Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Épistémologie

Les principes philosophiques
de la science moderne

 

Quels sont les principes philosophiques de la science dite « moderne », c'est-à-dire de la connaissance qui s’est édifiée à partir du XVIIe siècle et telle qu'elle se poursuit actuellement ? Nous en verrons seulement quelques-uns, les principaux, ceux qui l’ont façonnée et restent présents, même si certains sont aujourd'hui contestés.

 

Pour citer cet article : 

Juignet, Patrick. Les principes philosophiques de la science moderne. Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/philosophie-science-moderne.

 

Plan de l'article :


  1. Les idées directrices de la science moderne
  2. Les principes ontologiques
  3. Les principes théoriques (aspect gnoséologique)
  4. Les principes méthodologiques (aspect pragmatique)
  5. Conclusion : une connaissance en évolution

 

Texte intégral :

 

1. Les idées directrices de la science moderne

La nature est autonome

À partir du XVIIe siècle, certains savants s'autorisent à comprendre le monde en dehors de Dieu, mais aussi en dehors de l’homme (de sa présence, de ses intérêts), ce qui va donner un nouveau sens aux termes de nature et d’objectivité. La nature est libérée des interventions divines qui rendaient inutiles les efforts humains pour la comprendre. Elle est aussi libérée des projections anthropomorphiques qui la rendaient interprétable par les désirs et les besoins humains.

La nature existe par elle-même et l’on peut la décrire et l’expliquer « objectivement ». Elle est considérée comme autonome, ne procédant que d'elle-même. Le double mouvement de dé-théologisation et dé-anthropologisation du monde permet une libération de la pensée qui peut ainsi chercher à expliquer une nature autonome, ou peut dire aussi le monde tel qu'il est.

Le déterminisme est certain

Le déterminisme, principe fondateur de la science, n’est pas seulement un principe de connaissance, mais aussi un principe ontologique. Il affirme que le monde est déterminé et que ce déterminisme est universel. Déterminé veut dire que les enchaînements constatés ne sont pas fortuits, mais nécessaires.

Rien n’y échappe, le déterminisme concerne, sous diverses formes, tous les champs identifiables de l'Univers. On le trouve à l’œuvre aussi bien dans le vivant que dans l’astronomie, ou le magnétisme, ou les comportements humains. Il est intemporel, toujours identique et sans histoire. Le déterminisme est un postulat non démontrable. Par chance, il s'est avéré juste la plupart du temps. C'est un appui indispensable pour la connaissance scientifique, car si le monde était chaotique, hasardeux, capricieux, il serait vain de vouloir l'expliquer.

Le temps et l'espace sont neutres

La science moderne considère que tous les phénomènes se déroulent dans le temps et l'espace. Le temps coule uniformément, c’est un flux uniforme, indépendant, identique dans l'ensemble de l’univers et sur lequel rien ne peut influer. Il ne varie pas, c'est-à-dire, ni ne ralentit, ni ne s’accélère. Dans ce temps neutre, les phénomènes sont réversibles. C’est ce qui est parfois appelé le "principe de symétrie". Une cause inverse à la précédente provoque toujours le retour à l’état initial. Le temps passé ne compte pas et une reproduction à l’identique est toujours possible.

Le théorème de récurrence de Poincaré montre qu'un système dynamique, avec un temps infini, peut revenir au point de départ. Nous sommes dans un monde sans histoire, c'est-à-dire dans lequel un événement n’engendre pas une bifurcation irréversible entre plusieurs possibles. Tout est réversible, un éternel retour se profile comme horizon du temps.

L'espace est une étendue isotrope et neutre dans laquelle se place l'ensemble des phénomènes. L'espace peut être décrit selon trois dimensions et tout fait est localisable dans l'espace.

On sait que cette conception sera remise en cause, en ce qui concerne la physique, par la relativité.

