Revue philosophique

Du Mont-Pèlerin à la Maison-Blanche
Chronique succincte du mouvement néolibéral

 

La tradition libérale a connu durant la seconde moitié du xxe siècle un renouveau, sous l’action d’une poignée de penseurs, et plus particulièrement de quatre d’entre eux : l’Autrichien puis Américain Ludwig Von Mises (1881-1973), aîné du mouvement et porteur de la tradition analytique de « l’école autrichienne », les Américains Milton Friedman (1912-2006) et Robert Nozick (1938-2002), et surtout Friedrich Von Hayek (1899-1992), artisan capital du néolibéralisme.

 

Pour citer cet article :

Perrin, Jérémy. Du Mont-Pèlerin à la Maison-Blanche - Chronique. Philosophie, science et société. 2018. https://philosciences.com/mont-pelerin-maison-blanche.

 

Plan :


    • Des commencements difficiles
    • Un néolibéralisme d’opposition
    • 1947-1971 : la guerre des idées
    • Les décennies triomphales : le néolibéralisme au pouvoir
    • La roche Tarpéienne est proche du Capitole
    • Retour sur le tournant des années 1970

 

Texte intégral :

 

Bien avant de devenir un sujet d’opprobre, de foi ou d’anathème pour débats télévisés, le libéralisme avait d’abord été un courant de philosophie politique. Enraciné dans la pensée de John Milton (1644) (1), John Locke (1689) (2), Montesquieu (1748) (3) et Adam Smith (1776) (4), il avait inspiré les révolutions d’Angleterre, d’Amérique et de France (conjointement avec l’héritage de Rousseau, dans ce dernier cas), pour devenir au xixe siècle le fondement théorique de l’ordre politique occidental. Stabilisé, dans l’action des gouvernements, sous la forme d’un dispositif conjuguant l’inertie des pouvoirs publics et la garantie de certaines libertés individuelles, il avait alors eu pour figures de proue des hommes d’État tels Guizot en France, ou Gladstone au Royaume-Uni.

Toutefois, les mesures qui circulent aujourd’hui sous l’étiquette libérale diffèrent assez nettement de la doctrine d’alors. Cette tradition a en effet connu durant la seconde moitié du xxe siècle un renouveau intellectuel considérable, sous l’action d’une poignée de penseurs, et plus particulièrement de quatre d’entre eux : l’Autrichien puis Américain Ludwig Von Mises (1881-1973), aîné du mouvement et porteur de la tradition analytique de « l’école autrichienne », les Américains Milton Friedman (1912-2006) et Robert Nozick (1938-2002), et surtout Friedrich Von Hayek (1899-1992), artisan capital de cette renaissance, Autrichien de naissance, devenu sujet britannique en 1938, et qui passa les années décisives de sa carrière universitaire aux États-Unis.

C’était un aggiornamento : tout en conservant l’essence de la pensée libérale classique, ces néolibéraux voulaient en adapter les appuis théoriques et les prescriptions pratiques à l’ensemble des bouleversements survenus dans l’économie et la société depuis la débâcle politique essuyée par le mouvement entre 1929 et 1945, déroute signifiée notamment par le discrédit quasi unanime dont pâtissait désormais le laisser-faire parmi l’opinion, depuis la grande récession.

Sur le fond, cette adaptation eut pour thème majeur un rejet du laisser-faire intégral, au profit d’une vision dans laquelle c’est l’État lui-même qui œuvre activement en faveur de l’ordre concurrentiel et de l’efficacité des marchés, en employant pour cela, nous dit Hayek, « une armature juridique soigneusement conçue »(5). La crise de 1929 avait rendu l’attentisme indéfendable, et les libéraux firent pièce à cette demande de volontarisme. Ils tenaient bon sur l’essentiel, puisque cette volonté restait au service de la concurrence et de la liberté.

À titre secondaire, la mutation fut aussi formelle : il s’agissait de retranscrire le vieil idéal dans un langage et des références plus en phase avec le xxe siècle que ne pouvaient l’être, par la force des choses, les grands auteurs des siècles passés. Hayek admettait volontiers ce point, dès les premières lignes de sa Constitution de la liberté, parue en 1960 : « D’antiques vérités ne sauraient survivre dans l’esprit des hommes sans se régler périodiquement sur la langue et les concepts des générations successives. [...] Cela fait aujourd’hui bien longtemps que l’idéal de liberté qui inspire la civilisation occidentale, et dont la réalisation partielle a permis son essor, n’a pas bénéficié d’une reformulation efficace» (6).

C’est l’histoire de cette rénovation intellectuelle – l’émergence d’un nouveau libéralisme – que nous allons brièvement retracer ici, depuis le manifeste désespéré publié par Hayek pendant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux apothéoses électorales de la fin du siècle dernier. Nous centrerons le propos sur les moyens et les circonstances de cette reconquête politique, davantage que sur les idées. Nous rappellerons donc, en premier lieu, la position extrêmement précaire qui fut celle du libéralisme orthodoxe, dans le concert des forces intellectuelles et sociales au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Nous achèverons ensuite ce récit en présentant le spectaculaire retournement de tendance dont il devait bénéficier, quelques décennies plus tard, tout en essayant d’en éclairer certaines causes.

Des commencements difficiles

Lorsque Friedrich Hayek achève en 1943 La route de la servitude, le libéralisme est aux abois. Le livre se présente d’ailleurs comme l’ultime avertissement à une civilisation sur le point de répudier sans retour les valeurs libérales qui l’avaient définie des siècles durant. L’alarmisme de Hayek était compréhensible. Piétinée durant la seconde moitié du xixe siècle par une première série d’intrusions du législateur dans la sphère marchande, discréditée par les turbulences monétaires qui avaient suivi le premier conflit mondial, lourdement accusée par la récession planétaire enclenchée à partir de 1929, l’orthodoxie libérale se trouvait effectivement à l’agonie dans l’esprit public.

Au plan des relations internationales, l’ensemble des puissances montantes apparaissaient comme indifférentes, voire hostiles envers le libéralisme. Au premier chef, l’Union soviétique avait répudié la « science économique bourgeoise ». Laissée indemne par la crise mondiale, l’économie agraire quasi médiévale héritée de 1917 avait vu jaillir en quelques années une capacité industrielle de premier plan, sous les auspices d’un programme économique collectiviste. Autre puissance ascendante, l’Italie s’était quant à elle convertie au fascisme et, depuis 1926, se détournait toujours davantage de l’initiative économique privée. En Allemagne, les nazis se montraient dirigistes en économie, peut-être guidés en cela par une tournure d’esprit générale, au moins autant que par pragmatisme. Une fois consommée la rupture avec le laisser-faire « décadent » des « ploutocraties », il n’y eut plus que leurs créanciers britanniques pour croire que les Allemands reviendraient à l’orthodoxie dès qu’ils le pourraient (7). L’économie allemande, sous la direction du ministre Schacht, avait offert l’image dérangeante d’un retour au plein emploi obtenu par des moyens fort peu libéraux. Quant au Japon, animé par un nationalisme protectionniste et violemment expansionniste, il connaissait pour sa part un rattrapage industriel accéléré, portant ainsi un terme irréversible au monopole occidental de la modernité.

