afin de les revendre et d'en tirer un bénéfice, et ce, de manière répétitive.

Dans son ouvrage, Conceptualizing Capitalism, Geoffrey M. Hodgson définit le capitalisme comme un ensemble qui inclut la propriété privée, la généralisation des marchés et des contrats de travail, et enfin l’existence d’institutions financières bien développées, parce que le capitalisme est avant tout un système fondé sur la finance. C’est pourquoi le développement d’institutions financières joua un rôle essentiel dans son émergence, puis dans son essor.

La monnaie a un rôle d'échange, d'unité de compte et de réserve de valeur. Le capital productif passe toujours et constamment par la monnaie, puisqu'il entre dans un cycle d'échange Achat > Vente. Dans son cas, la monnaie est utilisée comme réserve de valeur à grande échelle pour des montants très importants. C'est pourquoi il faut des institutions financières solides et développées. La crise de 2008 a montré que des institutions financières fragiles pouvaient mettre en péril la totalité de l'économie capitaliste.

Selon Geoffrey Hodgson, les institutions financières sont centrales (Comprendre le capitalisme. Comment le mauvais usage de concepts clés nous empêche de comprendre les économies modernes. La Vie des idées. 2016. http://www.laviedesidees.fr/Comprendre-le-capitalisme.html). Le capital, pour se cumuler et être mobilisable, a besoin d'institutions financières (banques, bourses) qui assurent la stabilité et le cumul de la monnaie.

Le système capitaliste est fondé sur la transformation des richesses en capital mobilisable productif. Cette production a deux aspects : celui de produire ou d'échanger des biens et services, et celui de générer des profits et de les accumuler pour faire fructifier le capital. Luc Boltanski parle d'une « exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques [...] d'une remise en jeu perpétuelle du capital dans le circuit économique dans le but d’en tirer un profit, c’est-à-dire d’accroître le capital qui sera à son tour réinvesti […] » (Boltanski L., Chiapello È., Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.)

Le terme capitalisme est intéressant, car le suffixe « isme » signale l'aspect systématique de l'usage des capitaux mobiles en vue de produire des profits (en passant par l'intermédiaire de la production de biens, en passant par l'échange marchand, ou par des échanges financiers). On pourrait différencier l'économie capitalisée (utilisant massivement des capitaux) d'une économie capitaliste, les utilisant à des fins de profits systématiques.

Comment mieux définir ce dont nous parlons ici ?

1/ Nous ne parlons pas ici du capitalisme comme d'un ordre social, mais uniquement de l'utilisation de capitaux dans l'économie et de ses effets. Divers ordres sociaux sont possibles et existent effectivement dans une économie utilisant du capital.

2/ Notre définition du capital au sens économique et en le caractérisant précisément.

- Il concerne l'usage du capital mobilisable productif à usage économique selon le cycle AMA.

- Ce type de capital mobilisable appartient à des individus ou à des groupes qui sont en nombre limité.

- Ce capital est massif, qu'il soit détenu individuellement ou familialement, ou obtenu par agrégation (produits de placement, fonds de pension).

- Ce capital mobilisable est productif concrètement (il produit des biens) et financièrement (il produit une plus-value). Son usage demande un échange marchand permanent.

- La mobilisation vise le profit et produit une augmentation du capital investi. Ce dernier n'est pas fixé et change d'usage au gré des opportunités.

- Il s'ensuit des conséquences politiques, économiques, sociales et culturelles particulières.

Tout cela va ensemble et forme un système qui a une cohérence et une grande solidité, tout simplement parce que les économies évoluées ne peuvent se passer de capitaux.

Une critique du capitalisme

Les avantages

Cette gestion du capital mobile à titre économique en vue de faire des profits présente certains avantages. Tout d'abord, celui d'inciter à un dynamisme entrepreneurial et à la production de biens et services nombreux. Il participe ainsi à la richesse des nations dans lesquelles il œuvre. Compte-tenu de la compétition internationale, sans un dynamisme économique soutenu, une nation est vite reléguée, voire, si elle s'appauvrit trop, est asservie par une autre. une prospérité économique dont les États ont besoin.