Le monde est intelligible

L'intelligibilité du monde supposée par les Grecs dès l'époque milésienne est réaffirmée au XVIIe siècle par Galilée, puis Descartes, puis tous les penseurs de la modernité. Leibniz énonce, à la fin du XVIIe siècle, l’idée de « raison suffisante ». Nous la formulerons de la manière suivante : rien n’est sans raison. Si rien n’est sans raison, tout est intelligible ! La coïncidence possible entre la raison du monde et la raison humaine a parfois donné lieu à une interprétation idéaliste qui reste minoritaire et est plutôt l'apanage des mathématiciens.

Tout énoncé vrai a une démonstration rationnelle. Si elle est bien conduite, une démonstration formelle aboutit à une vérité formelle. La porte est ouverte à la recherche rationnelle, car on suppose qu'elle finira toujours par trouver. De plus, si la démonstration prime, aucune affirmation dogmatique n’est plus acceptable. Nous sommes dans une démarche scientifique par opposition à la croyance. Dans le cas d’une vérité empirique, sa « raison » est la mise en évidence des causes qui produisent les faits observés ou l'ensemble des conditions à partir desquelles on peut les prédire.

La Nature empiriquement connaissable et peut-être même le réel sous-jacent, le monde en soi, semblent intelligibles.

La dichotomisation du monde

L'homme est posé comme sujet (sujet transcendantal dira Kant) face à une nature déterminée. Cette première coupure se redouble à l’intérieur de l’homme qui est, en même temps, sujet transcendantal et animal-machine. Prigogine et Stengers le résument ainsi : « L’esprit humain, qui habite un corps soumis aux lois de la nature, est capable d’accéder par le déchiffrement expérimental [….] au plan divin que le monde exprime. Mais cet esprit échappe à sa propre entreprise » (Ibid). Inévitablement, le monde se dualise, car il faut un esprit pour déchiffrer la nature. La matière déterminée a du mal à se connaître elle-même et à accéder à la rationalité du réel.

Le schéma princeps de la science moderne prétend qu’il y a des faits objectifs indépendants, contemplés et expliqués par un savant vu comme un sujet transcendantal. Ce dernier est extérieur aux faits et aux objets. Il les explique par une théorie rationnelle que les expériences vérifient ou réfutent. Pour Gérald Edelman, concernant la physique et la chimie, « avoir placé l’esprit hors de la nature est une sage précaution » (Edelman G.M., Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 1992).

« On peut faire abstraction de l’homme et de son intervention, sinon de façon pratique du moins en principe » (Heisenberg W., La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 1962). Le savant est en position d’extériorité par rapport aux faits étudiés, et par des précautions de méthode, il n’influence pas son objet d’étude. C’est ce qui est communément appelé l’objectivité qui est censée neutraliser et exclure la subjectivité du savant.

La vision moderne suppose un sujet unitaire, isolé, source de la perception et de la pensée, noté par le « Je » de Descartes. C’est un sujet transcendantal, un point d’origine abstrait, l'unité originaire synthétique de l’aperception, hors du temps et hors du monde. La coupure entre sujet et objet, esprit et matière, homme et nature, corps et esprit, revient toujours. Cette dualité caractérise l'épistémè moderne. Elle a été généralement reprise par les sciences, même si elle a occasionné des luttes et oppositions assez violentes.

Ceci a été remis en question aussi bien par le constructivisme (qui montre l'aspect construit des objets et méthodes de la connaissance scientifique), l'agentivité (l'action qui demande un agent et non un sujet abstrait), la collectivité et la socialisation nécessaires à l'édification de la connaissance scientifique.

2. Les principes ontologiques

Qualités premières contre qualités secondes

Etienne Klein rapporte à Galilée l'une des distinctions qui guide la science moderne : le caractère inessentiel des qualités sensibles. Ce type de propriétés n'a pas d'importance, il ne constitue qu'une apparence constituée par les impressions issues de l'interaction que nous avons avec les choses. On ne doit pas attribuer aux choses les propriétés que nos sens leur donnent, elles sont subjectives et nous ne pouvons former à partir d'elles des propositions scientifiques. Si on s'intéresse à l'essence des choses, seules la rationalité et surtout les mathématiques permettront de les connaître.

