Revue philosophique

La régression de l'humain dans la société occidentale

 

L'humain au sens humaniste du terme, correspond à la dignité et à l'accomplissement personnel de chacun, et, inversement, on qualifie d'inhumain ce qui l'empêche et dégrade la personne. Il semble que l'humanisme régresse dans les sociétés occidentales pour des motifs économiques et socioculturels. Résister à cette régression serait dans l'intérêt de tous.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. La régression de l'humain dans la société occidentale. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/regression-de-l-humain-dans-la-societe-occidentale.

 

Plan de l'article :


  • 1. Comment être humain ?
  • 2. L'humanité, l'humanisme et leur réalisation
  • 2. Les causes sociales de la régression de l'humain
  • Conclusion : Persister dans l'humanisme

 

Texte intégral :

1. Comment être humain ?

Pour répondre à cette question de l’humanité au quotidien dans la société contemporaine, nous suivrons notre intuition concernant quelques aspects jugés pertinents. Qu'est-ce donc qui permet de se conduire humainement au sens humaniste du terme ?

Prendre son temps

Pour être humain, il faut prendre son temps. Voilà une première réponse un peu étonnante ! Elle prend à contre-pied la vitesse imposée qui est la norme de notre vie contemporaine, elle s'oppose à la modernité productiviste et pressée. Prendre son temps permet d'agir consciencieusement, de faire bien ce que l’on a à faire, d’être civil, d’accueillir les autres. Prendre son temps donne une possibilité d’attention et de sérieux vis-à-vis de soi, des autres et de son travail.

Être humain, c'est avoir non seulement du temps, mais aussi et surtout du temps libéré des passions et des agitations. Ce temps servira à penser calmement en étant momentanément exempté des nécessités vitales, des avidités pulsionnelles, des conflits sociaux. Il permettra une pensée libérée de l’opinion, distanciée des idéologies, on pourrait dire une pensée philosophique.

Nous rejoignons par cette proposition un grand nombre de traditions philosophiques. Si l'on évite la métaphysique et que l'on s'en tient à l'aspect pratique, c'est ce qui est nommé traditionnellement  « méditation »,  « exercice spirituel », et que Michel Foucault appelle des « techniques de soi ». Ce sont tout simplement des moments permettant de penser relativement librement et sereinement.

Penser prudemment

Être humain, c’est penser prudemment. On pourra trouver cette seconde assertion aussi curieuse que la première. Elle s'impose du fait de la complexité des problèmes sociaux et relationnels. Une pensée simpliste, limitée, accrochée à des aspects partiels est une pensée inconséquente qui aura de grandes chances de nuire involontairement à autrui comme à soi-même.

Une attitude humaine demande, au contraire, et en amont de toute action, un jugement complexe et pondéré intégrant les limitations de la morale aux circonstances particulières du quotidien. C'est un jugement qui admet la complexité et l’incertitude, ce qui ne conduit pas au scepticisme, mais à la prudence dans les affirmations et dans les conduites qui en découlent.

La pensée individuelle et collective dépend des idées dominantes, des « systèmes de pensée », des « épistémès », de l’idéologie. Cette dépendance idéologique est inéluctable, car l’homme reçoit son identité, ses repères, ses concepts d’une culture donnée. Avec Michel Foucault, nous dirons qu’être humain, c’est se distancier de cet héritage, le critiquer à l'aune de l'empathie. En particulier, les idéologies, de par leurs affirmations simplistes et partisanes, conduisent à se montrer inhumain.

Rester digne et respectueux

Être humain, c’est être digne et respectueux. Disant cela, nous rejoignons la tradition humaniste et la sagesse populaire sur la sociabilité. Un grand nombre de personnes respectent les formes élémentaires de la civilité, sont honnêtes, admettent les lois communes. Elles adhèrent à ce que Jean-Claude Michéa nomme, après d’autres, la sociabilité primaire ou la « common decency » (George Orwell). Respect, justice, réciprocité sont au cœur de l’humanité. Ils garantissent une possibilité de dignité pour chacun. Ce sont les conditions pour qu'un sentiment communautaire naisse et qu'un lien social positif se construise et perdure.

On trouve des règles de base, une loi commune, dans toutes les sociétés. La possibilité d'une loi commune aux cités (en plus de celles particulières à certaines) a été repérée par Aristote. Cette communauté de règles est probablement un invariant anthropologique qu’après Marcel Mauss, on peut résumer par le principe « donner, recevoir, rendre ». Ce sont les règles utiles à la vie en commun qui s'apprennent grâce à l'éducation et dans les relations aux autres. Avec Claude Lévi-Strauss, on peut rapporter ces règles et leur respect à l'ordonnancement constitutif de la culture humaine. Le respect de l'autre est avant tout un respect de la loi commune à tous.

