Écrit par : Claire Pagès
Catégorie : Sociologie, anthropologie, ethnologie
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Norbert Elias, une pensée utile pour notre temps

 

Norbert Elias est un philosophe et sociologue peu connu, mais d'un grand intérêt. Il associe psychologie et sociologie pour proposer un décodage de l'évolution historique de la société occidentale à partir des mécanismes concurrentiels et du processus de civilisation. Il tente de dépasser la vision dichotomique opposant individu et société par le concept de configuration qui désigne l'ensemble des individus en interaction. 

 

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 Entretien avec Claire Pagès

 

 

 

 

 Pour citer cet article :

Pagès, Claire. Norbert Elias, une pensée utile pour notre temps. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/norbert-elias-une-pensee-utile-pour-notre-temps.

 

Texte intégral :

P.J. J'ai découvert récemment Norbert Elias qui m'a paru passionnant. Claire Pagès, vous qui travaillez depuis un certain temps sur cet auteur, pourriez-vous nous dire ce qui vous intéresse dans les travaux d'Elias ?

C.P. J’ai également découvert les travaux d’Elias alors que j’avais d’autres objets d’étude. Je travaillais alors sur la psychanalyse freudienne et plus spécifiquement sur la question de l’articulation entre psychanalyse et théorie sociale. La pensée d’Elias s’était avérée à cet égard très précieuse, puisque celui-ci utilisait un certain nombre d’apports freudiens pour forger sa « psychologie sociale » (l’exigence civilisationnelle comme intériorisation de la contrainte, le caractère déterminant des expériences infantiles, le caractère principiel de la vie affective, etc.). Sans tenter de transposer la théorie psychanalytique au niveau social et sans proposer une version sociologisée ou socialisée de cette théorie, il témoignait qu’une théorie cohérente des processus sociaux ne peut faire l’économie d’une prise en compte de la dimension psychique.

 

P.J. Elias a critiqué le dualisme des substances, la notion de sujet et les formes a priori de l'entendement. En particulier, il rattache le sujet à l'individuation permise à partir du XVIIe siècle par les changements sociaux. Qu'en pensez-vous ?

C.P. Il faut restituer prudemment la thèse eliasienne exposée dans La société des individus. Elias n’a jamais dit que le sujet apparaissait avec la modernité, mais que cette dernière voyait naître la détermination de celui-ci comme individu. Comme l’écrit Elias, les Romains de l’Antiquité savaient que chaque personne humaine a ses particularités. Ils savaient que Brutus est différent de César, d’Octave et d’Antoine et aussi en quoi. Ce qui change, c’est que ce sujet qui se définissait prioritairement pendant longtemps par rapport à un « nous » (clan, groupe, tribu, famille, caste, etc.), se met à s’appréhender sans cesse davantage comme un « je », comme un moi autonome, comme un for intérieur opposé au monde extérieur ou à la société. Cette pensée présente l’avantage de faire saillir des figures historiques de la subjectivité, mais aussi d’analyser les « effets de retardement » dans ce processus quand des figures très marquées par le sceau du « nous » résistent et tardent à céder la place à des formes de subjectivité dominée par l’individualisation. Par ailleurs, Elias analyse dans quelles circonstances une ancienne forme de conscience de soi peut être amenée à faire retour dans le réel. Enfin, cette genèse de la subjectivité moderne préside aux diagnostics du temps présent qu’on trouve chez Elias. Sans cela, on ne comprendrait pas pourquoi les contemporains, selon Elias, alors qu’ils vivent dans les sociétés les plus interdépendantes qui soient, souffrent d’abord de la solitude, de l’isolement, de leur incapacité à entretenir une relation affective spontanée aux autres.

 

P.J. Cette critique de la philosophie classique s'accompagne d'une historicisation de la pensée, mais, chez Elias, cela répond surtout à une vision globale de la société dans laquelle la politique, l'économie et l'affectivité, mais également la pensée philosophique sont liées et interdépendantes.