Le dur ou mou, le coloré ou pas, le résistant ou le fluide, l'odorant, etc. forment les « qualités secondes ». Celles-ci étant fluctuantes, on doit les remplacer par les « qualités premières », qui sont des qualités sensibles épurées, ramenées à quelques-unes jugées fondamentales (étendue, mouvement). On trouve cette opposition entre qualités premières et secondes chez Descartes et Locke. C’est le monde de Newton et de la science moderne en général. Ce monde, Whitehead le décrit dans Science and the moderne world comme « de la matière qui se précipite sans fin et sans signification ». Toute une part du monde sensible, jugée complexe et confuse est rejetée. Ces choses qui ne s’expliquent pas sont sans importance ou de simples apparences. C’est le monde de la sensation trompeuse, du subjectif, de l’épiphénomène.

Phénoménisme contre substantialisme

Dans la science, le réalisme (principe selon lequel le monde existe vraiment, objectivement, en dehors de nous) prend deux tournures : substantialiste ou phénoméniste.

La substance se tient et persiste derrière les faits changeants. Avec Descartes, s'est opérée la dualisation du monde en deux substances : matérielle et spirituelle. La science moderne a pour tâche de s’occuper de la substance étendue ou matière. On considère un monde composé de matière, substance inaltérable dans sa masse, susceptible d’être mue par des forces, et qui peut être ramenée à des unités élémentaires, les atomes. Selon le matérialisme du XIXe siècle, les atomes, « en tant qu’ils constituent l’étant inaltérable proprement dit, se meuvent dans l’espace et dans le temps et provoquent par leur disposition et leurs mouvements réciproques les phénomènes variés de notre univers sensible » (Heisenberg W., La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 1962). Cette manière de voir peut être préservée, après la découverte des particules élémentaires, en reportant la substantification sur celles-ci.

L’option phénoméniste est apparue au XXe siècle, amenée dans les sciences par le biais de la critique kantienne et à la suite du positivisme d’Auguste Comte. À ce moment-là, une partie des scientifiques renonce à la substance pour ne considérer que les faits. Nous ne pouvons connaître positivement, effectivement, par expérimentation, que des faits. C’est le choix positiviste largement repris par nombre de scientifiques. Ainsi, la science s’intéresse aux faits et aux propriétés sans s’occuper de leur nature. Dans cette optique, on ne se prononce pas sur l’essence du fait et l’on refuse les propos ontologiques. La science cherche à conjoindre les faits avec une explication rationnelle et si possible avec un formalisme mathématique.

Le phénoménisme s’accompagne généralement d’un réalisme empirique. Les faits perçus extérieurement à nous, existent par eux-mêmes. La réalité n’est pas relative (dépendant de l’expérience), mais absolue : les faits sont là, en eux-mêmes, absolument. Ce réalisme concerne les faits élémentaires, mais aussi les objets, c'est-à-dire ce que nous percevons comme ensembles constants à partir des faits.

Cette dernière attitude ne se dégage pas toujours du substantialisme, si bien que les choses sont conçues comme matérielles. Le mélange du réalisme empirique et du matérialisme aboutit à ce que Bachelard appelle le « chosisme ». L’extériorité des faits et objets trouve sa justification dans la matérialité : ils ont une existence propre, car ils sont constitués par une substance perdurante de nature matérielle. Les choses présentes à l’extérieur de nous sont de nature matérielle et, par là, elles sont situées en un lieu exclusif de tout autre. Le monde est ainsi, des atomes aux galaxies, en passant par les êtres vivants. Le « chosisme » est un point de vue qui permet la connaissance scientifique du monde, mais qui la limite fortement.

3. Les principes théoriques (aspect gnoséologique)

Explication causale ou légale ?

Une possibilité d’explication complète et assurée de la nature s’offre à l’homme de science. L’enchaînement des causes et des effets, leur formalisation par des lois sont possibles quelle que soit la partie du monde concernée. Nous retrouvons ici le principe de raison suffisante. Causalisme et légalisme sont deux manières différentes d’exploiter cette possibilité d’explication sans faille.

