Revue philosophique

Débats méthodiques sur Internet

 

Le web est touffu et opaque et s'y orienter prend un temps fou. Le risque est de s'enfermer dans ses opinions favorites (le biais de confirmation). De nouveaux sites sont en train d'émerger pour permettre des débats méthodiques comme Kialo aux USA ou Wikidébats en France.

 

Duits, Emmanuel-Juste. Débats méthodiques sur Internet. Philosophie, Science et société. 2023. https://philosciences.com/debats-methodiques-sur-internet.

 

Texte intégral :

Les moyens d'un débat

Est-il possible de faire collectivement un véritable état des lieux de la philosophie, des propositions sociales et politiques ? Le bilan des arguments et des expériences « pour » et « contre » les grandes options dépasse bien souvent les possibilités d'un seul individu. Pour qu'un tel bilan ait une valeur, il est essentiel qu'y collaborent des spécialistes de disciplines diverses, des personnes de cultures différentes, etc. Mais ce dialogue constructif tout azimut, comment le faire émerger ? Pour cela, il faut concevoir une nouvelle structure, espace pour une véritable pensée collective.

On sait qu'il y a un grand nombre de colloques et des forums. Souvent, les participants viennent passer deux ou trois jours, ils émettent une communication, discutent celles des autres intervenants, mais ont-ils le luxe de temps pour décortiquer chaque argument ? Essaye-t-on de pousser un débat jusqu'à ses fondements ultimes, pour savoir si oui ou non telle idée émise est valable, ou intenable ?

Vu la masse des faits scientifiques, des recherches psychologiques, des expériences politiques et sociales, il y a nécessairement des conceptions valides mais d'autres qui sont fausses. On sait que la notion de « race » par exemple est un concept largement rejeté à la lumière des connaissances biologiques modernes. N'est-ce pas le cas de beaucoup d'autres conceptions ? Les données de la physique quantique ne rendent-elles pas obsolète la vision mécaniste du monde ? Les recherches écologiques et systémiques n'invalident-elles pas l'économie de marché et son idéologie productiviste ?

Toutes ces questions sont débattues dans tel ou tel cercle. Sont-elles approfondies ? L'état des connaissances, à force de se diluer dans une foule de milieux, de congrès dans le monde entier, forme une étrange brume ! Nous ne savons plus, collectivement, où nous en sommes.

Il manque un espace réellement commun où le débat fondamental serait tout à la fois structuré et rendu visible. Où des résultats décisifs, s'il y en a, seraient constatés. En lisant les livres tirés des colloques, on a hélas le sentiment d'assister à la juxtaposition de points de vue, sans qu'un conflit fructueux des idéologies ne soit orchestré et mené à terme.

L'agora (du grec ancien ἀγορά) a d'abord désigné, dans la Grèce antique, la réunion du Conseil d'une cité ou des citoyens de la cité. C'est devenu, par métonymie, la place publique, lieu de sociabilité, de discussion et de commerce marchand. De nos jours le terme véhicule l'idée d'un large débat. Il ne s'agissait pas de faire une conférence, présenter son produit intellectuel en feignant de le mettre en question une ou deux heures ensuite, pour reprendre dare-dare son avion pour New York. Il faudrait rétablir l'exigence du risque intellectuel et de l'examen minutieux de chaque argument avancé. Pour éprouver véritablement les options essentielles.

À mon sens, il va nécessairement se créer un organisme spécialisé dans cette tâche. Nous allons essayer de le décrire, et de montrer qu'une telle ambition – le Grand Débat – est réalisable.

Le web : chance ou marécage ?

Avant de présenter nos propositions, une objection. Certains croiront que le progrès du Web va mener de lui-même à un éclaircissement des questions, le champ cognitif s'auto-organisant. Internet peut être la meilleure et la pire des bestioles, suivant la manière dont nous l'utilisons !

Internet, c'est l'extrême du foisonnement : atomisation des tribus, hobbies.

L'utilisateur du réseau va se trouver bombardé par une masse d'informations hétéroclites. Cela peut renforcer la pire tendance : après une courte période d'émerveillement, vite, se trouver au chaud dans un cocon à dimension humaine, avec les personnes qui nous ressemblent et pensent comme nous.

Loin de favoriser l'interconnexion et le débat, du moins le débat qui amorcerait un changement social, Internet permettra à chacun de s'évader, et de supporter un peu mieux un monde qui sombre, grâce à des substituts virtuels, et le développement de nouveaux loisirs. Les clubs de philatélistes à l'échelle planétaire : c'est bien le danger auquel nous confronte ce Maître-Réseau.