Avoir une identité

Être humain, c’est avoir une identité individuelle et collective. L’identité psychologique permet de savoir que l’on existe en tant qu’individu. Elle se manifeste par des particularités, parfois un peu baroques. Au-delà de cette personnalité, l’identité a une forme de base. C'est ce qui permet à l’individu de se reconnaître comme perdurant dans le temps et comme unité stable malgré la pluralité qui le constitue. C'est une individualité qui ne se pare d’aucun oripeau, d’aucun masque et qui est la plus centrale pour l'humain.

L’identité sociale vient de la culture, de l’histoire, des traditions, du langage, dont le partage est un support de la sociabilité. Être humain, c’est avoir une individualité ancrée dans le collectif, dans la communauté. Se créent ainsi les conditions nécessaires au partage et à l’échange avec les autres. La culture à l’origine de l’identité sociale peut être formée par les traditions et les mœurs de son pays, mais associée à une culture universaliste ouverte. C'est sur la base d'une identité partagée que la sociabilité humaine se crée. Les communautarismes prétendant imposer aux autres leurs mœurs et leurs religions s'avèrent toujours facteurs de division et de violence.  

Partager et avoir de l'empathie

Être humain, c’est partager avec les autres. L'homme (équilibré) se soucie facilement et spontanément de l'autre, il est plutôt empathique et sympathique : il compatit aux souffrances, partage les joies, il échange. Il y a une résonance, des effets en miroirs, des identités partagées entre les humains.

L'expression spontanée aboutit à une présence aux autres, elle donne un style à notre manière d’être. La vie s’anime de cette présence. On peut parler d’autonomie, par opposition à l’hétéronomie d’une vie aliénée, étrangère à elle-même, robotisée. Un style, s’il manifeste l’humanité d'un individu, nourrit les autres, leur apporte une présence vivante.

Être humain, c'est être relié à ceux qui nous entourent et tenter de les comprendre. C'est aussi manifester une solidarité, entrer dans les réseaux informels d'entraide. C'est également transmettre ce que l’on connaît, ce que l'on aime, partager son savoir. Ce partage se manifeste dans les réseaux de l'entraide traditionnelle de proximité, ou créés par les liens familiaux ou encore ceux, nouveaux, issus du web.

2. L'humanité, l'humanisme et leur réalisation

À condition d'être libre et civilisé

Être humain demande d'être libre au sein d'une société civilisée. Il ne s’agit pas de la liberté abstraite de poser un acte absurde indéterminé, mais de la liberté concrète de pouvoir faire ce qui a été énuméré ci-dessus. Il s’agit d’être libre de prendre son temps, libre de penser, libre de rester digne, libre d’exprimer son identité individuelle et sociale, de partager avec les autres. Cette liberté concrète demande une société qui ne soit pas totalitaire, mais aussi des conditions de vie décentes.

Équilibre personnel et civilité sont acquis par l'éducation et la civilisation. Norbert Elias montre que

« le processus de civilisation consiste en une modification de la sensibilité et du comportement humain dans un sens bien déterminé » (La dynamique de l'Occident, p. 181).

Ce processus viendrait de ce que l'interdépendance entre les hommes donne naissance à un ordre spécifique qui, à l'époque moderne occidentale dont on fait remonter le début au XVIIe siècle, a mené à un adoucissement des mœurs.

L’humanisme, idée née à la Renaissance, s'est continué à l’époque des Lumières. Jean-Jacques Rousseau écrivait en 1762 :

« Hommes soyez humains, c'est votre premier devoir » (Émile ou de l'éducation, Paris, Flammarion, 2009).

Il notait ainsi que l'humanité s'acquiert, que l'homme a la capacité de s'humaniser. L’idée la plus importante et la plus fondamentale de l’humanisme est de considérer que l’humanité n’est pas une abstraction, mais qu'elle est réalisable par chacun, car chacun est potentiellement pourvu de qualités fondamentales nécessaires.

L’humanisme suppose un fond commun à la condition humaine, une humanité possible de tous les membres de l’espèce humaine. Le versant éthique de l’humanisme prône la dignité et la valeur de tous les individus humains et rejette les formes d’assujettissements. C’est un effort pour sortir l’homme de la barbarie, pour le civiliser. Encore faut-il que les conditions sociales permettent ce travail.