La causalité concerne l’enchaînement nécessaire des phénomènes. Dans son acception scientifique, elle exclut les causes finales (ou premières) pour se contenter d’un principe causal immédiat. Nous l’énoncerons de la manière suivante : Tout effet à une cause, la cause précède immédiatement l’effet, la même cause produit toujours le même effet. Le processus causal est réversible : si une cause produit un effet, la cause inverse (symétrique) produit l’effet inverse. On peut toujours se retrouver ainsi dans la position initiale. C’est ce que l’on nomme le causalisme linéaire, car l’enchaînement peut être représenté sur une ligne orientée qui figure aussi la direction du temps. Celui-ci n’intervenant pas, la réversibilité est possible.

Certains préfèrent raisonner en termes de lois permettant la prédictibilité des phénomènes. Parmi les légalistes, on trouve Auguste Comte et Wittgenstein qui récusent tous deux la causalité comme une superstition. La loi de préférence mathématique décrit le rapport des faits entre eux. Elle implique la mesure pour quantifier et préciser ce rapport. Le légalisme cherche à produire des énoncés formels pour prédire les faits. Ce légalisme classique est universel, tous les phénomènes sont assujettis à des lois invariables. Les mêmes lois gouvernent aussi bien la chute d’une pierre, que les mouvements des galaxies.

C’est ce qui a fait préférer aux positivistes le principe légaliste qui est beaucoup plus rigoureux. L’avantage énorme de ce principe est qu’il oblige à définir des faits précis. Ces faits précis, dans des conditions précises, peuvent donner lieu à des lois qui ne sont pas simplement des régularités, mais ont une valeur prédictive. Elles peuvent également être mathématisées, ce qui permet la mesure. Toutefois, les deux appellations sont parfois synonymes. Avec Descartes, Leibniz et Kant, c’est la déduction des lois qui est appelée causalité.

Analyse et réductionnisme

La bonne manière de connaître est analytique. Décomposer en autant de parcelles qu’il se pourrait, dit Descartes, et construire de longues chaînes de raison toutes simples. La décomposition en éléments simples permet de se situer au niveau où le déterminisme joue. Si l’on ne trouve pas d’enchaînement causal, c’est parce que l’on n’a pas réduit suffisamment pour trouver les éléments appropriés de la réalité. Il faut donc poursuivre jusqu’à terme. Cet aspect analytique est souvent appelé réductionnisme méthodologique. Il faut décomposer et simplifier pour expliquer, puis formaliser pour mathématiser et enfin, identifier et mesurer pour vérifier l’équation expérimentalement.

Le terme de réduction indique le problème. Réduire, ce n’est pas seulement analyser, c’est restreindre, rapetisser, ramener au squelette. Il s’y associe la croyance selon laquelle plus l’analyse se porte vers les éléments simples, plus elle s’approchera du fondamental et découvrira le fondement du monde. Aller vers l’élémentaire, c’est aller vers la réalité ultime. Le terme de réduction indique l’ambition cachée derrière la méthode analytique qui est ontologique : il faut éliminer le complexe pour le ramener au simple, car lui seul constitue la vraie réalité. La réduction est une ontologisation de l’analyse. Le processus intellectuel de décomposition/simplification est transformé en affirmation sur l’être.

Sur le plan de l’organisation des connaissances, le projet donne l’ambition de ramener la biologie à la chimie et la chimie à la physique. Citons, par exemple, deux auteurs du milieu du XIXe siècle, Helmholtz et Brücke : « Brücke et moi avons prêté ce serment solennel d’établir partout cette vérité : aucune autre force que les forces physico-chimiques courantes ne sont en action dans l’organisme » (Lettre de Du Bois Raymond à Ludwig, 1942). Il s’agit des « forces physico-chimiques inhérentes à la matière et réductibles à la force d’attraction et de répulsion ».

Un siècle et demi plus tard, c’est le projet de Newton qui est toujours présent, celui indiqué dans L’optique où il estime que : les mêmes « puissances actives, attraction et répulsion qui règlent le cours des astres et la chute des corps » sont valables pour la combustion, la fermentation, le magnétisme, etc. On le retrouve sous une autre forme chez Einstein. Pour lui, les lois générales du théoricien de la physique permettent de construire une image du monde, « c’est-à-dire la théorie de tous les phénomènes de la nature, y compris ceux de la vie » (Einstein A., Comment je vois le monde, Paris, Flammarion, 1958).

