Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Psychopathologie générale

Fonction paternelle et maturité psychique

 

L'idéologie actuelle donne à croire que n'importe quel type d'organisation familiale pourrait être adoptée sans conséquence particulière. C'est oublier qu'il y a des conditions psychologiques nécessaires pour que l'enfant puisse se construire. Dans cet article, nous tenterons de résumer le rôle du père dans la structuration psychique de l'enfant et dans son cheminement vers la maturité.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Fonction paternelle et maturité psychique. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/fonction-paternelle-humanisme.

 

 Plan de l'article :


  1. Qui sert de père et à quoi sert-il ?
  2. Les rôles du père et la fonction paternelle
  3. Les effets du rôle paternel
  4. Maturité et humanisme

 

Texte intégral :

1. Qui sert de père et à quoi sert-il ?

Du point de vue psychologique, le père n'est pas nécessairement l'individu géniteur de l'enfant. C'est la personne qui, en jouant un rôle paternel sur le plan éducatif et relationnel, contribue à la structuration psychique de l'enfant. Commençons par quelques distinctions nécessaires pour comprendre le rôle du père.

Le père et le référent paternel

Il faut distinguer celui qui assume le rôle paternel du géniteur. On nommera ici « référent paternel » la personne qui joue le rôle éducatif et qui est désignée par l'entourage pour cela. La personne qui assume le rôle paternel peut être le père biologique (le géniteur), c'est le cas le plus fréquent dans notre société. Ce peut aussi être un parent plus éloigné (l'oncle, le grand-père), ou un personnage clanique quelconque et éventuellement un personnage fictif (ancêtre idéalisé, Dieu le père).

Les attitudes du référent paternel, tout comme sa reconnaissance et sa valorisation par la famille, auront des effets dans la construction psychique de l'enfant. Les rôles que le père doit jouer sont pluriels et la personne désignée peut être plus ou moins apte à les assumer. 

Disons le bien nettement, car il y a d'étranges confusions à ce sujet, le père joue le rôle paternel pour l'enfant. La fonction paternelle concerne les enfants, la génération qui suit celle du père. Sans jouer sur les mots, le père ne l'est pas pour ses pairs. Il éduque et élève ses enfants ou les enfants qui l'entourent. Ce dont nous parlons concerne le rapport intergénérationnel.

Divers rôles et divers intervenants

Il faut trois conditions pour que les divers rôles paternels puissent être tenus et soient efficaces :

1/ Il faut que celui qui les tient ait un impact effectif. Il ne doit être absent, ou dévalorisé ou nié (par la mère et par le groupe social). Le père est mis en place d'abord par la mère, au sens où c'est l'attitude de la mère qui fait comprendre à l'enfant le rôle du père et qui doit le tenir.

2/ Il faut que ce soit un individu de genre et sexe masculin. Ce n'est pas pour la raison biologique de la procréation, mais parce qu'il se doit d'être différent de la mère, qui est une femme (de sexe et de genre féminin). Outre cette fonction d'incarner une différence, il offre une possibilité identificatoire quant au genre masculin. Le père en tant que personnage remplissant la fonction paternelle est nécessairement de genre masculin.

3/ Il faut qu'il soit d'une génération au-dessus, car il s'adresse à l'enfant en tant que différencié par l'ordre des générations. La relation qui s'institue est située dans un rapport générationnel de filiation qui lui donne son sens. 

Le référent paternel produit des effets que nous appellerons de manière globale la fonction paternelle. Par fonction, nous désignons une action qui produit un changement psychique et, par le terme de fonction paternelle, l'action produite par le rôle paternel dans la construction psychique

Cet effet de construction psychique dépend du père tel qu'il est perçu par l'enfant, mais également de l'attitude de l'entourage et en particulier de la mère, et enfin de la dynamique psychique. Il ne faut, en effet, pas négliger la dynamique psychique propre à l'enfant qui présente une certaine autonomie par rapport à l'environnement. Le psychisme est profondément transformé par la fonction paternelle, si elle s'exerce. Si elle ne s'exerce pas ou de manière partielle, la maturation psychique n'aura pas lieu.