Tandis que s’accumulaient de la sorte les succès de l’interventionnisme, les trois vieilles nations libérales paraissaient à la peine. Jusqu’à l’entrée en guerre, l’économie américaine se débattait dans une vague de chômage sans précédent, dans le sillage de l’effondrement financier de 1929. Berceau historique de la révolution industrielle, la Grande-Bretagne ne connaissait plus, désormais, qu’une conjoncture poussive. La tendance n’était guère plus brillante en France : que la défense nationale n’ait pas tenu cinq semaines face aux armements allemands, voilà qui n’était pas, en soi, pour témoigner d’une industrie efficace. Sur la décennie précédant 1939, le rapport de force économique entre nations libérales et autoritaires accusait ainsi un très net basculement à l’avantage des dernières : les productions française et américaine avaient quasi stagné, avec seulement 2 à 3 % de croissance cumulée sur la période, la Grande-Bretagne faisant à peine mieux, avec 20 %. Dans le même temps, l’Italie, l’Allemagne, le Japon et l’Union soviétique se voyaient portés par des croissances économiques respectives de 23, 43, 59 et 81 % (8).

Au sein même des bastions traditionnels du libéralisme, l’échiquier politique n’avait rien qui puisse rassurer les camarades de Hayek. En France, l’élection du Front populaire, les grandes grèves de 1936 et les mesures qui en découlèrent avaient marqué le divorce croissant entre l’opinion du pays et l’héritage de Guizot, Tocqueville et Le Chapelier, un éloignement idéologique inexorable que venaient d’ailleurs confirmer, à droite, les tentations putschistes. En Grande-Bretagne, Hayek constatait de jour en jour le progrès des idéaux socialistes chez des démocrates sincères. Cela ressemblait de plus en plus à une hégémonie intellectuelle, que Hayek soulignait à regret jusque parmi les conservateurs, même les plus intransigeants d’entre eux s’avérant, d’après l’opinion commune, « tous socialistes de cœur » (9).

Une remarque traduit douloureusement la peine qu’avaient les libéraux, après avoir été si rapidement débordés sur leur gauche, à comprendre qu’ils n’incarnaient plus l’avant-garde politique du pays : « Que les progrès du passé soient menacés par les forces traditionnelles de la droite, voilà un phénomène qui a toujours existé et qui ne saurait nous alarmer. Mais que l’opposition [travailliste], tant au Parlement que dans l’opinion, devienne le monopole permanent d’un deuxième parti réactionnaire, voilà qui nous ravit toute espérance » (10). Quant aux États-Unis, ils formaient, sous la présidence Roosevelt, un New Deal radicalement contraire aux anciens principes libéraux. En réponse à la crise, les pouvoirs publics s’invitaient partout dans l’économie et le jeune Milton Friedman, que la « main invisible » avait laissé sans emploi, venait en 1935 travailler à Washington dans les équipes d’économistes constituées pour piloter la nouvelle politique.

Terminant d’assombrir l’espérance des libéraux, la débâcle était aussi intellectuelle. Exemples à l’appui, Hayek dénombre avec horreur les libéraux gagnés au socialisme et même, de là, certains socialistes ralliés au nazisme (11). Il omet cependant la plus belle prise de l’interventionnisme : Keynes, ancien et éminent libéral, qui avait publié en 1936 sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, analyse d’ailleurs tacitement inspirée, au moins en partie, par l’expérience de la relance économique nazie, qu’elle transplantait dans un cadre pacifique et démocratique. Tout en renouvelant son attachement aux libertés civiles et économiques, Keynes avait abandonné publiquement la croyance traditionnelle en la capacité du marché à réguler spontanément la conjoncture. Il présentait, de surcroît, de solides raisons théoriques à l’appui de sa rétractation.

Un néolibéralisme d’opposition

Ces sombres circonstances imprimèrent au discours des survivants du libéralisme une teinte particulière : leur position de minoritaires, voire de parias, les poussa en effet à utiliser des arguments que leurs descendants, revenus au pouvoir, auront tôt fait d’oublier, voire de retourner. Ces « raisons du moins fort », volontiers invoquées par tout mouvement dissident, on les entendait pourtant d’abondance sur La Route de la servitude, ce premier manifeste de l’ère néolibérale. À l’heure où les libéraux dominent le champ des discours, ces propos oubliés donnent un son étrange, car il suffirait bien souvent d’échanger quelques mots pour faire du Hayek de 1943 le porte-plume de l’altermondialisme actuel. Au lecteur d’aujourd’hui, Hayek semble écrire à fronts renversés, signe éclairant du renversement des rapports de force qui s’est produit entre-temps. De cette batterie d’arguments libéraux exfiltrés vers le camp adverse, nous allons maintenant présenter différents exemples.

Premier indice de cet échange de tranchées : la dénonciation, par Hayek, du sophisme par lequel le partisan d’une évolution en cours présente son mouvement comme inéluctable, la plaçant ainsi à couvert de toute objection morale : « Il y a une chose révélatrice, c’est que peu de planistes (12) se contentent de dire que le planisme centralisé est désirable. La plupart d’entre eux affirment que nous ne pouvons plus choisir, et que nous sommes contraints par des circonstances échappant à notre volonté de substituer le planisme à la concurrence. On cultive délibérément le mythe suivant lequel nous nous engageons sur la route nouvelle, non point par notre volonté, mais parce que la concurrence se trouve spontanément éliminée par des transformations techniques sur lesquelles nous ne pouvons revenir, et que nous ne saurions souhaiter empêcher. Cet argument fait rarement l’objet d’un long développement. C’est une affirmation que les auteurs se repassent jusqu’à ce qu’il ait pris la force d’un fait accompli, par simple répétition. Il est néanmoins dépourvu de fondement » (13).

Désormais installés aux commandes idéologiques du globe, les héritiers de Hayek reprennent pourtant sans état d’âme ce vieil argument des « causes techniques du mouvement de l’histoire », en décrivant notamment la mondialisation économique comme un fait de nature, le corollaire inévitable des nouvelles technologies de l’information. « La mondialisation est à l’économie ce que l’air est à l’individu ou la pomme à la gravitation universelle » (14), professe comme on le sait Alain Minc. Avant guerre, c’était justement l’argument type des collectivistes. Le prosoviétique Edward Carr, par exemple, qui faisait déjà du Attali sans le savoir : « Nous connaissons la direction que prend le développement du monde, nous devons soit nous y intégrer soit périr » (15).