Rationalité

La pensée scientifique est rationnelle et, mieux encore, elle doit se logiciser ou se mathématiser. La rationalité se fonde sur l’existence de catégories intelligibles. Les catégories sont des concepts généraux qui définissent et délimitent le monde et, plus particulièrement, dans le domaine de la connaissance considérée. Ces catégories ainsi que les concepts associés doivent être définis sans ambiguïté. Le maniement de l’ensemble se fera selon les trois axiomes de la rationalité, qui sont l’identité, la non-contradiction, le tiers exclu.

Ces trois principes sont attribués à Aristote. Par principe d’identité, on entend que tout concept admis le reste, que toute proposition jugée vraie reste vraie (supposant qu’il ne change pas de signification en cours de route). Par principe de non-contradiction, on admet que l’on ne peut affirmer une chose et son contraire. Par principe du tiers exclu, on dit qu’il n’y pas de tierce possibilité entre une proposition élémentaire et sa négation, c’est ou l’une ou l’autre qui est vraie. Ce sont des normes de raisonnement pour rendre celui-ci valide et partageable.

Au degré d'abstraction supérieur, on trouve la mathématisation et la logicisation des énoncés. La mathématisation devrait gagner les différentes sciences empiriques. Le savoir mathématique est idéalisé, considéré comme la formalisation la plus souhaitable. Il s'ensuit une volonté de mesure des faits observables pour appliquer les mathématiques. La logique se développant (à partir du milieu du XIXe siècle), on associe logique et mathématique. Il s'ensuit une prééminence de la déduction qui va longtemps persister et certains vont proposer d'en faire le modèle de toutes les sciences (comme Karl Popper).

4. Les principes méthodologiques (aspect pragmatique)

L’expérience salutaire et fondatrice

La science moderne naît de l’acceptation de tests empiriques comme critère de validité des énoncés théoriques. Accepter l’expérience comme arbitre de la connaissance est le fondement de la science. À partir du XVIIIe siècle, le groupe social des scientifiques accepte de soumettre ses idées à une épreuve de la réalité. L’arbitrage par la réalité vient tempérer les appétits dogmatiques, la reproduction des croyances, l’argument d’autorité. Cet arbitrage prend la forme d’une vérification.

Depuis Popper, les exigences se sont accrues. La théorie ne doit pas seulement pouvoir être vérifiée, mais aussi pouvoir être réfutée par des expériences cruciales. S’il n’y a aucune possibilité d’une telle expérience, on ne peut tester la théorie et celle-ci ne peut être intégrée au corpus scientifique. La mise en avant de l’expérience dans tous les domaines est l’un des acquis fondamentaux de la science classique. Du point de vue pragmatique, elle prend principalement la forme de l’expérimentation.

Mais, la vérification ou réfutation par des faits n’est pas suffisante. Il faut aussi des faits solides, bien établis, reproductibles. D’où le développement d'une pratique ou d'une pragmatique pour construire des faits à la fois pertinents et valides, des faits qui peuvent être montrés systématiquement grâce à une pratique méthodiquement mise en œuvre.

L’expérimentation

La méthode expérimentale est reine. Nous la définirions comme une expérience organisée de telle sorte qu’elle mette en rapport la théorie et les faits. Ceci doit être fait d’une manière explicite, reproductible et constatable par toute la communauté scientifique. Il s’agit de la confrontation réglée entre théorie et réalité, organisée selon le principe de réduction méthodologique. C’est, selon l’expression de Bachelard, un rationalisme appliqué.

L’expérimentation soumet le monde à une interrogation en référence à une hypothèse. C’est une activité pratique qui manipule, organise la réalité, pour créer une situation particulière. Cette situation construit un fait en l’isolant d'autres faits, jugés indésirables. Dans certains cas, on peut mesurer le fait, dans d’autres, affirmer sa présence ou son absence, mais, toujours, il s’agit de répondre à une question posée par la théorie qui sera ainsi vérifiée ou réfutée par la réalité. L’expérimentation est le mode de construction privilégié de la réalité scientifique. Sans elle, la science n’aurait pu avoir lieu. Elle organise, de manière réglée, la rencontre de l’homme connaissant avec la partie du monde à laquelle il s’intéresse.