La régression de l’humain

Tous les aspects par lesquels nous avons essayé de caractériser une attitude humaine sont actuellement en régression dans la vie quotidienne. L'hyperactivité provoque des incivilités, des négligences, oblige à bâcler les tâches, rend indisponible. La techno-bureaucratie sacrifie le respect de chacun à la réglementation et à la rentabilité. Les rivalités entretenues par la compétition économique, sportive, éducative, brisent le partage et l'entraide, pourtant facteurs d'efficacité et de bonne relation entre les personnes. L'insuffisante valorisation de la culture commune et des valeurs morales laisse un vide. Quant aux inégalités socio-économiques qui resurgissent, elles sapent le sentiment de justice indispensable au lien communautaire.

Dans nos sociétés occidentales contemporaines, l’humain au quotidien, tel que nous l’avons défini, s'amenuise. Heureusement, il ne disparaît pas, il se retire des activités publiques que sont le travail, les échanges, la vie administrative, gardant une place dans la sphère privée (familiale, amicale, associative). Historiquement, on peut dater le phénomène. Ce retrait correspond à la mutation qui s'est amorcée vers 1975. On a alors assisté à une montée en puissance de la techno-bureaucratie et à la mondialisation économique, ce qui s'est accentué lors de la « révolution libérale » dans la période des années 1980. Enfin, la crise de 2008 est arrivée et elle a durci le phénomène. Les menaces terroristes que nous subissons actuellement accentuent la tendance au contrôle policier et administratif.

3. Les causes sociales de la régression de l'humain

L'économisme et la bureaucratie

Il faut distinguer le libéralisme politique du libéralisme économique, même si les deux sont liés, car le libéralisme, lorsqu'il est principalement économique, devient beaucoup moins libéral et très peu soucieux de l'humain. L'exemple caricatural est l'alliance du dictateur Pinochet avec les néolibéraux de l'école de Chicago.

Le libéralisme politique au temps des Lumière voulait imposer des limites à l’emprise de l’État, des Églises et de la tradition, afin de protéger la liberté individuelle. Cette doctrine conduisait à défendre une société « axiologiquement neutre » (ou sécularisée) dans laquelle chacun pourrait vivre comme il l’entend sous réserve de ne pas nuire à autrui (le libre-échange n’étant que l’application de ce principe général à la sphère économique). Mais, Thomas Hobbes a influencé la doctrine libérale par une axiomatique de l’intérêt qui a prédominé dans la pensée occidentale moderne. Sa conception pessimiste, considérant l'homme intrinsèquement antisocial, brutal et égoïste, la souveraineté politique consistant à imposer un ordre artificiel qui, par la force de la loi ou par la terreur, garantissait la paix civile et le respect des contrats.

Le libéralisme économique a évolué depuis les premiers libéraux et les classiques jusqu'aux néolibéraux. Ces derniers, parmi lesquels il y a Milton Friedman et Friedrich Hayek, n’adhèrent pas au même projet de société que les libéraux classiques. Les néolibéraux accordent un domaine extrêmement large à la liberté de l’individu et des entreprises, mais, de plus, refusent presque tout rôle à l’autorité publique, non seulement dans l’économie proprement dite, mais encore dans l’éducation, la santé et même dans les infrastructures collectives. Cette école en est venue à défendre les inégalités comme facteur de croissance. Le libéralisme économique est devenu un économisme fasciné par lui-même laissant de côté le social et l'humain.

Si le libéralisme a pu fonctionner globalement assez bien, c’est parce qu’il s’appuyait implicitement sur un certain nombre de valeurs humanistes (de « gisements culturels », disait Cornélius Castoriadis). Malheureusement, depuis le milieu du XXe siècle, un scepticisme et un relativiste sont venus saper ces principes stabilisateurs. Les formes communes de définition de l’humain ont été désignées comme des constructions arbitraires et passéistes, si bien que l'économisme ne trouve plus de limites. L’idéologie néolibérale détruit les repères qui stabilisaient le libéralisme et lui donnaient une viabilité. De même qu’une croissance économique illimitée est condamnée à épuiser les ressources naturelles (qui la rendent possible), de même, l’extension illimitée du droit de chacun à exploiter son prochain ne peut conduire qu’à saper les fondements éthiques qui rendent la sociabilité possible.

Par ailleurs, et indépendamment, l'emprise administrative (bureaucratique) des États et des entreprises ne cesse de s'accroître. De par sa lourdeur hiérarchique, son fonctionnement mécanique, ses raisonnements limités à l'efficacité apparente, les rivalités internes, la bureaucratie chasse l'empathie, l'initiative et la responsabilité au sein de l'organisation du travail, que ce soit dans les entreprises privées ou publiques.

