Revue philosophique

Les personnalités paranoïaques

  

Les personnes paranoïaques ont une organisation psychique rigide, très défensive, avec des pulsions agressives développées. Cela se manifeste cliniquement par des troubles du caractère et une tendance au rationalisme qui peut aller jusqu'au délire. Bien qu'il soit difficile d'en juger, on peut estimer qu'environ 3 % de la population est concernée. Nous parlons de personnalités paranoïaques au pluriel, car les formes cliniques sont diversifiées.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Les personnalités paranoïaques. Philosophie, science et société. 2020. https://philosciences.com/personnalite-paranoiaque.

 

Plan :


  1. Un peu d’histoire
  2. Une description clinique
  3. Les formes cliniques
  4. Théorisation psychopathologique
  5. La conduite à tenir et conclusion

 

Texte intégral :

 

1. Un peu d’histoire

Émile Kraepelin, en 1896, divise la grande classe des délires chroniques systématisés en deux, distinguant ceux qui sont combinatoires et ceux qui sont hallucinatoires. Puis, dans la 6ᵉ édition de son Traité de Psychiatrie, il remanie sa classification en distinguant, au sein des cas graves délirants et d’évolution chronique, ceux qui comportent des troubles sensoriels, hallucinatoires, avec une évolution vers la détérioration intellectuelle (regroupés sous le vocable de démence précoce) et ceux qui en son exempt. Ces derniers constituent ce qui sera, dès lors, nommé « paranoïa ».

À partir de ce moment, pour la communauté médicale, la paranoïa correspond à des délires chroniques non hallucinatoires, survenant chez des personnes se surestimant et ayant un sentiment de persécution. Ces délires sont cohérents et convaincants, sans détérioration intellectuelle, et ils durent. Leurs thèmes naissent de l’interprétation d’événements qui se sont produits.

Pour Ernest Dupré (1862-1921), la paranoïa, comme les autres maladies mentales, viendrait d’un déséquilibre constitutionnel du système nerveux, car les régions du cortex où s’élabore l’activité psychique seraient affectées par des « anomalies de structure, de rapports ou de nutrition encore insaisissables d’ailleurs à nos techniques d’exploration microscopiques ou chimiques » (Les Déséquilibres constitutionnels du système nerveux, 1919). Elle a été associée à une forme de la personnalité, avec Sérieux et Capgras (Les Folies raisonnantes, 1909), auteurs pour lesquels le délire procéderait de la personnalité (il en serait une accentuation pathologique).

Bien que la notion de « constitution » soit peu crédible, elle permet de sortir la paranoïa du cadre étroit des folies raisonnantes ou des délires chroniques pour en faire une forme de personnalité. Sous le terme de paranoïa, il « faut entendre un déséquilibre constitutionnel de la personnalité » (Les Déséquilibres constitutionnels du système nerveux, 1919). Cette attitude permet de regrouper symptômes et traits de caractère en un tableau descriptif pertinent.

La personnalité paranoïaque est décrite par Ernest Dupré sous trois rubriques, le caractère, l’humeur et le jugement. On constate : 1° Une hypertrophie du moi qui occasionne orgueil, supériorité, domination. 2° Une humeur ombrageuse et méfiante qui fait supposer l’hostilité et la malveillance des autres. 3° Une fausseté de jugement qui provoque des déviations du raisonnement et une altération logique, se traduisant par des interprétations tendancieuses irréductibles. Ces interprétations forment progressivement la trame d’un système délirant de persécution ou de grandeur.

Robert Gaup (1870-1953) pense la pathologie comme une réaction de la personnalité qui doit nécessairement être située dans l’histoire individuelle. La paranoïa est une maladie qui survient sur une personnalité prédisposée, lorsqu’elle ne peut surmonter certains conflits psychologiques et sociaux. La déchirure intérieure qui s’ensuit serait la cause de la paranoïa et du déclenchement du délire (L’œuvre dramatique d’un paranoïaque sur le délire, 1921). C’est le premier à avoir décrit des paranoïaques au caractère modeste, affable et craintif.