Prenons-en bien conscience : ce n'est pas Internet qui organisera tout seul une telle démarche, au contraire ! On l'a vu tout au long de cet ouvrage, on assiste à l'atomisation des connaissances entre sites, milieux spécialisés, chercheurs et chapelles innombrables. L'accumulation des savoirs sans ordre ni visibilité globale constitue un des obstacles majeurs des temps qui viennent. Et les procédures de recherches par mots et concepts-clefs ne suffiront pas à résoudre le problème (il suffit de voir tout « le bruit » informationnel recueilli quand l'on fait une recherche par Google).

Il nous faut donc penser une utilisation et d'Internet et d'autres espaces de communication. L'Association du Laboratoire du Débat Méthodique a pour vocation de réfléchir à une méthode de débat permettant de faire le tour des grandes questions de société ou de philosophie. Pour l'instant, l'Association a concentré son activité sur le Net, par la mise en œuvre de Wikidébats, un site qui propose une centaine de débats méthodiques, certains à peine ébauchés (plan d'arguments POUR et CONTRE), d'autres nettement développés en contenu, sans perdre en lisibilité. Un forum se doit d'être à la fois ouvert et méthodique

Wikidébats propose plusieurs grands débats, consacrés chacun à une question fondamentale (https://fr.wikidebates.org/wiki/Wikid%C3%A9bats:Accueil); 

Chaque grande question est formulée de façon à définir deux options fondamentales : "Pour ou contre" le nucléaire, le communisme, l'accueil de nouveau migrants, etc. Mais il ne s'agit surtout pas de reproduire les erreurs et confusions des forums, avec leurs arguments-fleuves pas ou peu sourcés, leurs attaques personnelles, etc. , mais des débats méthodiques - aux antipodes de ce que l'on voit tant sur le Net que dans les médias. Nous voulons proposer à chaque fois une architecture lisible, sans jargon trop technique, où chaque option se décline en un nombre limité de propositions (les "arguments"). 

Les arrivants sur le site général visualisent un sommaire où figurent tous les débats. Une fois entrés dans l'un d'entre eux, ils voient la liste des arguments-clefs "pour" et "contre". Ils peuvent créer une nouvelle option, s'ils jugent qu'un point de vue possible est absent. Ou, dans certains cas, réorganiser les arguments existants dans un autre plan. Ils ne peuvent pas supprimer des arguments parce que ceux-ci leurs déplaisent, les choquent ou heurtent leurs convictions, au contraire, tout l'intérêt du site est de se confronter à des dissonances cognitives et d'écouter ce que disent réellement nos "adversaires idéologiques".

Ce qui est demandé, c'est de respecter un formalisme contraignant, qui impose d'exposer une idée (objection ou argument) à la fois, pour éviter la dispersion et la confusion habituelle des Forums ou des textes complexes. Nous pensons qu'une position philosophique ou politique est réductible à une somme atomique d'arguments. Ce postulat est admis pour la philosophie analytique, mais s'oppose au holisme, plus en vogue en philosophie continentale. Dont acte. 

Idéalement, chaque argument ainsi délimité fera l'objet d'une discussion à part entière, puis le résultat de cette discussion sera présenté sous forme d'une synthèse. Exemple : dans le débat « Faut-il légaliser le cannabis ? », argument contre : « Cette légalisation conduira à une augmentation de la consommation des drogues dures. »  Discussion de cet argument (objections, études sur les pays ayant légalisé l'usage du cannabis, etc.) puis synthèse telle que : « Cet argument est réfuté » ; « Cet argument est indécidable » ; « Cet argument est validé » ; « Cet argument demande telles études supplémentaires pour être éclairci. Le débat se présentera in fine de façon globale et synthétique, comme une liste d'arguments « pour » et « contre » accompagnés de fiches de synthèses pour chaque argument.

Évidemment une objection vient à l'esprit. Si Wikidébats est ouvert à tous, on risque d'être submergé par une certaine quantité d'interventions touffues, obscures ou franchement délirantes. Comment éviter ce danger ?