Hayek, au contraire, ne manquait pas de dénoncer le caractère largement illusoire – et clairement partisan – de ces mises en garde : « L’histoire intellectuelle des soixante ou quatre-vingts dernières années illustre parfaitement cette vérité qu’en matière d’évolution sociale, il n’y a d’inévitable que les choses qu’on pense être inévitables » (16). En butte au pouvoir accru des syndicats ainsi qu’à l’affaiblissement des normes juridiques libérales, il récusera encore, en 1960, « le plus stupide de tous les arguments à la mode : l’idée que nous ne pouvons plus revenir en arrière ». « On peut se demander, ajoute-t-il, si les partisans de ce cliché sont conscients qu’ils défendent l’opinion fataliste selon laquelle nous sommes incapables d’apprendre de nos erreurs, l’aveu abject de notre incapacité à utiliser notre intelligence » (17).

En bon hérésiarque, Hayek a pour premier objectif la déconstruction de ces fatalismes. Il replace notamment le dogme interventionniste dans la contingence des dernières batailles politiques et intellectuelles en date : « La tendance vers le monopole et le planisme n’est pas le résultat de « faits objectifs ». C’est le produit d’opinions nourries et propagées pendant un demi-siècle qui ont fini par dominer notre politique »18. Il insiste encore sur le fait que, d’après lui, « tout cela était pourtant fort peu inévitable, et résultait au contraire d’une politique délibérément adoptée. […] En Allemagne la suppression de la concurrence a résulté d’une politique délibérée. […] Il est donc hors de doute que le planisme est le résultat d’une action délibérée, et qu’aucune nécessité externe ne nous y contraint » (19). Aujourd’hui, c’est au contraire aux détracteurs du libéralisme qu’il revient de pointer la dimension politique et voulue de la transformation en cours. Ainsi Jacques Généreux rappelle-t-il que « le pouvoir politique n’a pas été débordé par l’élargissement de l’espace et du pouvoir de l’économie mondiale : il l’a lui-même organisé » (20).

La quête des origines intellectuelles du planisme conduit Hayek à situer leur source en Allemagne, pays qui présente alors auprès du public britannique l’aspect évident d’un contre-modèle. « En progressant vers une société totalement planifiée, les Allemands, et tous ceux qui suivent leur exemple, ne font que suivre la voie que leur ont tracée certains penseurs du xixe siècle, en particulier des Allemands » (21). S’il concède à cette occasion le brio des auteurs et leur cohérence d’ensemble (22), Hayek n’en réclame pas moins la révision de leurs thèses au vu de la pratique, car « tenir à cette idée [socialiste] après plus de vingt-cinq ans d’expérience, au moment même où nous luttons contre les ravages causés par cette croyance, voilà qui est indiciblement tragique » (23). On ne saurait mieux dire, là encore, l’erreur et la faute des libéraux d’aujourd’hui.

Hayek invite enfin les libéraux à la vigilance contre l’illusion d’une paix négociée avec l’ennemi interventionniste, une sorte de « Munich des idées ». Il en appelle plutôt à la réaffirmation des valeurs anglaises : « Si nous voulons [convaincre les Allemands], nous n’y parviendrons pas en faisant des concessions à leur système de pensée. [...] Les Allemands prennent cela pour un aveu tardif par lequel les Anglais admettent avoir toujours été dans leur tort [...]. Les Allemands savent que ce qu’ils considèrent comme la tradition britannique est foncièrement opposé à leur idéal nouveau, que les deux représentent des conceptions de vie inconciliables. On peut peut-être les convaincre de leur erreur dans leur choix, mais personne ne va les convaincre que les Anglais peuvent être de meilleurs guides sur la voie allemande. [...] Ce qui compte, ce ne sont pas les dernières améliorations apportées à nos institutions sociales, mais notre foi inébranlable dans les traditions qui ont fait de l’Angleterre le pays d’un peuple libre et droit, tolérant et indépendant » (24). C’est là une position assez proche de celle défendue aujourd’hui par Hakim El Karoui, lorsqu’il affirme que la France a peu de chance de se distinguer dans un effort d’imitation du modèle économique anglo-saxon, mais devrait plutôt viser l’excellence dans la singularité qu’elle incarne, son tempérament égalitaire (25). Transposé des nations aux partis, cet appel de Hayek à la fermeté rappelle aussi le discours actuel d’extrême gauche, lorsqu’il écarte comme illusoire la voie d’un « libéralisme de gauche », supposé capable de « contrôler » les marchés tout en cherchant aussi à leur plaire.

1947-1971 : la guerre des idées

Depuis lors, le retour à meilleure fortune des idées libérales fait maintenant partie de l’histoire commune. Il n’ira pas, cependant, sans lenteurs ni difficultés.

À l’issue de la guerre, Hayek réunit une poignée de personnalités libérales dans la Société du Mont-Pèlerin, du nom du village suisse accueillant du 1er au 10 avril 1947 son congrès inaugural. Dans l’assistance, trente-six participants issus de divers pays, dont notamment Ludwig Von Mises, l’épistémologue Karl Popper, Milton Friedman ou encore Maurice Allais (26). En raison de la guerre mondiale, l’ambition du colloque Walter Lippmann, en 1938 à Paris, était restée lettre morte. La Société du Mont-Pèlerin reprend à son compte le même objectif : la rénovation intellectuelle du libéralisme, en vue d’une reconquête de l’agenda politique.

La route vers le pouvoir sera longue. Aussi longtemps que durera l’âge d’or de la « croissance sociale-démocrate autocentrée » (27), le keynésianisme se maintiendra sans peine au firmament du monde académique et politique. Entre 1945 et 1973, les économies occidentales connaissent des taux de croissance qui, rétrospectivement, paraissent inouïs : de l’ordre de 4 à 8 % par an. L’avenir s’annonçant alors comme une ascension effrénée vers l’abondance absolue, la classe politique et la société n’éprouvent aucune urgence à s’enquérir de conceptions économiques alternatives – comprendre non keynésiennes. Au milieu des années 1960, Robert Solow, professeur au MIT et futur prix Nobel d’économie, constate ainsi que la macroéconomie n’intéresse plus guère les universitaires, faute de questions intéressantes restant à résoudre (28). En janvier 1971, la Commission de recherches économiques suisse publie comme chaque année son rapport d’observation sur la conjoncture nationale. C’est en vain qu’on y chercherait le mot « chômage »: en quatorze pages, on ne prend plus la peine de mentionner son taux ; on s’y contente de signaler, pour mémoire, que « le marché intérieur du travail est largement tari » (29).

La position des libéraux est d’autant plus délicate que leur doctrine rappelle au public un passé révolu : celui de l’Angleterre victorienne, de la préhistoire sociale et de l’étalon-or. Durant cette période, la Société du Mont-Pèlerin ne peut faire davantage qu’œuvre préparatoire. La première équipée politique notable d’un néolibéral se solde par un désastre : aux présidentielles américaines de 1964, le républicain Barry Goldwater obtient seulement 38 % des suffrages, permettant à Lyndon B. Johnson et à sa « guerre contre la pauvreté » de réaliser le score le plus élevé jamais atteint par un candidat depuis 1820.