Le développement du capitalisme est lié au développement du marché. L'association des deux met à disposition des consommateurs une profusion de biens de consommation à des coûts en diminution constante. C'est la principale raison du succès de ce système. Du fait de la concurrence, le second avantage du capitalisme est qu'il ne maintient pas artificiellement et de manière ruineuse pour la collectivité des entreprises déficitaires. Globalement, en dehors des périodes de crises, il est favorable à la production économique.

Les inconvénients

Le principal problème est politique, c'est le pouvoir très important qu'ont les possesseurs du capital productif sur la majorité de la population, sans que celle-ci soit consentante (ce qui constitue une sérieuse entorse à la démocratie), ni même clairement informée de ce pouvoir.

Ensuite, le revenu du capital engendre toujours un degré d'exploitation des salariés. Tout capital demande du travail pour être valorisé. Moins les travailleurs sont payés et moins, ils sont nombreux, plus le capital investi rapporte. Il y a un conflit structurel entre capital et travail.

L'économie capitaliste aboutit à une répartition inégalitaire des richesses et provoque du chômage, ce qui engendre des tensions sociales et ralentit le fonctionnement économique. Laissée à elle-même, l'économie capitaliste évolue par cycles et elle provoque des « crises » qui sont économiquement, socialement et politiquement catastrophiques.

Enfin, dernier problème, ce système, par la marchandisation généralisée qu'il induit, pose des problèmes moraux. Le capitalisme est lié au marché et à son expansion continue, or la dignité humaine impose que tout ne soit pas à vendre.

La persistance du capitalisme

Le système capitaliste persiste et prospère. Il existe de nombreuses raisons à cela.

Comme tout système socio-économique institué, il s'auto-entretient. Ceux qui possèdent le capital productif font en sorte de le garder. Mais, la question la plus intéressante est pourquoi l'idée d'un changement ne vient-elle pas à tous ceux qui ne profitent pas du système ? « Privilège d'un petit nombre, le capitalisme est impensable sans la complicité active de la société », écrit Fernand Braudel (Ibid, p. 61).

On peut avancer à ce sujet des arguments pratiques :

- La productivité liée au capitalisme permet la consommation et a apporté une prospérité, ce qui est le souhait de la grande majorité de la population. Il semblerait que ce ne soit pas indispensable, car le capitalisme peut parfaitement prospérer sans la consommation de masse.

- De nombreuses personnes possèdent un peu de capital (comme de l’argent placé ou une entreprise individuelle de type commerce ou petite entreprise). Du coup, elles adoptent l'idéologie capitaliste, croyant qu'elles en sont bénéficiaires, sans se rendre compte du fossé qui les sépare des véritables oligarques.

On peut mettre en avant des aspects idéologiques :

- L'avidité est une passion humaine très répandue qui trouve un espoir dans ce système qui présente l'enrichissement individuel démesuré comme possible, soit directement, soit au fil des générations.

- L'accumulation du capital est souvent le fruit de l'opiniâtreté et du travail de plusieurs générations, ce qui est une valeur dans laquelle se reconnaît une partie de la communauté, de même que la liberté d'entreprendre.

- Les médias véhiculent une idéologie favorable à ce type d'économie et le système capitaliste garde une crédibilité idéologique.

On peut aussi et surtout évoquer une donnée structurelle :

- Les capitaux sont devenus indispensables aux économies évoluées (qui sont des économies capitalisées). Une zone économique sans capitaux serait dévorée par ses voisines. À ce titre, l'économie capitalisée ne peut que persister.

- Le projet alternatif (dit « communiste ») s'est soldé par un échec économique et politique, car, en réalité, c'était un capitalisme d'État géré par des fonctionnaires. Que la propriété en soit privée ou étatique, les capitaux persisteront.