C.P. En effet, le principe d’historicité fonctionne à plein si bien que toutes les formations humaines et les systèmes de représentation sont abordés de façon historique et rapportés à leur terreau. La sociologie historique éliassienne n’est pourtant pas relativiste, car elle est animée par un projet d’objectivation des processus sociaux. Le sociologue, présenté comme un « chasseur de mythes », a pour mission de lever le voile des occultations qui faussent notre compréhension du monde social. Celui-ci doit en livrer une peinture qui ne soit déformée par la projection d’aucun désir propre, et donc indépendante de toutes les grandes idéologies. Pour autant, Elias ne situe pas d’emblée la sociologie hors de l’histoire. Ou plutôt, il analyse les conditions de possibilité d’une sociologie objective, d’une véritable science de la société. On trouve ainsi, dans Engagement et distanciation, mais aussi dans l’essai sur le temps ou la Théorie des symboles, l’idée que la sociologie objective possède un lieu propre et se trouve autorisée historiquement par un très long processus de distanciation et de symbolisation.

 

P.J. Elias reprend la thèse freudienne du Malaise dans la civilisation causé par un excès de répression pulsionnelle. La répression produit un clivage au sein du psychisme entre les pulsions et les instances répressives. La différence, c'est que Norbert Elias relie précisément cet aspect à l'évolution sociopolitique (différenciation des fonctions, intensification des relations et de la dépendance, nécessité de prévision) qui a mené du Moyen Âge aux temps modernes.

C.P. Je serais d’accord pour dire qu’Elias, dans Le Processus de civilisation, est redevable très largement des analyses freudiennes qu’on trouve dans Malaise dans la culture. En particulier, l’exigence de culture est pensée en termes de répression ou de contention des affects. Pourtant, une différence me semble importante. Elias ne reprend pas tellement la thématique freudienne du « malaise » ni l’idée que ce dernier aboutit nécessairement à des décharges de violence. En effet, Elias s’en est expliqué, il accorde plus de poids que Freud à la sublimation et à ses vertus et reproche à ce dernier de surestimer parfois la logique du refoulement (et donc du retour du refoulé). Quoiqu’Elias n’ait en rien une vision irénique ou naïve de l’évolution sociale, il met, bien plus que Freud, l’accent sur la dimension de progrès qui tient à la rationalisation de la vie sociale, à la pacification des relations sociales, etc. Par ailleurs, il ne reprend pas à son compte la dernière théorie freudienne des pulsions (avec l’introduction de l’idée de pulsion de mort).

 

P.J. La répression croissante des manifestations pulsionnelles par des mécanismes psychiques d'autocontrôle se produirait à partir du moment où l'État met fin aux rivalités directes est une idée forte qui met en relation la situation politique et le psychisme individuel. Je suis, pour ma part, réticent à cette idée, car on trouve des contre-exemples. Il y a des populations tout aussi auto-contrôlées qui ne sont pas prises dans la modernité.

C.P. Elias, en effet, montre comment les transformations sociales importantes entraînent une modification de l’économie psychique individuelle. Le meilleur exemple, ou du moins le plus connu de cette thèse, tient au strict auto-contrôle des nobles dans la société de cour suite à la curialisation de ces élites, telle qu’elle est analysée dans La Société de cour. Il faut prendre garde que la thèse d’Elias possède un cadrage historique et géographique défini. Ce qu’il établit vaut pour les sociétés occidentales qu’il désigne souvent, non sans une certaine distanciation, comme « sociétés les plus développées ». Les analyses de détail et les comparaisons historiques et sociologiques pour lesquelles Elias excelle concernent pour la plupart l’Allemagne, l’Angleterre et la France. L’étayage de la thèse qui corrèle auto-contrôle individuel et structure politique est donc précis et déterminé, quoiqu’il arrive à Elias de parler de processus de civilisation hors de ce cadrage historique, par exemple à propos de la modification du rapport entre les sexes dans la haute société romaine aux Ier et IIe siècles avant J.C. (« The Changing balance of power between the sexes – a process-sociological study : the example of the anciant Roman state » (1987)). Elias ne se prononce donc pas de façon absolue sur l’origine de la contrainte, mais travaille sur la formation d’un habitus occidental porteur d’un certain rapport à la pudeur, d’une certaine appréhension du rapport entre soi et les autres (Société des individus), d’un certain rapport à la mort (Solitude des mourants), d’une certaine conception du temps (Du Temps), etc.