Signe d’espoir, toutefois : bien qu’à la peine en matière politique et académique, les libéraux ne manquèrent jamais d’argent (30). Friedman l’avait dit clairement : « dans une société capitaliste, il suffit de parvenir à persuader quelques riches pour lancer une idée, si étrange soit-elle » (31). Durant sa campagne présidentielle de 1964, Goldwater bénéficia du soutien de plusieurs grandes entreprises, comme General Electric, le Reader’s Digest ou encore Johnson & Johnson (32). À vrai dire, ces firmes n’eurent pas besoin d’explications philosophiques détaillées pour comprendre les soulagements fiscaux qu’elles pouvaient espérer du « sacre de l’individu ». Dès sa création en 1947, la Société du Mont-Pèlerin avait reçu l’appui financier du William Volker Fund (33). Richement dotée par un millionnaire des stores de fenêtres, cette organisation, sous la direction de Harold Luhnow, financera par ailleurs le poste de Hayek à l’université de Chicago, tout comme celui de Mises à l’université de New York (34). Les hayékiens reçoivent également des fonds importants de l’industriel du poulet Anthony Fisher et parviennent ainsi à fonder en 1955 le premier think tank néolibéral britannique : l’Institute of Economic Affairs (35).

Dès lors, cette machine de guerre idéologique s’emploie sans relâche au retournement de l’opinion britannique, et ce, par trois canaux principaux : la publication des néolibéraux, la mise en valeur de leurs thèses au travers de réceptions et séminaires à destination des cercles universitaires, médiatiques et patronaux, et enfin la diffusion de notes courtes et pédagogiques propageant sur des thèmes précis de politique économique des analyses alternatives au consensus social-démocrate (36). En France, le CNPF subventionne de même la Société du Mont-Pèlerin dans les années 1950 (37). Aux États-Unis, dans le même temps, General Electric recrute le comédien Ronald Reagan, aux fins d’assurer la promotion du système de libre entreprise au cours de séminaires internes (38). Son jeu fut d’ailleurs apprécié : on sait que du gouvernorat de Californie jusqu’à la Maison-Blanche, dans les décennies suivantes, il deviendra en quelque sorte « l’Antoine Doinel du libéralisme américain ».

Mais n’anticipons pas. Faute d’accéder encore au pouvoir politique, les accomplissements des libéraux durant cette période se situent plutôt sur le plan de l’opinion et des idées. Milton Friedman développe inlassablement ses théories monétaristes : en 1956, il se fait un nom en publiant ses Études sur la théorie quantitative de la monnaie (39), puis en proposant l’année suivante la notion de « revenu permanent », une remise en cause directe des conceptions keynésiennes sur la propension à consommer. C’est à la même époque qu’il systématise sa théorie politique : en 1962, la parution de Capitalisme et Liberté lui permet de la diffuser largement auprès du grand public. Le discours néolibéral construit peu à peu ses positions médiatiques : à partir de 1966, Friedman se fait chroniqueur, donnant deux fois par mois, dans le magazine Newsweek, son point de vue sur l’actualité économique. L’Institute of Economic Affairs tisse patiemment des liens de confiance avec la presse conservatrice, et notamment le Daily Telegraph qui, en publiant à la fin des années 1960 des dizaines d’articles d’Arthur Seldon, transforme la critique radicale de l’interventionnisme en un courant visible et respectable de la droite britannique (40).

Enfin, le département d’économie de l’université de Chicago s’allume d’un rayonnement croissant, qui en fait progressivement le foyer intellectuel mondial des néolibéraux. Sous les auspices de professeurs tels que Milton Friedman ou Arnold Harberger, l’École de Chicago imprime sa marque à nombre d’étudiants, parmi lesquels de jeunes Chiliens, venus étudier sur les bords du lac Michigan dans le cadre d’un accord interuniversitaire avec l’Université pontificale catholique du Chili. Tant que les performances du système économique maintinrent le keynésianisme au-dessus des critiques, ce travail préparatoire sembla sans doute ingrat aux yeux des néolibéraux eux-mêmes. Lorsque celles-ci se mirent à chanceler, son importance se révéla décisive.

Les décennies triomphales : le néolibéralisme au pouvoir

À partir des années 1970, la configuration économique mondiale bascule très rapidement. Premier signe avant-coureur du dérèglement en cours : dès la fin de la décennie précédente, les inégalités tressaillent aux États-Unis, avec le décrochage de la part du revenu national captée par la classe moyenne (41). En 1971, les États-Unis connaissent leur premier déficit commercial du siècle, si bien que le 15 août de la même année, Richard Nixon, préoccupé par l’érosion soudaine des réserves d’or nationales, suspend unilatéralement la convertibilité du dollar en métal. Le système international de change défini vingt-sept ans plus tôt à Bretton Woods en reçoit un coup fatal. Il s’efface en quelques années pour un système de changes flottants, dont les variations cycliques commencent à placer alternativement les différentes économies nationales en crise de compétitivité.

En 1973, la croissance économique des nations occidentales s’effondre soudainement. Contemporaine du premier choc pétrolier, la crise survit à la baisse ultérieure des cours. À compter de cette année-là, un chômage massif enveloppe lentement l’Europe, tandis que la société américaine est écartelée par les inégalités. En peu de temps, les politiques keynésiennes perdent tout crédit. Elles ne parviennent plus à relancer une activité désespérément stagnante, dans un contexte d’inflation élevée : la stagflation. Le baromètre du débat frémit ; l’heure semble au temps variable. Plusieurs dignitaires intellectuels du libéralisme se voient distingués d’un prix Nobel d’économie : Hayek d’abord, en 1974 ; Friedman ensuite, deux ans plus tard. Aux idées néolibérales, ces circonstances favorables ouvrent enfin la voie du pouvoir.

Toutefois, ce n’est ni en Europe ni aux États-Unis que le néolibéralisme s’empara pour la première fois d’un État. Le dynamisme de la scène politique sud-américaine valut en effet aux anciens élèves chiliens de Milton Friedman de goûter au pouvoir sept années avant que leur maître ne puisse approcher la Maison-Blanche en qualité de conseiller économique du président Reagan. Le 11 septembre 1973, le général Pinochet, lointain descendant d’un marin des Côtes-d’Armor, renoue avec l’esprit d’aventure de ses ancêtres et renverse par la force le gouvernement chilien élu du socialiste Salvador Allende. Pilotée par les Chicago boys, sa ligne économique faite de privatisations et de licenciements massifs de fonctionnaires, sur fond de répression politique meurtrière, constitue de fait la première expérience politique concrète du néolibéralisme. Robert Barro, professeur d’économie à Harvard, ira en 2000 jusqu’à affirmer dans Business Week que « nul n’a fait davantage que Pinochet et ses conseillers pour démontrer la supériorité de l’économie de marché sur le socialisme », « l’ampleur et la durée de l’animosité » qu’il a suscitée s’expliquant avant tout comme un « témoignage de son succès économique » (42).