La contribution de Ernst Kretschmer (1888-1964) concerne les personnes, jusque-là négligées, au caractère asthénique, hypersensible, avec une tension intérieure. Il s’ensuit, selon lui, une réactivité psychologique particulière qui provoque le délire suite à des événements qui sont vécus de manière vive (rôle de ce qu’il nomme « expérience vécue » ou Erlebnis). Ceci est favorisé par le fond biologique de l’organisation nerveuse individuelle. Il a qualifié de « sensitifs » ces personnalités et il est resté le « délire de relation des sensitifs ».

Georges Genil-Perrin (1882-1964) est très critique sur l’idée de dégénérescence dans sa thèse de 1913 (Les Origines et l'évolution de l'idée de dégénérescence) et lui préfère les notions de constitution et de personnalité. Dans son ouvrage Les Paranoïaques (Paris, Maloine, 1926), il décrit les traits caractériels déjà mentionnés pas ses prédécesseurs : surestimation de soi, méfiance hostile vis-à-vis de l’ambiance, fausseté de jugement et inadaptabilité sociale. Les paranoïaques ne sont pas nécessairement délirants.

Sans exclure des processus occasionnels ni l’efficience de conflits vitaux, dans sa thèse de 1932, Jacques Lacan se prononce en faveur d’une approche par la personnalité. La paranoïa viendrait d’une anomalie spécifique de la personnalité, liée à un développement perturbé entraînant une anomalie globale des fonctions de la personnalité. Son hypothèse d’une fixation au stade de formation du surmoi est peu convaincante.

Dans les années 1950-1960, il règne un certaine ambiguïté quant au statut de la paranoïa. Henri Ey, Paul Bernard et Charles Brisset dans le Manuel de psychiatrie identifient le groupe des délires chroniques systématisés ou psychoses paranoïaques. Ces délires sont pris dans le caractère et la personnalité du délirant et ils se développent, comme l’a déjà noté Émile Kraepelin, dans l’ordre, la cohérence et la clarté.

Mais, il s’agit d’une psychose. Pour ces auteurs, psychose signifie un processus morbide évolutif qui entrave ou altère le développement de la personnalité (Manuel de psychiatrie, p. 511). Mais, peu d'explications sont données sur ce processus, si ce n’est qu’il est pathologique et sans continuité avec la normalité. Il est en rupture avec le développement normal, compréhensible et progressif de la personnalité.

Conclusion de cette brève histoire : ce qui est nommé aujourd’hui paranoïa a été d’abord vu comme un délire chronique relativement autonome, puis a été associé à une forme de la personnalité. Les auteurs ont montré au fil du temps qu'il y avait une pluralité des formes caractérielles et des thèmes délirants.

2. Une description clinique

L’enfance

Les études longitudinales, toujours très difficiles à faire, montrent assez souvent des difficultés de communication dès l’âge de trois ou quatre ans. L’enfant fuit le contact par un renfermement ou une instabilité. Les angoisses de séparation d’avec la mère s’inscrivent dans une relation ambivalente et parfois haineuse. Le père est peu présent et l’enfant essaye de l’éviter. Il peut y avoir une anxiété importante et non maîtrisable qui se manifeste dans des terreurs nocturnes et des craintes diverses. On retrouve souvent des attitudes éducatives inadaptées ou parfois malveillantes.

Plus tard, vers l’âge scolaire, apparaissent des symptômes d’allure phobique qui sont en fait des peurs liées à des mécanismes archaïques. Il n’y a aucun déficit intellectuel et les résultats scolaires ne sont pas perturbés. L’agressivité et la jalousie sont fortement présentes dès cet âge et se manifestent vis-à-vis de la fratrie ou des camarades. Ces enfants sont insatisfaits de leurs notes à l’école, de l’attitude des parents et des éducateurs qu’ils estiment injustes à leur égard. Des faits insignifiants sont grossis et montés en épingle. Mais, il est bien difficile de savoir si cette exagération est significative.

À l’adolescence, la rigidité commence à se manifester. Ces jeunes se conforment à des règlements sévères, n’admettant pas la contradiction. Autoritaires et tyranniques vis-à-vis de leurs camarades, ils professent des opinions tranchées et irréfutables, adoptent des causes politiques ou religieuses avec fanatisme. Les relations avec les autres et surtout l’autre sexe sont difficiles et conflictuelles. Certains font preuve d’un moralisme outrancier et se réfugient derrière des croyances religieuses, des principes rigides.