2. Les rôles du père et la fonction paternelle

Nous allons détailler les rôles qu'il est possible et souhaitable que le père (ou plus exactement le référent paternel) tienne et voir leurs effets sur la structuration psychique de l'enfant. Les différents effets s'échelonnent de la prime enfance (à partir de deux ans) jusqu'à la fin de l'adolescence avec l'entrée dans l'âge adulte.

Rôle de tiers séparateur

Dans un premier temps, la défusion de l'enfant et de la mère demande la présence d'un tiers, qui est précisément ce personnage paternel.  En effet, au départ, la relation est duelle et fusionnelle et a une forme archaïque. Dans la dynamique psychique, c'est le père qui barre la route à la toute puissance de l'enfant et à la toute puissance maternelle ressentie par l'enfant. Il vient protéger des peurs archaïques qui sont liées à l'imago maternelle toute-puissante. Le père joue le rôle de tiers, de troisième personnage, dans l'interaction duelle mère-enfant qui est la base du maternage. Par sa présence autre, au sens d'une autre personne bien différente de la mère, il apporte la dimension de l'altérité, de la différence.

Plus tard, de manière plus élaborée, en tant qu'objet d'investissement de la mère, le père fait comprendre à l'enfant que la mère n’est pas tout à lui. Cela frustre l'enfant, mais le soulage d'une position intenable. Sa présence montre à l'enfant qu'il n'est pas la préoccupation exclusive de sa mère. Les effets sur la structuration psychique sont les suivants : le père produit une séparation, une distinction, une différenciation. Il favorise aussi la construction de l'identité et l'individuation de l'enfant, ce qui permet la construction de l'instance identitaire, que nous nommerons le soi.

Le rôle de figure identificatoire

Ensuite, vient le stade de différenciation des sexes et des genres. L'enjeu est de distinguer les sexes l'un de l'autre et les genres correspondants. Le fait d'avoir des exemples familiaux de personnes bien différenciées, à savoir un père et une mère, facilite le repérage et l'identification.

Si tout se passe bien, le garçon s'identifie au père et la fille s'identifie à la mère. S'identifier veut dire prendre modèle et intégrer des éléments de ce modèle à son identité. Ici, il s'agit de l'acquisition du genre (masculinité ou féminité). Le père se propose comme figure identificatoire masculine pour l'enfant mâle. L'impossibilité d'identification pour le garçon conduit à un trouble de l'identité de genre. Le père joue aussi un rôle secondaire, mais non négligeable dans l'autonomisation et la conquête de l'indépendance. Il donne l'exemple de cette possibilité d'indépendance par rapport à la mère et constitue un support.

Comme ascendant, le père représente l'une des branches généalogiques de l'enfant. Dans notre société, le lignage est paternel et dans les sociétés matriarcales, le lignage est maternel. Il ne semble pas que cela ait d'incidence sur la structuration psychique. Ce qui est important est d'être inscrit dans une lignée, de connaître son origine, car cela vient s'incorporer à l'identité de manière fondatrice. La plupart du temps, la famille et la société énoncent la généalogie dans laquelle s'inscrit l'enfant. Il est fille ou fils d'untel, qui est désigné comme son père.

Les effets sur la structuration psychique sont les suivants : nous sommes toujours dans la construction de l'identité, mais ici à un niveau plus élaboré, celui de la sexuation (adoption du genre) et de l'inscription dans l'ordre symbolique humain.

Le rôle de porter de la loi commune

Le rôle du père est aussi un rôle interdicteur, car il vient contrer, limiter, canaliser les tendances spontanées et les pulsions de l'enfant. La mère peut difficilement jouer un rôle maternant et un rôle interdicteur simultanément. La répartition des rôles et utile et facilitatrice dans l'éducation. Ce rôle est net au moment du conflit œdipien, que ce soit pour le garçon ou pour la fille. Dans les deux cas, le père doit être porteur de l'interdit de l'inceste qui sera intégré par l'enfant. Dans le meilleur des cas, la mère y participe en se référant au père et en s'appuyant sur lui.