Pour l'instant, nous n'avons pas constaté un tel problème sur le site. Les intervenants placent à bon escient leurs interventions dans une architecture claire. Bien sûr, le plan général de certains débats est encore souvent insatisfaisant : il y a un peu trop d'arguments, tout n'est pas regroupé de façon complètement logique. Ou alors le débat est franchement déséquilibré, les intervenants ayant un parti-pris et ne présentant pas les arguments opposés au leurs. Dans un tel cas, il y a un bandeau d'avertissement, par ex. "Débat déséquilibré", indiquant le besoin d'autres contributions. Il s'agit d'un "work in progress". Néanmoins, même un peu trop lourds, ou déséquilibrés, les débats restent en général lisibles et beaucoup plus clairs que des Forums ordinaires.

Autre problème : il arrive que des contributions soient trop longues, ou touffues, alors qu'on demande une structure précise et synthétique : chaque contribution contient UN argument, résumé en quelques lignes, avec des citations plus longues qui le développent, et des références. Quand une intervention ne correspond pas à ces critères, les membres de l'Association du Laboratoire du Débat Méthodique essaient d'améliorer les choses. Parfois il faut déplacer ou supprimer un argument parce qu'il est hors-sujet. Il faut aussi supprimer les propos qui tomberaient sous le coup de la loi (racisme, appel au meurtre, diffamation, etc.).

Néanmoins Wikidébats est aux antipodes de la censure : on peut y ajouter des arguments considérés comme choquants, par exemple ceux des partis populistes ou d'ultra-gauche, ou antiscientifiques (si des "platistes" ou des "conspirationnistes" voulaient s'y exprimer, ils le pourraient en toute liberté, à condition d'exposer leur position sous forme d'arguments définis et séparés, et sachant qu'ils s'exposeraient au objections et à voir leurs points de vue mis à plat). Les contraintes ne sont que formelles, pas de contenu, ni de "morale". Il y a déjà beaucoup de moraline dans notre société, de vertueuse indignation, de recours à l'émotion. Au contraire, nous cherchons le recul, l'esprit critique, la froideur calme du jugement posé, et la capacité à entrer dans l'esprit de nos adversaires et d'entendre leurs raisons. Au fond, il est plus éthique de considérer son contradicteur comme un être humain raisonnable qui mérite d'être écouté malgré tout, que comme une bête à abattre ou un fou à censurer. Nous nous réclamons du principe de charité de la philosophie analytique.

Wikidébats permet de poser une question du type "Dieu existe-t-il ?" (https://fr.wikidebates.org/wiki/Dieu_existe-t-il_%3F ), "Faut-il instaurer un revenu universel ?" ( https://fr.wikidebates.org/wiki/Faut-il_instaurer_un_revenu_de_base_%3F )  ou "La liberté d'expression doit-elle être limitée ?" ( https://fr.wikidebates.org/wiki/La_libert%C3%A9_d%27expression_doit-elle_%C3%AAtre_limit%C3%A9e_%3F ). Il permet de fournir une liste la plus exhaustive possible des arguments POUR et CONTRE. Ensuite, il y a un fil de discussion consacré à chaque argument. On clique sur l'argument, on découvre d'un coup d'oeil ses différents sous-arguments puis ses objections. Chacun peut ajouter des arguments, objections, etc., ou améliorer ce qui figure. C'est là qu'il est nécessaire que des spécialistes s'impliquent, pour discuter des points techniques - scientifiques, sociologiques etc. C'est à ce niveau que l'on peut décider de la valeur d'un argument.

Idéalement, il faudrait que l'association s'élargisse à des spécialistes capables, pour un argument donné, d'aller jusqu'au bout, même lorsque sont soulevées des questions pointues et controversées. À la suite de telles discussions sur un point précis, des observateurs seraient chargés de résumer l'ensemble des contributions sur un argument, en mettant en lumière les points décisifs. Par exemple les divergences irréductibles, les faits susceptibles d'invalider un argument, etc. Ces observateurs tenteraient de voir les points acquis et les points qui restent ouverts, voire : indécidables rationnellement. Il s'agirait de garantir par ce document général que l'ensemble de la question reste visible et accessible (entre autres sous forme de livre). Après avoir lu toutes les interventions, les participants des différents camps pourraient effectuer leur synthèse globale, qui sera aussi consultable.

Cette structure comporte une réelle souplesse, puisque les intervenants varient, entrant et sortant du débat à leur guise, et une pensée collective se constitue. Et le financement ? A terme, il faudra un certain budget, assez modeste, pour consigner les débats, les faire circuler, et surtout qu'un personnel attentif puisse les résumer. Mais de tels frais sont bien plus limités que ce que demande l'affrètement d'un bateau pour une course autour du monde ; si des mécènes institutionnels et des entreprises peuvent offrir 10 millions pour construire un fier vaisseau, pourquoi pas à un site de Débat méthodique ? Aux USA, le site Kialo est important, et comporte déjà un financement sérieux, tout en étant gratuit d'utilisation.