À côté de l'économisme, la bureaucratisation managériale est l'autre facteur déshumanisant. Les États et les grosses entreprises installent une bureaucratie de plus en plus vaste, si possible servile et formatée au management. Il s'ensuit une stérilisation des conditions de vie et de travail, et parfois une diminution de qualité, ce qui contribue à la perte de sens. Les bureaucraties fonctionnent aussi selon ce principe bureaucratique de hiérarchie descendante, aveugle aux dysfonctionnements.

Homo œconomicus et société perverse

Jean-Claude Michéa nous rappelle que la civilisation où domine l’économie marchande impose à chacun un mode de vie particulier consistant à vendre quelque chose, en général lui-même (son temps, son travail). L’individu libéral occidental s’est libéré des liens traditionnels qui structurent les sociétés depuis que l’homme existe. Pour le néolibéralisme triomphant, la vie sociale s’organiserait en dehors de tout jugement de valeur, selon les lois du marché libre qui règlent l’économie des biens et du droit abstrait qui régit les rapports entre les personnes. Cette nouvelle organisation serait rationnelle selon une technicité proche des sciences exactes.

Cette idéologie imagine que la société pourrait se constituer sur la base de l’intérêt individuel. Elle a promu l’homo œconomicus, figure mythique idéale d'un individu qui, non seulement n’agirait que par pur égoïsme, mais connaîtrait parfaitement la situation économique et y réagirait rationnellement dans son propre intérêt. La société idéale serait formée d'homo œconomicus interagissants. Cette proposition oublie de préciser que seuls les gestionnaires de fortune peuvent ressembler à ce personnage, le reste de la population, formant la masse des salariés vivant de leur travail, subit cet idéal absurde.

Pour Dany-Robert Dufour, le néolibéralisme est une pensée totalitaire qui ne concerne pas seulement l’économie, mais l’ensemble des conduites sociales humaines. Cette doctrine prétend libérer l’égoïsme et l’avidité qui, de l’Antiquité à la philosophie des Lumières, avaient toujours été vus comme des dangers pour la société et avaient été contenus par la morale. L’idéologie néolibérale pousse a toujours plus de compétition, de performance, pour plus d’argent, afin de participer à l’idéal de la grande addiction consumériste. Elle prône la naturalisation généralisée, dissout les repères et interdits culturels, réduit des individus à leur fonctionnement pulsionnel.

Donnons l'exemple des modifications opérées pas le management agressif. Son principe est de saper l’autonomie et l’initiative, d'augmenter le rendement, de mettre les employés en compétition. Je citerai à ce sujet Alain Nebout, directeur du Pôle Carrières de l’Association HEC, qui constate, concernant les salariés, qu'on est passé de la « relation » à la « ressource ». En effet, le Directeur des Relations Humaines des années 70 est devenu Directeur des Ressources Humaines. Nebout écrit :

« La façon dont sont traités les hommes dans l’entreprise change... nous sommes passé d’une vision “humaniste”, où l’individu était considéré comme un être de relation, à une vision “matérialiste”, où il est devenu une ressource à optimiser... L’individu lui-même est considéré comme une sorte de matière première de la production, de bien fongible, remplaçable après usage... Nous serions dans une vision de gestion de l’homme à “flux tendu”, un homme devenu un simple objet ».

On peut y voir la conséquence

«d’une mutation globale et planétaire qui encourage le quantitatif, le mesurable, le rapide, le matériel, l’immédiatement efficace, le simple, le visible, le consommable, le rentable qui apparaissent­ [...] dans tous les champs où l’humanité déploie ses activités [...] » (Sztulman H., Psychanalyse et humanisme, Éditions Thierry Marchaisse, 2016).

La déstabilisation idéologique

L’idéologie de l'efficacité et de la rentabilité sape les bases culturelles traditionnelles, la civilité, le principe de réciprocité, bref l'humanité. Elle les remplace par l’utilitarisme, la cupidité, la réussite. Elle valorise l’innovation permanente, le changement incessant. De manière frontale, elle défend la suprématie de l’économie et des marchés sur les valeurs humaines.

Cette idéologie, déclinée sous diverses formes, est dominante dans tous les États parce qu'elle renforce leur puissance économique. Elle est l’exact opposé d'une éthique de l’humain. Elle impose la vitesse, la rentabilité, la compétition. Compétitivité, rentabilité sont les maîtres-mots du discours actuel. Courir, s’agiter, faire à la hâte, réagir sans distance, répondre aux sollicitations incessantes, être inculte, sans racine et sans histoire, être un agent efficace de la machine productive, consommer aveuglément, ce n’est pas être humain.