Cette intégration des règles de base devient possible lorsque la maturation de l'enfant lui donne une capacité cognitivo-représentationnelle suffisante pour faire nettement les distinctions de genre et de génération le concernant lui et son entourage. Cette intégration est portée par le mouvement affectif aimant vis-à-vis des deux parents. Si ce n'est pas le cas, l'enfant y reste étranger.

Lorsque l'enfant devient capable de concevoir des règles et des limites, les adopte, c'est au père qu'il le doit. En effet, la loi commune ne s'impose pas par raison, mais par le mouvement affectif venu du référent paternel concret et de son représentant psychique, l'imago paternelle. En l'absence de ce mouvement, la loi commune peut ne pas être intégrée et reste ignorée.

Par ce terme de loi commune, nous désignons les principes minimaux d'ordonnancement qui s'imposent à l'homme, l'ordre social fondateur. Elle se différencie des lois normatives qui en sont diverses déclinaisons liées à l'évolution sociale et historique. Voir l'article : Ordre symbolique et loi commune.

Les effets sur la structuration psychique sont les suivants : par ce processus, le père transmet la loi commune à l'enfant qui va s'intégrer dans le surmoi. Dans le fonctionnement psychique, c'est l'imago paternelle qui devient majoritairement porteuse de la loi, car c'est par le référent paternel que sont transmises et imposées les règles morales.

Rôle de modérateur

Les frustrations dues à la séparation d'avec la mère et au respect des règles imposées provoquent des mouvements de refus et des poussées d'agressivité. Le père a aussi comme rôle d'aider l'enfant à accepter la frustration et à renforcer son principe de réalité. Il doit tempérer les mouvements pulsionnels agressifs. Au total, cela aboutit à permettre l'évolution du surmoi et du moi idéal vers des formes élaborées (transformation du surmoi archaïque, violent et purement interdicteur vers une forme tempérée et intégrée). 

La personne jouant le rôle paternel se doit de porter et de faire valoir l'interdit concernant la violence, ce qui implique que lui-même ait une attitude non violente et apaisante qui puisse servir de modèle. Ceci sous-entend bien sûr que cette personne elle-même se réfère à la loi et non à la force. Il doit de même proposer un idéal de conduite à l'enfant, qui le guide et qui, au terme du conflit œdipien, permette la sublimation pulsionnelle.

Pour réussir à jouer ce rôle, le référent paternel doit se montrer suffisamment bon et gratifiant pour compenser les frustrations qu'il impose, et ainsi permettre aux enfants des deux sexes d'accepter et d'intégrer la loi commune (ce qui permettra en plus au garçon de s'identifier à lui comme nous l'avons vu avant).

Les effets sur la structuration psychique sont les suivants : la construction du surmoi se poursuit vers une forme assouplie, modérée, mais solide.

3. Les effets du rôle paternel

Les conséquences heureuses

La transformation individuelle produite lorsque la fonction paternelle a été correctement assurée permet à l'individu d'avoir une attitude en rapport avec le contexte relationnel. Cet enfant devenu un adulte mature perçoit correctement la réalité, au sens ordinaire du terme (le concret, le social). La personne s’adapte assez bien aux contraintes concrètes et sociales. La loi morale commune (au sens des grands principes régissant les rapports humains) est comprise et intégrée.

Les autres existent en tant que personnes autonomes et respectables. Ce ne sont ni des moyens dont on se sert, ni des personnages supérieurs et effrayants. La réflexion et les interdits sont suffisamment puissants pour éviter les passages à l’acte néfastes. La personne se sent en adéquation avec son genre et son sexe. L'évolution s'est faite vers la maturité, ce qui permet un équilibre individuel et un bien-être créatif.