Le style du paranoïaque ne se manifeste nettement qu’à l’âge adulte et il devient alors assez facilement repérable, car les traits cliniques sont marqués.

Le caractère à l’âge adulte

Le caractère oscille entre deux formes très différentes selon que dominent les traits actifs et agressifs ou au contraire l’inhibition et le repli, avec leurs intermédiaires. Nous nous limiterons à ces deux opposés pour simplifier l’exposé.

Caractère combatif

Les traits de caractère actif et agressif correspondent au paranoïaque de combat, terme suggestif que l’on doit à Genil-Perin. Le trouble de l’estime de soi produit une surestimation, un orgueil, de la prétention, un mépris pour les autres. Il entraîne la recherche de prestige, de distinctions sociales, de filiations illustres, réelles ou fictives.

L’agressivité est importante, exprimée par du mépris, ou sous forme d’injures et d’actes violents. La méfiance et la suspicion sont systématiques. La personne s’attend à ce que les autres lui nuisent et craint toujours une attaque de leur part. Il doute de l’honnêteté et de la loyauté de ses proches et il est jaloux, redoutant sans cesse une tromperie.

Le paranoïaque se sent facilement dédaigné, craint qu’on lui manque de respect. Susceptible, il tolère mal les remarques et critiques. Un désaccord, un jugement défavorable d’autrui déclenchent colère et rancune. Le trouble du jugement empêche l’autocritique. L’environnement est vu au travers du prisme déformant et il a des opinions inébranlables.

En résumé, orgueil, méfiance, susceptibilité, rigidité, irréalisme et fausseté de jugement caractérisent le paranoïaque de combat.

Caractère sensible

Les traits de caractère sensible, inhibé, introverti, correspondent au paranoïaque sensitif selon la dénomination de Ernst Kretschmer.

Les sensitifs sont sensibles aux réactions d’autrui, facilement blessés, ils fuient le contact. La peur entraîne la mise en place d’une distance vis-à-vis des autres, ressentis comme hostiles, ce qui donne une recherche de protection. La personne est sur le qui-vive, ayant peur de ne pas être respectée ou d’être agressée. Sans se sentir franchement persécutés, ces individus ont l’impression qu’on se désintéresse d'eux et soupçonnent une malveillance.

Généralement dominent une inhibition, une timidité, des difficultés relationnelles. La personne a un sentiment de fragilité, de faiblesse. Elle craint de ne pas savoir répondre, de ne pas savoir se battre. Elle se considère comme supérieure tout en ayant un sentiment d’infériorité, une autodépréciation, d’être incomprise. On trouve un mélange d’orgueil et d’humilité. Un événement pénible suffit à déclencher le délire (un regard désagréable, une attitude hautaine, un petit préjudice). Il y a une prédominance féminine pour cette forme.

Les conduites et relations

Le paranoïaque interprète, il donne des significations à des comportements qui n’en ont pas. Il s’ensuit des attitudes inadaptées aux situations (suspicions infondées, surveillance de l'entourage, procès d'intentions) qui suscitent des conflits perpétuels. Malgré un abord distant, la tension conflictuelle dans les relations avec les autres est constante.

L’activité et l'insertion sociale dépendent de la forme caractérielle. La personne sensitive est réservée et elle a une vie sociale réduite. Généralement, elle vit seule et elle fuit les contacts, s’isole, se réfugie dans le travail ou les tâches quotidiennes.

Le paranoïaque agressif est bien adapté. Dans les relations usuelles hiérarchisées, il est dur envers les inférieurs, respectueux et obséquieux envers les supérieurs, et en rivalité agressive avec ses pairs. Il cherche à dominer et à grimper dans la hiérarchie. Il peut nuire gravement et sans remords à ceux qu’il considère comme ses ennemis (par des calomnies, des vengeances préméditées). Cette adaptation s’émousse s’il est envahi par des préoccupations délirantes trop importantes.

Comme référent d’objet sexualisé, l’autre est vu sous des jours très variables. Il est tantôt perçu comme étant très bon et idéal, tantôt entièrement mauvais. Il est fait peu de cas de ses caractéristiques propres. Il y a aussi chez le paranoïaque une volonté d’omnipotence qui consiste à contrôler, manipuler, utiliser la personne servant de référent objectal. La relation est toujours grevée par la jalousie.