Mais aussi, on peut incriminer un progressisme naïf qui estime que toute libéralisation dans les mœurs est positive et que le désir individuel, aussi étrange soit-il, prime sur l'intérêt commun. C'est toute l'ambiguïté du mariage pour tous qui se présente comme une mesure généreuse sans envisager les conséquences déstabilisantes pour l'équilibre personnel des enfants et pour l'organisation de la société.

Dans un autre contexte, mais cela s'applique parfaitement, Georges Canguilhem parle d'une

" mécanisation du vivant qui déprécie l'homme au point de ne voir en lui que le matériau à utiliser et à informer par une technique appropriée, en vue d'un meilleur rendement économique et d'une simplification politique" (Canguilhem G., "Philosophie et biologie").

Le très profond mouvement idéologique de mécanisation du vivant aboutissant à l'idée d'un possible « homme machine » est à l'œuvre en arrière-plan.

La réaction communautariste et religieuse

Contre cette déstabilisation, on voit monter un remède pire que le mal :  la recrudescence de certains communautarismes religieux, qui dans une revendication identitaire exacerbée, prétendent imposer des mœurs et une religion, ce qui provoque une perte du lien commun et s'avèrent être un facteur de violence déhumanisante.

Ces attitudes idéologiques empêchent de penser prudemment, intelligemment, elles provoquent une perte de sens et un délitement identitaire. Du coup, un vide et un malaise s'instituent. Ce vide engendre soit un désenchantement, une indifférence, une autodérision, soit en réaction, un retour vers les communautarismes religieux et leurs idéologies réactionnaires et autoritaires.

Conclusion : persister dans l'humanisme

Certes, nous sommes très loin de la barbarie qui sévit dans le reste du monde, mais l'humanisme régresse insidieusement en Occident y compris en Europe. La raison est éthique au sens de grands principes amenant au bien. L'humanisme comme gain civilisationnel en est un.

De nos jours, il ne s’agit plus de faire de l’homme la valeur suprême et la mesure de toute chose ; ni de promouvoir une métaphysique de la transcendance. L’humanité est possible pour l'homo sapiens grâce à de sa capacité à penser, à ordonner la société et à partager avec ses semblables. Dans cette mesure, l'humanisme est à la fois un enjeu de société, une démarche au quotidien et une lutte contre ce qui le désagrège. C'est le résultat d'un gain en civilisation à regagner et défendre à titre personnel et collectif, à chaque génération.

Grace à la philosophie des Lumières et aux droits de l'homme, nous avons un fond culturel solide et ancien sur lequel s'appuyer pour défendre le respect de l'humanisme dans notre société. Mais il faut aussi défendre l'humanisme contre les attaques : d'abord celle de l'ignorance, car la transmission de ce fond culturel est insuffisante, ensuite contre les critiques dissolvantes de la postmodernité et enfin contre le retour des archaïsmes communautaires et religieux. Sans oublier la pression de exercée par l'idéologie productiviste néolibérale et de la concurrence politique mondiale. L’humain régresse sous l'effet des impératifs économiques, de la rivalité exacerbée entre les États et de l'emprise techno-administrative croissante.

Devant cette situation, il faut tenter de maintenir au quotidien une attitude digne et empathique, tout en s'opposant à la perte des repères philosophiques issu des Lumières qui affecte nos sociétés contemporaines. L'humanisme est un bien culturel précieux à défendre âprement contre les mouvements idéologiques et les évolutions sociales qui le menacent. L'indifférence, le mépris, l'agressivité, la violence jusqu'à la barbarie sont possibles. La civilisation, l'humanisme, sont des conquêtes à maintenir avec opiniâtreté.

Sur les moyens à mettre en œuvre, le philosophe s'abstiendra de faire des propositions.  La philosophie ne doit pas donner des directives ni édicter des règles de conduite. Son rôle est d'indiquer les problèmes. C'est ensuite à chacun, individuellement ou collectivement, de donner une réponse pratique qui soit adaptée aux circonstances sociales et historiques.

 

Bibliographie :

Elias N., La dynamique de l'Occident, Paris,

Michéa J.-C., L'empire du moindre mal, Paris, Flammarion, 2010.

Mauss M., Essai sur le don, Paris, PUF, 1968.

Rousseau J.-J., Émile ou de l'éducation, Paris, Flammarion, 2009.

Sztulman H., Psychanalyse et humanisme, Éditions Thierry Marchaisse, 2016.

 

L'auteur :

Juignet Patrick