3. L'évolution contemporaine du capitalisme

La baisse du profit

Une baisse des profits a été constante à partir des années 1960 comme le montre le graphique suivant. On a parlé de « crise des profits » de 1975 à 1980, ce qui a conduit le capitalisme à une réorientation des investissements et des manières de produire, ce que nous appellerons la restructuration du capitalisme mondial : financiarisation, concentration, délocalisation, valorisation fictive. Cette évolution rapide montre la forte capacité d'adaptation du système capitaliste.

La baisse atteint un point bas en 1980. Dès les années 75, une restructuration s’est amorcée. À partir de là, les capitaux ont été investis différemment.

La facilitation du transport et la libéralisation des échanges ont fait que la production, la consommation et leur équilibration ne se sont plus faits au niveau national ni même continental, mais mondial. Il s’en est suivi une restructuration du capital mobile destiné à l’économie : les délocalisations industrielles, l'accroissement du secteur financier, un renouveau marchand et la poursuite de la concentration.

Les diverses délocalisations

Le secteur traditionnel de la production technique et industrielle n’a nullement disparu. Il y a toujours un capitalisme industriel productif, il s’est simplement déplacé vers les zones où le travail est achetable à bas coût et sa productivité s’est accrue grâce à l’informatique et la robotique. Nous sommes encore dans un capitalisme classique. Dans le cycle Argent Marchandise Argent, caractéristique de l'usage du capital, la marchandise en question est constituée par des biens concrets.

Mais, plus largement, la mondialisation est une délocalisation plurielle. Les multinationales ont la possibilité de déplacer, non seulement les moyens de production, mais aussi de localiser leur siège financier dans des paradis fiscaux, de créer des centres administratifs dans les pays où se trouvent des diplômés avec un prix du travail bas, etc.

L’accroissement du secteur financier

Le secteur financier s'est largement développé à partir de la fin du XXe siècle. Le rôle des banques s’est accru, favorisé par l’endettement des économies occidentales à partir de 1974, puis par la dérégulation à partir de 1985. Le capital mobile destiné au marché financier globalisé a pris une ampleur inégalée jusqu’alors.

Le capital financier est formé d'actifs financiers, essentiellement des titres de propriété (actions et assimilés) ou des créances (obligations et assimilées) et des prêts (aux États, aux particuliers, aux entreprises), ou des devises (une monnaie revendue contre une autre). Dans un sens élargi, on y inclut les contrats dérivés sur la valeur de ces actifs.

Dans le cycle Argent Marchandise Argent, la marchandise en question est constituée par ces actifs financiers.

Un nouveau secteur marchand

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre indiquent une nouvelle voie du capitalisme qui se dessine au XXIe siècle. Les capitaux se tournent vers un échange marchand d'un type particulier que les auteurs nomment « économie de l'enrichissement », car le procédé ajoute de la valeur à des biens déjà existants.

Dans le cycle Argent Marchandise Argent, les profits marchandises sont réalisés sur une marchandise pourvue d'une valeur symbolique et culturelle (prestige issu du passé, objet de collection ou de distinction). Les produits de luxe ont toujours existé, mais leur commercialisation prend une grande importance économique en ce début de XIXe siècle et constitue un nouveau secteur d'investissement.

Il s'agit d'une survalorisation fictive aux deux sens du terme « fictif » : d'une part, celui de fiction, car elle associe à la marchandise un récit (prestigieux, valorisant, décalé, vintage, etc.), d'autre part, celui d'illusoire, car cette valorisation symbolique n'apporte aucun usage supplémentaire, elle joue uniquement sur la distinction sociale apportée.

La concentration des sociétés

Les sociétés entrepreneuriales

La concentration des sociétés est un phénomène constant qui se poursuit de nos jours. Les sociétés évoluent par fusion entre elles ou acquisition d'autres sociétés, de telle sorte qu'elles diminuent en nombre au fur et à mesure qu'elles augmentent en taille. Juste quelques notes chiffrées pour illustrer la façon dont elle s'est opérée au niveau mondial.