Les effets des carences paternelles

Les carences paternelles ont toujours des effets sur la formation de la personnalité. L'absence de tiers séparateur peut provoquer des perturbations de la première structuration psychique qui conduisent généralement vers une organisation de la personnalité que l'on peut placer vers le pôle psychotique. Il s'ensuit une mauvaise adaptation à la réalité et une ignorance de la loi constitutive. La personne sera inadaptée, elle pourra être délirante ou sub-délirante. Les thèmes les plus évocateurs sont les délires de filiation et les délires mystiques sur Dieu « le Père ».

Si la différenciation des genres ne s'effectue pas bien, qu'un modèle identificatoire approprié n'existe pas (surtout pour le garçon) et que la loi constitutive n'est pas intégrée, la personnalité évoluera vers une organisation psychique que l'on place vers le pôle intermédiaire (état-limites et pervers). La maturation concernant la sexuation (adoption d'un genre et d'un rôle sexuel adaptés) restera insuffisante. Il s'ensuivra des troubles de la sexuation (transsexualisme, homosexualité) ou de la sexualité (impuissance, perversions diverses).

Et enfin, le ratage du mouvement œdipien faute d'un renoncement suffisant et d'une vraie sublimation conduit à une organisation psychique que l'on peut placer vers le pôle névrotique, avec des incertitudes de genre et des régressions libidinales.

Un laboratoire social

Nous voyons se dérouler une expérimentation sous nos yeux. En l'espace de cent ans, nous sommes passés d'une société patriarcale répressive, mais dans laquelle le rôle paternel était assuré, à une société plus équilibrée et permissive dans laquelle le père s'efface. Le rôle paternel nécessaire à la structuration psychique est, de nos jours, moins bien assuré et, parfois, n'est plus joué par le parent masculin, ce qui est une circonstance inédite.

Dans cette évolution, il est impossible de savoir où serait le juste milieu. D'un côté, on constate plus de liberté, plus de spontanéités, un meilleur équilibre entre les hommes et les femmes. De l'autre, on note une sorte d'immaturité, d'adolescence prolongée, une difficulté à respecter les règles, des incertitudes dans la sexuation, qui affectent une partie de la population.

Toutes les cultures dans leurs évolutions historiques ne sont pas équivalentes quant à la réalisation des fonctions parentales indispensables à l'équilibre individuel. La nôtre semble se déséquilibrer sous couvert d'un égalitarisme mal compris : une égalité des droits n'implique pas une équivalence des genres et des rôles. 

4. Maturité et humanisme

Le père a un rôle moteur dans l'évolution psychique, autant pour la fille que pour le garçon. Il permet la maturation individuelle, ce qui permet d'être une personne sexuée, autonome, ayant intégré la loi commune et capable de responsabilités. Du point de vue psychologique, le père joue plusieurs rôles. Dans un premier temps, il tempère la tendance fusionnelle entre la mère et l'enfant, puis il offre une alternative masculine à l'identification féminine, et, enfin, il porte les interdits qui s'opposent aux tendances pulsionnelles, ce qui permet leur évolution.

L'Homme n'échappe pas au déterminisme. Certaines conditions sont nécessaires pour que les individus puissent se construire de manière harmonieuse. La maturité et l'équilibre psychologiques demandent des circonstances précises pour se réaliser. À côté de la sécurité matérielle et affective de base, une éducation qui s'appuie sur des deux rôles paternel et maternel bien assumés est une condition favorable et peut-être même indispensable.

L'Homme, en ce qui concerne la dimension psychologique, devient ce que les circonstances éducatives et sociales font de lui. Si par « humanisation », on désigne la transformation qui fait passer l'individu de la toute puissance égoïste et de l'impulsion immédiate au respect de soi, des autres et des règles, alors la fonction paternelle y contribue énormément. Maturité psychique et humanisation (au sens humaniste du terme) vont de pair.

 

Bibliographie :

Juignet P., Manuel de psychopathologie générale, Grenoble, PUG, 2015.
Juignet P., Manuel de psychothérapie et de psychopathologie clinique, Grenoble, PUG, 2016.