Les urnes attendront 1979. Le Royaume-Uni, en portant Margaret Thatcher à la tête du gouvernement, inaugure la longue série du renouveau politique libéral. La « dame de fer » s’était emparée du Parti conservateur en 1975, à la faveur du discrédit jeté sur le courant socialement consensuel par deux défaites électorales essuyées en l’espace d’une année. S’étant assuré la maîtrise du Parti, Margaret Thatcher en entame la conversion programmatique. Elle s’appuya, pour ce faire, sur le Centre for Policy Studies, un think tank qu’elle avait cofondé en 1974 afin de traduire en propositions concrètes les orientations anti-interventionnistes définies par l’Institute of Economic Affairs, et qui lui permit, en l’espace de cinq ans, d’étouffer définitivement la voix des conservateurs modérés (43). Aux élections de 1979, Margaret Thatcher sut tirer profit de son image d’intransigeance, quelques semaines après que le « winter of discontent » eut montré, dans un contexte économique catastrophique, le gouvernement travailliste à peu près inerte face au durcissement marqué des méthodes syndicales : interruptions régulières de l’approvisionnement électrique et énergétique, ainsi que d’autres événements statistiquement anecdotiques, mais hautement symboliques, comme par exemple les grèves sauvages des fossoyeurs de Liverpool et Tameside.

Ces épisodes avaient d’autant plus frappé l’opinion qu’ils apparaissaient comme le dernier paroxysme d’une crise sociale profonde : entre 1968 et 1972, les grèves avaient déjà fait perdre à l’économie britannique 968 jours de travail par an pour 1000 employés, soit près de quatre fois plus qu’en France sur la même période, pourtant notoirement mouvementée (44). La livre sterling avait décliné d’année en année, jusqu’à ce qu’en 1976, le gouvernement de ce qui avait été, au début du siècle, la première économie mondiale se voit contraint de solliciter les bons offices du FMI pour boucler son budget. À la veille de l’élection, le déroulé des événements renforçait ainsi chaque jour davantage l’impression d’enlisement national exprimée dès 1975 par le Wall Street Journal dans un éditorial au titre resté fameux, « Goodbye, Great Britain » (45). Dans un contexte aussi sombre, la promesse de méthodes simples et inédites cristallisa d’autant plus facilement les espoirs qu’elle arrivait après quinze ans de préparation idéologique constante, cohérente et abritée des contrariétés de la pratique.

Un an après la Grande-Bretagne, les États-Unis se dotent à leur tour d’un gouvernement d’inspiration néolibérale, avec l’élection de Ronald Reagan à la Maison-Blanche. Les intérêts matériels ne seront pas oubliés : en l’espace de six ans, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu passe de 70 à 28 % (46). L’indépendance de la Réserve fédérale avait d’ailleurs permis une victoire sur le front de la dette avant même la prise de la présidence : dès octobre 1979, Paul Volcker relève brutalement les taux d’intérêt, préservant ainsi les intérêts des créanciers au prix d’une forte hausse du chômage (47). Signe des temps, les partis de gauche furent rapidement atteints eux aussi par la marée idéologique, si bien que l’alternance ne menaça plus en rien les premières conquêtes du mouvement. En France, le plan de rigueur adopté en mars 1983 marque la conversion du gouvernement socialiste aux principes de l’économie de marché, après deux ans d’expériences hétérodoxes. Le retour de la droite aux affaires, en 1986, permettra le lancement d’une vague de privatisations. Dans le monde anglo-saxon, le charisme de Bill Clinton et de Tony Blair contribuera bientôt à classer définitivement – c’est du moins ce qu’on pensait alors – la gauche interventionniste dans la sphère des antiquités.

À partir de là, le libéralisme économique fait en quelques années la conquête du monde, ou peu s’en faut. La République populaire de Chine, tout en conservant son appareillage politique communiste, poursuit sous l’impulsion de Deng Xiaoping une trajectoire progressive, mais résolue de libéralisation économique : intéressement des paysans à la production agricole dès 1978, avant sa décollectivisation complète en 1985 ; libéralisation partielle des prix et autorisation des entreprises à capitaux mixtes en 1979 ; création l’année suivante des « zones économiques spéciales » ouvertes aux capitaux mixtes ou étrangers, avant l’admission des capitaux entièrement étrangers en 1986 et finalement l’autorisation des entreprises chinoises totalement privées en 1988 ; démantèlement du système d’attribution d’emploi par l’État en 1989, suivie par la disparition progressive du système d’emploi à vie et de l’unité de travail dans la seconde moitié des années 1990 (48). Durant ce processus, les autorités chinoises prendront régulièrement conseil auprès de Milton Friedman (49).

À partir de 1989, l’effondrement de l’ancien bloc soviétique précipite par ailleurs la conversion soudaine à l’économie de marché des nations émancipées de la tutelle de Moscou. L’infrastructure idéologique patiemment édifiée durant les décennies précédentes donne alors la pleine mesure de son importance, en permettant aux libéraux de consolider leur victoire : l’Adam Smith Institute (ASI), fondé en 1977 et dont Hayek fut le président d’honneur, diffuse opportunément un Manuel de privatisation à l’intention des gouvernements du monde. Depuis 1987, le même institut organise à Londres une conférence internationale annuelle sur la privatisation, à laquelle afflueront, dès 1989, les nouvelles élites tchèques, polonaises, hongroises et plus généralement est-européennes (50). Le Foreign Office ira jusqu’à recommander l’Adam Smith Institute aux gouvernements étrangers en qualité de consultant ès politiques économiques, et c’est derrière les décombres du rideau de fer que bien des propositions de l’ASI parmi les plus audacieuses seront enfin mises en œuvre. L’impôt proportionnel sur le revenu, par exemple, sera adopté par les pays baltes en 1994, suivis depuis par la Serbie, la Slovaquie et la Roumanie. À partir de 1992, scène impensable, la Russie elle-même, l’ancien « empire du mal », connaît les privatisations massives. Le Kremlin est tombé, l’interventionnisme a vécu.

Dans la nouvelle préface que Milton Friedman adjoignait à son manifeste Capitalisme et Liberté en 1982, donc peu après les succès (électoraux) de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, c’est déjà avec nostalgie qu’il considérait l’ampleur du chemin parcouru : « Un quart de siècle en arrière […] Ceux d’entre nous qu’animait une crainte profonde au sujet des menaces encourues par la liberté et la prospérité, dans un contexte d’État-providence et de keynésianisme triomphant, formaient une petite minorité assiégée. Les autres intellectuels, dans leur immense majorité, nous considéraient comme des originaux » (51). En 2002, quatre ans avant sa mort, c’est une satisfaction sans réserve que l’auteur exprime dans une ultime préface rédigée au spectacle du tourbillon triomphal des dernières conquêtes : « Il est rare, disait-il, qu’un auteur ait le privilège de pouvoir évaluer ses propres travaux quarante années après leur publication initiale. [...] L’excellente tenue de mon livre face au temps et sa pertinence toujours intacte face aux questions d’aujourd’hui constituent une immense satisfaction personnelle » (52).