Les grosses multinationales ont augmenté en nombre. Par leur propre poids, elles ont un impact considérable sur l'économie, mais, de plus, elles entraînent autour d'elles une multitude de petites et moyennes entreprises dont le sort dépend des décisions de ces sociétés multinationales.

Les 20 plus grandes sociétés du monde, par capitalisation boursière
Rang Entreprise Nationalité Secteur Capitalisation en 2016 (milliards $)
1   Apple États-Unis Technologie 604
2   Alphabet (ex-Google) États-Unis Technologie 518
3   Microsoft États-Unis Technologie 437
4   Berkshire Hathaway États-Unis Finance 350
5   Exxon Mobil États-Unis Pétrole et gaz 347
6   Facebook États-Unis Technologie 325
7   Johnson & Johnson États-Unis Santé 298
8   General Electric États-Unis Industrie          295
9   Amazon.com États-Unis Services à la consommation 280
10   Wells Fargo & Co États-Unis Finance 245
11   AT&T États-Unis Télécommunications 241
12   Nestlé Suisse Biens de consommation 239
13   China Mobile Hong Kong Télécommunications  
14   ICBC Chine Finance 228
15   Procter & Gamble États-Unis Biens de consommation 223
16   Verizon États-Unis Télécommunications 221
17   JPMorgan Chase États-Unis Finance 217
18   Walmart États-Unis Services à la consommation 215
19   Roche Suisse Santé 214
20   Petrochina Chine Pétrole et gaz 205

 

Pour des informations plus détaillées, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Classement_mondial_des_entreprises_leader_par_secteur

Les sociétés financières

Trois jeunes chercheurs de l’Institut fédéral de technologie de Zurich (Stefania Vitali, James B. Glattfelder, Stefano Battiston) ont scruté les interactions financières entre multinationales du monde entier. Leur travail – The network of global corporate control (le réseau de domination globale des multinationales) – porte sur un panel de 43.000 groupes (transnational corporations) sélectionnés dans la liste de l’OCDE.

Ils ont mis en lumière les interconnexions financières complexes entre ces entités économiques : part du capital détenu, y compris dans les filiales ou les holdings, prise de participation croisée, participation indirecte au capital…

Résultat : 80 % de la valeur de l’ensemble des 43.000 multinationales étudiées est contrôlé par 737 entités : des banques, des compagnies d’assurance ou des grands groupes industriels. Le monopole de la possession du capital ne s’arrête pas là. Par un réseau complexe de prises de participation, 147 multinationales, tout en se contrôlant elles-mêmes entre elles, possèdent 40% de la valeur économique et financière de toutes les multinationales du monde entier.

Enfin, au sein de ce groupe de 147 multinationales, 50 détenteurs de très gros capitaux forment ce que les auteurs appellent une super entité. On y retrouve principalement des banques : la britannique Barclays en tête, ainsi que les banques de Wall Street comme J.P. Morgan, Merrill Lynch, Goldman Sachs, Morgan Stanley…), mais aussi, des assureurs et des groupes bancaires français : Axa, Natixis, Société générale, le groupe Banque populaire-Caisse d’épargne ou BNP-Paribas. Ces institutions sont les maîtres de l'économie mondiale.

Tout cela montre l'extrême concentration du capital productif (et du pouvoir socio-économique qui en découle) en ce début de XXIe siècle.

La concentration du capital

La concentration progressive du capital, tendance spontanée, si elle n'est pas contrée par des régulations politiques, pose l'énorme problème de la concentration du pouvoir économique. Les chiffres donnés par l'Oxfam montre une accélération du processus depuis les années 1980. En 2017, la fortune des milliardaires s’est accrue de 721 milliards de dollars. 82 % de la croissance mondiale créée l’an dernier a profité au 1 % des plus riches et le nombre de milliardaires a connu sa plus forte hausse de l’histoire.