Le rationalisme et le délire

Le syndrome le plus caractéristique est la formation d'un système délirant chronique parfaitement décrit par Emil Kraepelin dans son Manuel de Psychiatre pour étudiants et médecins (à partir de l'édition 1899). Il parle d'un : « développement insidieux, sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue, d'un système délirant durable et impossible à ébranler, et qui s'instaure avec une conservation complète de la clarté et de l'ordre de la pensée, du vouloir et l'action ».

Le terme journalistique de « pensée unique » convient bien pour désigner la manière paranoïaque de penser : c’est la seule à pouvoir exister. À aucun moment la personne ne peut prendre une distance critique par rapport à ce qu’elle pense. Pour le paranoïaque, le monde environnant est d’évidence et immédiatement comme il le pense et pas autrement.

Le rationalisme est constant, ce qui produit une pensée argumentée et raisonnée entièrement mise au service de divers postulats inébranlables. Les faits sont interprétés, les propos suivent une pseudo-logique pour donner une démonstration convaincante. Les thèmes sont idéologiques, politiques et sociaux (revendication sociale, racisme, peine de mort) ou concernent l’entourage (voisinage, conjoint).

Le rationalisme se transforme en un délire lorsqu’un thème devient prédominant et envahissant. Le délire est contraignant, ce qui enferme le patient. Il se sent obligée d’agir en conséquence du délire ce qui cause sa dangerosité. Une partie des paranoïaques passent aux actes, car ils s’y sentent obligés. Ils ne peuvent rester passifs eu égard au délire, ils ont comme un devoir d’agir et ne peuvent s’y soustraire.

Le délire peut s’apaiser et reprendre spontanément ou perdurer et se chroniciser. Il survient à un âge moyen, vers trente-cinq à quarante ans. Le délire est dit en secteur (il concerne un thème et s’étend sur une partie de la réalité), il est systématisé, vraisemblable et convaincant. Il s’alimente d’interprétations (tel fait, telle parole prennent un sens évident pour le paranoïaque) et d’intuitions (sentiment, idée immédiate venant confirmer le délire).

Le délirant accumule les faits et les preuves, il rumine sans cesse et nourrit des sentiments de haine contre ses ennemis persécuteurs. Il échafaude des plans pour les confondre, se venger. Les passages à l’acte liés au délire peuvent prendre diverses formes : procédure juridique, dénonciation publique, agression. Le passage à l’acte est une conséquence des idées délirantes et fait suite au sentiment d’une hostilité grandissante du monde, en particulier des persécuteurs.

Les différents types de délires paranoïaques

Le délire n’est pas qu’une construction intellectuelle, il impose des conduites diverses et transforme le mode de vie. Il y en a une grande diversité ce qui a conduit à des hésitations et des querelles sur le plan clinique. Selon les thèmes, on distingue :

- Les délires de revendication concernent les voisins, la famille, les entrepreneurs, les médecins, les employeurs. Ce délire peut prendre la forme d’une sinistrose. Après un accident, le paranoïaque réclame des indemnités, une pension d’invalidité ou une rente. Il harcèle la Sécurité sociale, les experts, le responsable de l’accident, les avocats, les médecins. Dans le délire de persécution, le malade est persuadé qu’un complot est dirigé contre lui. Toute parole ou acte extérieur est interprété en fonction de ce délire qui peut le mener à des actes violents.

- Le délire de jalousie concerne le conjoint ou une simple relation. Un regard, une conversation ou un retard, sont interprétés comme la preuve de l’infidélité. C’est souvent le conjoint désespéré qui vient consulter.

- Le délire érotomaniaque atteint généralement une femme qui se croit aimée par un tiers (souvent d’un rang social élevé). Le point de départ peut être un regard, une parole, etc. Ensuite, le délire s’organise et la patiente construit une histoire dans laquelle elle est courtisée.

- D’autres délires organisés auront pour thème la politique, la religion, la justice, la race. Les extrémismes politiques et religieux recrutent volontiers chez les paranoïaques. Ceci pose de graves problèmes sociaux, car les paranoïaques sthéniques entraînent souvent les autres dans leur délire.