La roche Tarpéienne est proche du Capitole

« The whole intellectual edifice collapsed during the summer of last year » (53) : voici l’amère réplique que Milton Friedman, disparu en 2006, n’aura jamais entendue. Venant d’Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, libertarien, patriarche des milieux boursiers et favori de Friedman à son poste, cette abjuration fut concédée le 23 octobre 2008, à l’occasion des auditions parlementaires consécutives au coma du circuit financier mondial. Elle contrarie clairement l’ancien rêve de Friedman et ses acolytes : la conviction d’avoir écrit la « fin de l’histoire », au moyen des idées antékeynésiennes qu’ils dispensaient depuis l’université de Chicago, pour la plus grande joie des milieux d’affaires locaux.

Retour sur le tournant des années 1970

Dans ce récit, néanmoins, un rebond majeur reste à expliquer : c’est bien sûr le tournant des années 1970, cette séquence où le néolibéralisme parvint en quelques années à renverser l’emprise keynésienne et sociale-démocrate tout en étouffant les autres pistes de rénovation. Comment expliquer cette rupture, ce moment-clé de toute la reconquête libérale ?

Écartons d’emblée les causalités circulaires, celles de droite, du type « l’air du temps a changé, les préoccupations de liberté et d’affirmation culturelle ont spontanément pris le pas sur celles d’égalité économique, si bien que les gouvernants, guidés par leur bienveillance naturelle pour le peuple, ont simplement répondu à ces nouvelles attentes »; celles de gauche, aussi, comme « les milieux d’affaires sont intrinsèquement cupides, et ils le sont devenus encore plus à compter de cette époque, révélant enfin leur vraie nature d’accapareurs, qu’ils avaient donc, jusque-là, sournoisement dissimulée ». Il y a sans doute du vrai dans ces deux visions, dans la mesure où les milieux d’affaires ont probablement compris, avant d’autres, tout le parti tactique qu’ils pouvaient tirer des mutations culturelles de l’après-68, en associant le capital à la vague libertaire (54). Toutefois, ils n’auraient pas pu transformer l’essai aussi facilement, si la crise de l’économie n’avait pas d’abord sérieusement discrédité les idées en place. À ce titre, il faut bien admettre que l’émergence politique du néolibéralisme s’est d’abord enracinée dans le dysfonctionnement manifeste, à cette époque, des méthodes keynésiennes de pilotage de l’économie. À compter de 1973, la croissance occidentale s’effondre, le plein-emploi disparaît peu à peu, et les techniques usuelles de « relance » ne font plus qu’alimenter l’inflation.

On peut aussi estimer que ces méthodes keynésiennes avaient suffisamment fait leurs preuves, en termes de croissance, de cohésion sociale et d’emploi, et surtout, suffisamment longtemps – trente années durant –, pour qu’on ne mette pas leur enrayage final sur le compte d’un vice initial de conception – sur le mode : « Regardez, Hayek l’avait bien dit ! » – comme si l’efficacité d’une technique de pilotage de l’économie ne dépendait pas de l’état des structures à piloter. Ces effets pervers supposés du keynésianisme, Hayek les dénonçait de toute manière dès 1931, soit bien avant son application (55). On voit mal comment ces mécanismes, qui, pour Hayek, se rapportaient tous au cycle ordinaire de l’économie (56), auraient pu mettre aussi longtemps pour s’exprimer, et si soudainement. La question économique essentielle est donc plutôt de savoir pour quelle raison le keynésianisme s’est grippé à ce moment-là. Et la question culturelle subsidiaire est de comprendre pourquoi c’est le néolibéralisme qui fut alors retenu par les sociétés occidentales comme solution de rechange, et non pas un autre modèle.

Pour l’aspect économique, l’explication la plus satisfaisante et la plus englobante se trouve peut-être chez Pierre-Noël Giraud (57) l’horloge qui décomptait depuis l’origine les heures du keynésianisme serait la dynamique de développement des grandes zones économiques mondiales, et plus précisément le rattrapage de la productivité américaine par les industries japonaises et européennes. Au début des Trente Glorieuses, ces trois pôles étaient nettement hiérarchisés dans leurs performances, et par là complémentaires plutôt qu’en concurrence. Le commerce international était d’abord un commerce « interbranches » : l’Amérique échangeait des marchandises de pointe contre des biens plus traditionnels (des avions contre du vin français ou des textiles japonais, par exemple). Dans ce cadre, chaque État pouvait augmenter les salaires sans craindre pour ses parts de marché à l’exportation – sa compétitivité, dirait-on aujourd’hui – car il jouissait d’une sorte de monopole de fait au sein de la structure productive mondiale. Les échanges internationaux ne concernaient d’ailleurs qu’une part encore faible de la production, si bien que la hausse continue des salaires profitait majoritairement aux entreprises nationales : elle leur créait de nouveaux débouchés, ce qui ouvrait en retour la voie à de nouvelles hausses salariales. C’est le principe du cercle vertueux keynésien qui se trouvait ainsi protégé par la diversité des positionnements nationaux dans la production mondiale.

À partir des années 1970, cependant, le rattrapage économique de l’Europe par le Japon, et des États-Unis par ces deux puissances, est pour l’essentiel consommé (58). Nouveau contexte, où les échanges internationaux sont non seulement plus intenses, mais où ces échanges, désormais, portent de plus en plus sur des biens identiques d’un pays à l’autre. C’est ce qu’on appelle des échanges « intrabranches » : le Japon exporte des voitures aux États-Unis, mais les États-Unis vendent eux-mêmes des voitures au Japon, tandis que l’Europe vise elle aussi ces deux marchés extérieurs. Après vingt-cinq ans de rattrapage consciencieux, les industries européennes et japonaises se trouvent en effet en mesure de concurrencer de manière crédible les exportations américaines, quasiment quel que soit le secteur (59).

L’intérêt immédiat de chaque capitalisme national s’en trouve alors changé du tout au tout : il ne s’agit plus de payer des salaires élevés pour accroître son débouché intérieur ; mais, au contraire, de les comprimer autant que possible, pour devenir (ou rester) compétitif sur le marché mondial. Dans le choix des investissements, cela suppose donc de privilégier la réduction des coûts plutôt que l’augmentation des capacités, au risque d’entraîner un manque à croître si tous les pays font de même, puisque la demande mondiale ne représente bien sûr que la somme des demandes nationales. Le changement de régime fut d’autant plus radical que l’ouverture commerciale croissante, sous l’effet de la croissance keynésienne, rendait inopérante la « relance » classique par les salaires : dans une part toujours plus sensible, toute augmentation éventuelle se dissipe désormais en importations, qui profitent justement aux entreprises étrangères ayant le plus comprimé leurs propres masses salariales.