 

Concentration capitalSource et © Oxfam

 

L'augmentation du capital investi

Sur une période stable, tout capital investi a tendance à croître, car il n'est pas destiné à être dépensé et bénéficie d'une rémunération. Selon le calcul des intérêts composés, une somme qui perçoit un intérêt de 5% augmente de 100% en quinze ans. Les aléas de la vie économique pourraient faire qu'il en soit autrement pour le capital investi. Mais non, l'enquête de Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2015) montre qu'il en est bien ainsi en moyenne et sur la longue durée.

Grâce à la compilation d’un grand nombre de séries statistiques, Thomas Piketty conclut que le taux de profit manifeste une remarquable constance de long terme et qu’il est compris entre 4 et 6 %. Certaines périodes voient le rendement moyen du capital s’abaisser au-dessous du taux de croissance, mais ce n'est pas le mouvement général (p. 565 et 566). Il écrit :

« ce peut être là l’enseignement le plus important de notre enquête à ce stade : la technologie moderne utilise toujours beaucoup de capital, et surtout la diversité des usages du capital fait que l’on peut accumuler énormément de capital productif sans que son rendement s’effondre. Dans ces conditions, il n’existe aucune raison naturelle pour que la part [de revenu] du capital diminue à très long terme, même si la technologie s’est transformée dans un sens plutôt favorable au travail. » (p. 354).

La versatilité du capital lui donne la possibilité de s'adapter aux changements.

Le capital productif investi dans l'économie a donc tendance à croître spontanément grâce au profit assez constant qu'il génère. La période de baisse des années 1960 est finie et le capital a repris sa croissance habituelle favorisée par les politiques néolibérales. La dynamique évolutive du capital investi n'a rien à voir avec celle de l'épargne individuelle, ce qui montre la différenciation à faire entre les deux.

4. Conclusion

Nous avons tenté une description schématique du capitalisme et de son évolution contemporaine. Certaines tendances de fond du capital productif comme la concentration et l'accumulation sont restées ce qu'elles étaient par le passé. Cela a demandé des restructurations économiques importantes, comme les délocalisations, l'investissement d'un nouveau secteur marchand, et enfin le développement massif de la finance et sa concentration.

Cet article donne une idée très schématique du capital en ce début de XXIe siècle. Il pointe en particulier que la richesse personnelle (destinée à la consommation ou à l'épargne) est très différente du capital productif, qui se déplace dans les structures économiques à des fins de contrôle et de profit. Ces différences d'usage supposeraient des législations différentes pour chacun. Et, pour le capital productif une régulation politique, afin d'atténuer les inégalités et éviter que le pouvoir économique ne se concentre dans quelques mains. C'est possible par des lois concernant le partage de la valeur ajoutée et le partage du pouvoir décisionnaire.

Il est impossible de se passer de capital à usage productif. Dès lors, ce qui serait souhaitable, c'est que l'utilisation des capitaux prenne une allure démocratique qui les mette au service d'un projet de société.

 

Bibliographie :

 

Boltanski L., Chiapello È., Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

Boltansky L., Esquerre A., Enrichissement, Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017.

Braudel F., La dynamique du capital, Flammarion, 2014.

Collectif : Les entreprises à mission, Paris, Prophil, 2016.

Dumésil G., Lévy D., Crise et sortie de crise. Paris, PUF, 2000.

Hodgson Geoffrey. Comprendre le capitalisme. Comment le mauvais usage de concepts clés nous empêche de comprendre les économies modernes. In : La Vie des idées [En ligne]. 2016. http://www.laviedesidees.fr/Comprendre-le-capitalisme.html

Jahan Sarwat, Saber Mahmud Ahmed. Qu'est-ce que le capitalisme ? In : Finance et développement [En ligne]. 2015. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2015/06/pdf/basics.pdf

Marx K., Le capital, Paris, Garnier Flammarion, 1969.

Piketty Th., Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.

Vitali Stefania, Glattfelder James B., Battiston Stefano. The Network of Global Corporate Control. In : Plos One [En ligne]. 2011. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0025995.

 

L'auteur :

Juignet Patrick