L’évolution

L’âge mûr apporte peu de changement chez le paranoïaque. Les traits de caractère s’accentuent, se rigidifient et se figent. La tendance délirante reste la même. Dans la vieillesse, la baisse des facultés intellectuelles laisse libre cours au délire en même temps qu’elle le rend moins convaincant et moins élaboré. Le vieux paranoïaque a tendance à s’isoler, voire à s’enfermer.

3. Les formes cliniques

La tradition européenne a individualisé deux formes aux caractères bien différents, l’une active-agressive et l’autre passive-inhibée. Peuvent-elles être considérées comme des variantes d’une forme commune ? L’histoire a établi de les rassembler, mais on pourrait parfaitement, au sein du cadre des personnalités psychotiques, en faire des formes distinctes. Nous laisserons cette discussion trop spécialisée de côté.

On distingue aussi parfois les paranoïaques de souhait, « original sans contact avec le monde, chez qui l’idéal et la réalité coïncident » selon Ernst Kretschmer. Il est contestable de l'agréger au groupe des personnalités paranoïaques et serait plus à sa place parmi les personnalités distanciées.

Le point commun à ces formes caractérielles différentes, on va le voir dans la tentative d’explication psychopathologique qui suit, tient dans les problèmes relationnels précoces qui ont provoqué une relation à la réalité définitivement distordue et une crainte de persécution. Il s’ensuit des interprétations erronées et des idées plus ou moins délirantes, selon les cas et les circonstances.

Du point de vue du diagnostic différentiel, il faut surtout éliminer les cas de réactions paranoïaques transitoires. On voit parfois des symptômes et traits de caractère d’allure paranoïaque et un rationalisme transitoire dans les autres personnalités psychotiques ou intermédiaires et même névrotiques. Cette apparition est favorisée par les intoxications (au cannabis, aux amphétamines ou à la cocaïne) et par les circonstances. Certaines personnes font effectivement l’objet de harcèlement, de discriminations et de persécutions diverses. Leurs réactions sont motivées et en rapport avec la situation.

4. Théorisation psychopathologique

L’abord choisi pour la paranoïa

Notre abord par la personnalité est référée à la structure du psychisme. Cela signifie les divers aspects cliniques (traits de caractère, type de relation, symptômes, sont produits par la structure psychique considérée comme constituant majeur de la personnalité et sont explicables par elle). Ce que nous allons voir en détail. Les paranoïaques sont à placer dans le cadre des personnalités psychotiques (voir : Les personnalités psychotiques). Il se pose alors le problème de définir les caractéristiques qui permettent de distinguer la personnalité paranoïaque d'autres personnalités psychotiques.

Pour situer notre propos, nous dirons que, sur le plan de la psychogenèse, la paranoïa se caractérise par l’existence de problèmes relationnels précoces qui ont provoqué une distorsion de la réalité, une fausseté de jugement et une crainte de persécution. Il s’ensuit des interprétations erronées et des idées plus ou moins délirantes, selon les cas et les circonstances. Ce qui caractérise la paranoïa est la tendance au délire chronique systématisé avec l’association persécution-revendication-grandeur. Le sentiment d’être lésé, persécuté entraîne une revendication plus ou moins agressive et s’associe à une sur-valorisation de soi.

Le problème central

Les difficultés ont surgi vers le moment d’individuation. L’objet s’est clivé en deux objets archaïques tout-puissants, bon et mauvais, avec une prévalence du mauvais objet. Le rapport à l’autre en tant que référent objectal est donc dominé par la crainte et la haine. Comme il n’est pas stabilisé par la loi commune, le fantasme de persécution est toujours prêt à surgir et les mécanismes projectifs sont largement utilisés.

Pour tout un chacun, la réalité est construite. La qualité ce qui est considéré comme réalité est plus ou moins en adéquation avec l’environnement tel qu’il existe. C’est le point central de toutes les formes de personnalité. Dans les personnalités évoluées qualifiées de névrotiques, le résultat est adapté et adéquat, dans celles qualifiées de psychotiques, il est déficient et faussé. Dans les formes de personnalité intermédiaire, dites limites, c’est fluctuant.