Conclusion

Les objections sur le débat méthodique me semblent surtout fondées sur des a priori, et sur le fait que nous n'en avons plus d'exemple concret. Le vrai débat n'existe pas (sauf sur certains sujets par les philosophes analytiques) !

Mais il suffit de regarder certains débats sur Wikidébats pour constater que quelques personnes, ne disposant pratiquement d'aucun moyen, arrivent à faire le tour de tous les arguments pour des questions vastes et complexes. Comme je l'ai montré dans mes ouvrages, la complexité infinie et paralysante est souvent un effet d'optique, et l'on peut "réduire le paquet d'ondes" comme disent les physiciens. Une grande option philosophique comporte un nombre limité d'arguments clés, qui eux-mêmes ont un nombre limité d'objections-types. Un esprit humain peut faire le tour d'une question, encore aujourd'hui. J'ai développé ce point dans Après le relativisme, en définissant les présupposés d'une pensée post-relativiste.

Il est possible et réalisable de résumer sur un seul site les grandes options d'un débat et tous leurs arguments. Cela donne une vision globale permettant un début de maîtrise du sujet. La liste des arguments, leur développement relatif par des sous-arguments, est déjà un travail de défrichage essentiel, mais évidemment c'est une première étape. Ensuite, comme je l'ai dit, chaque argument devrait demander la réunion de petits ateliers de spécialistes - de différentes obédiences, car il ne s'agit pas d'admettre sans discussion une autorité officielle ou un soi-disant « consensus scientifique » déterminé d'avance ; ainsi, les scientifiques reconnus doivent être confrontés à des chercheurs considérés comme marginaux.

Les Agoras du futur pourront présenter l'architecture suivante :

Thèse X → le communisme a de l'avenir ; le cannabis doit être légalisé ; il faut instaurer un Revenu universel en France ; les Expériences de Mort imminente sont des hallucinations.

Thèse X, argument 1, 2, 3, 4...10 – En pratique, on constate qu'une thèse est appuyée par au maximum 8 ou 10 « grands arguments ».

Argument 1, sous-arguments 1, 2, ...4. → En général, un grand argument est appuyé lui-même par 3 ou 4 sous-arguments, guère plus.

Pour voir si X est vrai ou faux : Prendre chaque argument, et proposer à des spécialistes de le décortiquer avec des données scientifiques ou expérimentales. Exemple d'argument : « L'univers a-t-il un commencement absolu ? » (Examiner l'argument philosophique du kâlam, rediscuté aujourd'hui par les philosophes analytiques et les logiciens, déterminer s'il est valide ou invalide).

Puis on « ramasse les copies » : Pour la thèse X, on voit ce qu'ont donné les ateliers consacrés à chaque argument.

On aura in fine : Thèse X – Argument 1 : Invalidé ; Argument 2 : Validé ; Argument 3 : Indécidable ; etc.

À la fin on aura une sorte de « computation sur la Thèse X" : elle sera appuyée à la fois par des arguments forts et validés, par des arguments plus secondaires, d'autres indécidables dans l'état des connaissances actuelles.

On aura donc non pas une vérité, c'est peu probable, mais on saura les bonnes raisons d'adhérer à X et les faiblesses de X. On ne dira sans doute pas « Il faut légaliser le cannabis », mais plutôt on verra que si on est plus attaché à tel type d'arguments, il faut le légaliser, alors que si on craint telles conséquences il ne faut pas. On arrivera à des opinions en partie non contraignantes, sauf si bien sûr un point de vue s'avère largement mieux démontré qu'un autre – mais c'est rare.

Sur Wikidébats on propose déjà aux utilisateurs de faire leur choix, en leur demandant d'évaluer chaque argument par 2 critères : « Cet argument est décisif/important/secondaire » et « cet argument est fondé/non fondé ». Ainsi un argument peut être très fort dans un débat, mais infondé ou indécidable : on ne pourra pas en conclure grand chose. Au contraire un argument fondé et valide peut être secondaire, sans trancher une question.

Bref, à l'issue de cette argumentation, il me semble que chacun restera libre, en fonction de ses valeurs, de ce qui lui importe, de son background personnel, de choisir telle ou telle option. Mais cette fois, de façon éclairée et après s'être soumis à une certaine ascèse de la pensée qui se doit d'être bien informée, argumentée et rationnelle.