Ce modèle a l’avantage d’expliquer pourquoi et quand le système keynésien s’est peu à peu détraqué : d’abord aux États-Unis, dès la fin des années 1960, sous la pression de l’Europe et du Japon ; puis en Europe, dans les années 1970, où, sous l’effet de la concurrence des premiers pays émergents asiatiques (Japon compris), et des nouvelles secousses monétaires, l’industrie connaît ses premiers licenciements de masse. Depuis, le surgissement industriel d’autres pays d’Asie, en premier lieu la Chine, n’a fait qu’accentuer l’obsolescence des vieilles recettes keynésiennes, avec l’irruption de nouveaux concurrents massifs, à l’échelle internationale, joignant des bas salaires à des capacités technologiques élevées. Il s’agissait d’une rupture qualitative dans la dynamique commerciale internationale, bien plus que d’un « épuisement » interne des possibilités techniques de croissance à l’issue des Trente Glorieuses, comme on le soutient parfois.

Comme le remarque Pierre-Noël Giraud, la révolution informatique, en particulier, laissait envisager une continuation des hausses de production et le réemploi de la main-d’œuvre disponible vers d’autres secteurs à moindres gains de productivité. Autre atout de cette explication : l’amorçage d’une dynamique de dumping (salarial et monétaire) entre zones de production rend directement compte de l’entrée en crise. La thèse de Pierre-Noël Giraud semble ainsi plus précise que celle de Robert Brenner, voisine et postérieure, qui assimile le « retournement » des années 1970 à une crise de surproduction causée par le développement euro-japonais (60). Le problème n’était pas tant que les trois zones produisent telle ou telle quantité : c’était qu’elles obtenaient la possibilité de réaliser des gains commerciaux immédiats par des baisses de salaires unilatérales, ce qui, à terme, empêcherait toutes les zones d’écouler pleinement leurs produits.

C’est ainsi qu’en Occident, dès les années 1970, la voie s’est libérée pour l’adoption d’un nouveau dogme économique, en remplacement du keynésianisme, désormais obsolète.

Reste néanmoins à savoir en quoi le néolibéralisme était le mieux placé pour l’emporter. On pourrait considérer que les « élites » économiques n’avaient jamais réellement perdu la main dans le jeu politique, et qu’une fois dissoute la communauté objective d’intérêt qui, au temps du système keynésien, leur imposait, à leur corps défendant, de payer correctement leur main-d’œuvre, elles n’eurent aucun mal à lancer cette idéologie inégalitaire, qui leur permettait de tirer le meilleur parti des temps nouveaux. Emmanuel Todd propose une autre explication, peut-être complémentaire : la dynamique éducative des pays occidentaux (61). Après avoir réalisé, depuis un siècle au moins, l’alphabétisation complète de sa population, l’Occident s’est engagé, depuis les années 1950, dans une extension importante de son système universitaire, avec pour résultat une nouvelle stratification éducative, puisque seule une minorité d’une classe d’âge y accède, de 10 à 30 %, selon les pays (62).

Pour les structures idéologiques, la mutation fut fondamentale, car si dans le passé « écrivains et producteurs d’idéologie devaient s’adresser à la population dans son ensemble, simplement alphabétisée, ou se contenter de parler tout seuls » (63), désormais, « pour la première fois, les “éduqués supérieurs” peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture » (64). Avec, à la clé, un changement radical dans l’image que nos sociétés se faisaient d’elles-mêmes : cette nouvelle donne aurait « dissous [leur] autoperception [...] comme homogènes et égalitaires » (65), en remodelant au contraire « leur subconscient dans un sens inégalitaire » (66). Cet accès d’une frange importante de la société à l’éducation supérieure aurait aussi provoqué l’éclatement des formes antérieures d’autorité dans l’entreprise, la vie spirituelle ou la vie civique. Les « notables à l’ancienne » éprouvèrent, de fait, des difficultés grandissantes à conserver l’obéissance d’une jeunesse désormais tout aussi diplômée que ses chefs, et encline de ce fait à prôner la liberté plutôt que la contrainte.

Or, c’est à ce moment-là que l’enrayement keynésien mit nos systèmes politiques en demeure de remplacer l’idéologie sociale-démocrate, au moment même où l’inconscient collectif occidental se teintait progressivement d’un certain « snobisme de masse » (67), rêvant de liberté comme d’inégalité. Cette coïncidence a pu favoriser l’enracinement des conceptions libérales : elles offraient un cadre théorique ad hoc au règne de cette liberté élitiste réclamée par les nouvelles classes montantes, au détriment de toutes les idéologies égalitaires ou autoritaires, dont la simple rénovation des idées keynésiennes. En retour, cette nouvelle idéologie a pu renforcer la rupture économique à l’origine de son pouvoir, en favorisant des réponses politiques anomiques et inégalitaires, comme le démantèlement des régulations monétaires et l’accentuation du libre-échange, deux mesures qui exposent encore davantage les classes ouvrières occidentales aux turbulences du marché mondial, et qui achèvent de rendre les méthodes keynésiennes inopérantes.

La convergence internationale des économies, d’une part, et la dispersion éducative à l’intérieur des sociétés avancées, d’autre part : voilà deux dynamiques profondes qui pourraient donc se trouver à l’origine, dans les années 1970, des mutations et basculements ayant conduit à l’instauration du nouvel ordre libéral. Le « néolibéralisme » se définirait alors comme une vague de stratégies mercantilistes, lancées par les patronats nationaux en réponse à l’intensification des échanges commerciaux « intrabranches », à compter des années 1970. Les arguments de Hayek et ses camarades offraient une apologie disponible et compatible avec le nouveau climat libertaire, pour justifier le renoncement au progrès social. Enrichies, depuis lors, d’une teinte sacrificielle, ces idées forment pour l’avenir un programme aussi résolu qu’inquiétant, que résume bien la formule récente d’un de leurs promoteurs : « la douleur donne des résultats » (68). Douleur des autres, probablement.

 

Bibliographie et Notes :

1 John Milton, Areopagitica, a Speech for the Liberty of Unlicensed Printing (discours à l’adresse du Parlement de Westminster), Londres, Milton, 1644.

2 John Locke, Deux Traités du gouvernement, Paris, Vrin, 1997 [1689].

3 Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Flammarion, 2013 [1748].

4 Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995 [1776].

5 Friedrich Von Hayek, La route de la servitude, Paris, PUF, 1985 [1943], p. 33.

Friedrich Von Hayek, The Constitution of Liberty, Abingdon-on-Thames, Routledge Classics, 2006 [1960], p. 1. Nous soulignons.

7 Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983 [1944], p. 315.

8 Angus Maddison, Statistics on World Population, GDP and Per Capita GDP, 1-2006 AD, en ligne, Groningen Growth and Development Centre, www.ggdc.net/maddison

9 Friedrich Von Hayek, La route de la servitudeop. cit., p. 132.

10 Ibid., p. 145.

11 Ibid., p. 122-131.

12 Partisans de la planification de la production économique par l’État, par opposition aux libéraux, favorables au contraire à la gestion décentralisée de la production par les chefs d’entreprise (NDLA).