 

P.J. Pour Norbert Elias, les relations concurrentielles sont un phénomène social général. Une situation concurrentielle surgit lorsque plusieurs groupes sociaux s'efforcent de s'emparer des mêmes biens, territoires, ou positions de pouvoir. Une fois cette compétition commencée, elle ne s’interrompt plus et fonctionne comme un « mécanisme d'horlogerie » dit Elias ; ne peut-on appliquer cette idée à ce qui se passe au niveau mondial aujourd'hui ?

C.P. Ce point est particulièrement intéressant, tel, en particulier, qu’il est exposé dans la première partie de la Dynamique de l’Occident, « La sociogenèse de l’Etat », car il permet d’insister sur le caractère non-naïf, non-irénique, de la position d’Elias. Celui-ci veut, en effet, nous apprendre à analyser les situations socio-historiques en termes de balance des pouvoirs, de forces centripètes et centrifuges, etc. L’élément de la conflictualité est, pour lui, crucial. On trouve, dans presque toutes les institutions, au départ, un antagonisme et un conflit pour s’assurer des postes de commande. Une théorie générale de la genèse des institutions doit partir de là. Il en donne un exemple frappant dans son « Étude sur la genèse de la profession de marin » (1950) en Angleterre. Plus généralement, la constitution d’un monopole étatique de la violence physique ne signifie aucune suppression ni de la violence ni de la guerre. Non seulement, il y a des entreprises guerrières dans les phases de pacification, mais les conflits ou tensions sont portés au fur et à mesure au niveau supérieur dès qu’une unité sociale croissante est atteinte. Les affrontements se déplacent donc tendanciellement à une échelle supérieure. Enfin, Elias insiste sur le fait que l’exclusion de la violence physique individuelle, la contention croissante de l’agressivité individuelle n’empêchent pas l’homme d’exercer sur ses semblables toutes sortes de violences et contraintes (Dynamique de l’Occident, p. 236).

 

P.J. Il y a, chez Norbert Elias, un refus catégorique des idéologies et des mythologies. On trouve ce point de vue exprimé avec vigueur et à plusieurs reprises dans son autobiographie (1990). Elias dit même qu'il a eu le projet de « débarrasser les théories sociologiques des idéologies » (Norbert Elias par lui même, Paris, Fayard, 1991, p. 164). Ne pourrait-on souhaiter la même chose pour la philosophie ?

 

C.P. Il s'agit là d'un point essentiel qui engage la définition même de la sociologie pour Elias. Le sociologue doit être, en effet, explique-t-il dans Qu'est-ce que la sociologie ?, un "chasseur de mythes". C'est à la fois l'objectif qu'il se fixe et ce qui distingue le sociologue en particulier du philosophe, car ce dernier reste pris, du fait de son inscription disciplinaire, dans une idéologie, celle de l'"homo clausus". Il n'est pas certain, du point de vue qui est celui d'Elias, qu'un philosophe puisse être un chasseur de mythes. Certes, ce travail de désoccultation passe, pour Elias, par une collaboration disciplinaire afin de fournir de l'homme une vision non tronquée mais totale. Cependant, la philosophie ne semble jamais convoquée dans ce cadre, mais plutôt la psychologie, la biologie, etc. Ainsi, en appliquant à la philosophie l'exigence de prise de distance à l'égard des idéologies, il n'est pas certain qu'on n'en perde pas la signification proprement éliassienne.