Cela ne se produit pas de manière simple. Il faut créer des conditions qui permettent d’isoler des facteurs, puis de les faire varier, les conditions restant égales par ailleurs. Il faut donc isoler un ensemble de faits que l’on rend momentanément fixe, pour faire varier l’un d’entre eux, tout en contrôlant cette variation. C’est le principe « d’isolement des variables ». L’expérimentation est une activité complexe qui doit être mise en œuvre avec soin et demande toujours des techniques, parfois très sophistiquées. Elle implique un savoir-faire technique.

Dans les domaines dont s'occupe traditionnellement la science moderne, l'observation ou la mesure n'interviennent pas, ou très peu, dans les phénomènes, si bien qu'ils ne perturbent pas les résultats et sont en général négligés. Ce qui est cohérent avec la conception de l'objectivité vue plus haut qui considère le scientifique comme un sujet neutre et hors champ.

5. Conclusion : une connaissance en évolution

Il n'y a pas de dénomination communément admise pour qualifier la science telle qu'elle s'est développée en Europe du XVIIe au XIXe siècle. Elle est tantôt qualifiée de moderne (en référence à la période moderne des historiens), tantôt de classique (au vu des évolutions contemporaines). Nous avons préféré le terme de moderne, car il a une acception large englobant le développement culturel, mais il faut bien préciser qu'il ne signifie pas actuel ni contemporain.

Nous avons essayé d'énoncer l'ensemble des grands principes qui guident la science moderne. Ils participent du socle épistémique sur lequel elle repose, ou pour prendre le terme de Thomas Kuhn, du paradigme qui est le sien.

Cette façon de connaître le monde a pris son essor au XVIIe siècle. À partir de ce moment inaugural, en moins d'un siècle, on est passé d'une nature mystérieuse, où intervient Dieu ou des forces occultes et que l'on tente de comprendre de manière spéculative, à un univers mécanique explicable par la raison appuyée sur l'expérimentation. Rien n'était joué quand le mouvement s'est amorcé au XVIIe siècle, mais les principes philosophiques qui ont permis à la science moderne d'exister ont perduré et se sont imposés.

La rationalité et le principe de raison suffisante rendent la connaissance certaine accessible à l'homme et pas seulement à Dieu. D'un autre côté, le doute est central et inaugural de la modernité (cf. Descartes). Doute par rapport au dogme, mais aussi par rapport à ses propres pensées : il faut se départir des illusions, procéder avec méthode, interroger toutes les affirmations. La science moderne conjoint la certitude et le doute, ce qui est probablement à l'origine de sa dynamique.

La possibilité de comprendre le monde en ne le référant ni à Dieu (théologie), ni à l'homme (anthropomorphisme), donne un nouveau sens aux termes de nature et d’objectivité. Le double mouvement de dé-théologisation et dé-anthropologisation du monde permet un rapport plus rationnel et simplifié au monde, ce qui représente un gain gigantesque du point de vue de l’efficacité. Considérer un univers déterminé explicable en quasi-totalité par les hommes selon une connaissance rationnelle contrôlée (vérifiée/réfutée) en expérimentant, a permis un énorme progrès dans le savoir sur le monde.

Une bonne partie de ces principes restent admis de nos jours, mais certains d'entre eux sont maintenant contestés, car ils sont inadaptés à certains domaines complexes. Pour une critique et un aperçu des évolutions de ce paradigme, voir l'article : Une critique du paradigme de la science moderne.

 

Bibliographie :

Einstein A., Comment je vois le monde, Paris, Flammarion, 1958.
Heisenberg W., La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 1962.
Lenoble R., Histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin Michel, 1969.
Mazauric S., Histoire des sciences à l'époque moderne, Paris, Armand Colin, 2009.
Newton I., Optique de Newton, t.1 et 2, Paris, Édition Leroy Pierre, 1787. Consultable In : Gallica [En ligne]. Disponible à l'adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86285t