13 Friedrich Von Hayek, La route de la servitudeop. cit., p. 38. Nous soulignons.

14 Entretien au Journal du dimanche, 19 octobre 1997.

15 Friedrich Von Hayek, La route de la servitudeop. cit., p. 137. Nous soulignons.

16 Ibid., p. 41. Nous soulignons.

17 Friedrich Von Hayek, The Constitution of Libertyop. cit., p. 247.

18 Friedrich Von Hayek, La route de la servitude, op. cit., p. 38.

19 . Ibid., p. 40-44. Nous soulignons.

20 Jacques Généreux, La dissociété, Paris, Seuil, 2008 [2006], p. 13-14. Nous soulignons.

21 Friedrich Von Hayek, La route de la servitude, op. cit., p. 41.

22 « Les créateurs de la nouvelle doctrine ont été des écrivains puissants dont les idées ont marqué la pensée européenne d’une profonde empreinte. Leur système se développe avec une conséquence impitoyable. Une fois leurs prémisses admises, on ne peut plus contester leur logique. » Cf. Friedrich Von Hayek, La route de la servitudeop. cit., p. 121.

23 Ibid., p. 145.

24 Ibid., p. 156.

25 Hakim El Karoui, L’avenir d’une exception, Paris, Flammarion, 2006.

26 Ce dernier refusera finalement de s’associer à la déclaration de clôture.

27 L’expression est de Pierre-Noël Giraud. Pour une description du fonctionnement de ce type de croissance économique, cf. Pierre-Noël Giraud, L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996.

28 Serge Halimi, Le grand bond en arrière, Paris, Fayard, 2006 [2004], p. 63.

29 Commission de recherches économiques, La situation économique suisse en 1970 et les perspectives pour 1971, Berne, La vie économique, 1971, p. 5.

30 Lorsqu’il s’agira de diffuser leurs idées, s’entend. Pour le reste, le parcours de Hayek suggère que les idéologues connaissent eux aussi leur loi d’airain : dans les années précédant son obtention du prix Nobel d’économie, d’importantes difficultés financières l’avaient par exemple amené à vendre sa collection de livres à l’université de Salzbourg. Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, La Découverte & Syros, 2001, p. 23.

31 Milton Friedman, Capitalism and Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 2002 [1962], p. 17.

32 Serge Halimi, Le grand bond en arrièreop. cit., p. 241.

33 Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Paris, Raisons d’agir, 2008 [1998], p. 28.

34 Jim Powell, « Why Has Liberty Flourished in the West ? », Cato Policy Report, Washington, Cato Institute, sept.-oct. 2000, vol. XXII, n° 5, p. 1-13.

35 Keith Dixon, op. cit., p. 31.

36 Ibid., p. 38.

37 François Denord, Néolibéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, p. 233.

38 Serge Halimi, op. cit., p. 160.

39 Milton Friedman (dir.), Studies in the quantity theory of money, Chicago, University of Chicago Press, 1956.

40 Keith Dixon, op. cit., p. 42.

41 Le second quintile le plus riche, dont la part croissait tendanciellement depuis le début des Trente Glorieuses, amorce une chute à compter de 1966. Cf. Wojciech Kopczuk, Emmanuel Saez, Jae Song., Uncovering the American Dream : Inequality and Mobility. Social Security Earnings Data since 1937, Cambridge (Mass.), National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper No. 13345, 15 septembre 2007, p. 38.

42 Robert Barro, « One Pinochet legacy that deserves to live », Business Week, 17 janvier 2000, cité dans Serge Halimi, Le grand bond en arrièreop. cit., p. 211.

43 Keith Dixon, op. cit., p. 70.

44 Henk Overbeek, Global Capitalism and National Decline. The Thatcher Decade in Perspective, Londres, Unwin Hyman, 1990, p. 125, cité dans Keith Dixon, op. cit., p. 55.

45 The Wall Street Journal, 29 avril 1975.

46 Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle, Paris, Grasset & Fasquelle, 2001, p. 760.

47 Rappelons que pour le « Nobel » James Tobin, cette « récession fut délibérément provoquée par la Réserve fédérale pour réduire l’inflation ». Cf. James Tobin, « Keynesian Theory : Is It still a Useful Tool in the Economic Reality of Today ? », dans Mario Baldassari (éd.), Keynes and the Economic Policies of the 1980’s, New York, St. Martin’s Press, 1992, p. 5, cité dans Serge Halimi, Le grand bond en arrièreop. cit., p. 227.

48 Tania Angeloff, Histoire de la société chinoise 1949-2009, Paris, La Découverte, 2010, p. 52-53, 63 et 75.

49 Bertrand Horwitz, « Milton Friedman in China », The New York Review of Books, 12 avril 2007.

50 Keith Dixon, op. cit.p. 106.

51 Milton Friedman, Capitalism and Freedomop. cit., p. XI.

52 Ibid., p. IX. La phrase originale est : « I am enormously gratified by how well the book has withstood time and how pertinent it remains to today’s problems. »

53 « C’est toute cette construction intellectuelle qui s’est effondrée l’été de l’année dernière. »

54 Ève Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 242-290.

55 Friedrich Von Hayek, « Reflections on the Pure Theory of Money of M. J. M. Keynes », Economica, New York, Wiley, août 1931, vol. 11, n° 33, p. 270-295.

56 Pour un résumé des conceptions hayékiennes sur les fluctuations de l’économie et ses crises, cf. Gilles Dostaler, op. cit., p. 53-65.

57 Pierre-Noël Giraud, L’inégalité du mondeop. cit., p. 175-183 et 211-233.

58 Entre 1953 et 1974, le PIB par habitant du Japon passe ainsi de 25 à 82 % de la performance américaine, tandis que celui de la France se hisse de 59 à 92 %. Données ONU et OCDE, citées par Pierre-Noël Giraud, op. cit., p. 212.

59 Le processus s’est ensuite poursuivi : entre 1970 et 1990, la part de ces échanges intrabranches passe encore de 45 à 63 % entre l’Europe et les États-Unis ; de 24 à 32 % entre les États-Unis et le Japon (ibid.).

60 Robert Brenner, The Economics of Global Turbulence, Londres, Verso, 2006, chap. 2.

61 Emmanuel Todd, L’illusion économique, Paris, Gallimard, 1999, p. 165-176.

62 Ibid., p. 175.

63 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008, p. 83.

64 Ibid.

65 Emmanuel Todd, L’illusion économiqueop. cit., p. 173.

66 Ibid., p. 165. Nous soulignons.

67 Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Gallimard, 1999, p. 113.

68 Carlo Pier Padoan, économiste en chef de l’OCDE, interview au Wall Street Journalà propos des politiques d’austérité en Europe du Sud, le 29 avril 2013.

 

Edition originale :

Jérémy Perrin, « Du Mont-Pèlerin à la Maison-Blanche. Chronique succincte du mouvement néolibéral », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 123 | 2014, 91-111.