Dans la mesure où le processus de construction de la réalité est déficient, faussé, il en résulte que la réalité du psychotique présente un jour particulier et inadéquat. Ce n’est pas rectifiable, car c’est un processus sans cesse à l’œuvre chaque jour et à chaque instant. Chez les paranoïaques, l’adaptation réussit dans le secteur du concret, pratique, mais par contre, elle échoue dans le secteur relationnel. L’environnement familial et social sont vus sous un jour déformé et irréaliste, ce qui occasionnera ultérieurement la dimension délirante. Il perçoit les autres comme des persécuteurs potentiels qui lui veulent du mal. Toute conduite effective ou faible indice allant en ce sens va les faire percevoir comme tels.

Une réorganisation défensive s'est produite pendant la seconde grande phase de structuration psychique chez l'enfant au devenir psychotique. Les mécanismes de défense très puissants, de type contrôle, rétention, désaffection, ritualisation édifient un rempart contre l’angoisse archaïque. Distance et maîtrise servent à contrer l’insuffisance de stabilisation relationnelle avec les autres. Du fait du surinvestissement du stade anal, la tendance homosexuelle est forte, mais elle est toujours refoulée.

Arrivé à l’âge adulte, l'instance donnant l'identité (le soi) est fragile, les pulsions agressives sont importantes, les mécanismes de défense de type projection prédominent. Il existe une déficience de la fonction permettant de construire correctement la réalité. Le moi est défaillant quant à opérer une synthèse réaliste et des diverses tendances de la personne, mais efficace pour l'adaptation. Le surmoi et l’idéal gardent une forme archaïque qui leur confère un caractère violent et impératif. Les fixations libidinales ne sont pas au premier plan, mais l’analité et l’homosexualité teintent le caractère.

Le délire

Le délire est une construction intellectuelle en rapport avec cette déformation de la réalité relationnelle, une construction rationalisée bâtie sur des postulats de persécution, de jalousie, de lésion, de fausse filiation selon le type de problème prédominant.

La réalité ne pouvant se construire correctement, l'environnement familial et social sont vus sous un jour déformé qui occasionne l’éclosion du délire. Le délire est une construction intellectuelle en rapport avec cette déformation de la perception des autres, une construction rationalisée bâtie sur des postulats de persécution, de jalousie, de lésion, de fausse filiation selon le type de problème prédominant. Il est souvent déclenché ou réactivé par des circonstances qui réactivent le problème psychique prédominant qui est variable selon la personne. D’où une diversité des délires paranoïaques.

La place de la personne paranoïaque dans l’ordonnancement familial et social n’est pas ignorée, mais elle est incertaine, ce qui engendre une recherche et une revendication : recherche d’une place sociale compensatoire (postes prestigieux valorisants) ou recherche généalogique, voire parfois un délire de filiation.

La figure paternelle et le surmoi archaïque

La fonction paternelle et la relation à la Loi commune sont distordues. Il y a un manque d’intégration au sens d’une assimilation bien tempérée des règles. À sa place, on trouve une survalorisation de l’imago paternelle, mal différenciée et toute-puissante. L’idéal et le surmoi restent archaïques, liés à cette imago et investis par les pulsions mortifères. Ils sont dépositaires d’un ordre arbitraire puissamment idéalisé produisant des exigences totalitaires. Cet ensemble forme une instance archaïque contraignante, rigide, forgée autour d’une imago parentale toute-puissante et terrifiante. Elle provoque la « pensée unique » à laquelle il n’est pas possible de déroger, car l’instance idéale surmoïque, restée archaïque, envahit le fonctionnement psychique et le moi ne peut jouer son rôle régulateur. D’autre part, y déroger exposerait à des sanctions terribles et provoque une forte angoisse.

Le trouble narcissique

Dans la personnalité paranoïaque, le narcissisme primaire et le rapport au monde s’organisent de manière pathologique. L’existence propre, le sentiment d’être, se constituent de même que l’indépendance par rapport à la mère, mais d’une manière défensive, car les aspects haineux dominent sur les aspects libidinaux. Le rapport au monde s’organise sur un mode hostile. L’enfant, n’ayant pas forgé et intégré un bon objet idéalisé protecteur, s’organise défensivement contre des autres toujours suspectés d’être hostiles. L’autonomisation se fait sur la base d’un repli haineux et la stabilisation narcissique reste incertaine. Le narcissisme reste primaire avec un aménagement défensif coûteux.

Les préoccupations et les thèmes délirants peuvent tous être rapportés à une blessure narcissique. On trouve les thèmes suivants.

- Le préjudice : le sujet ressent qu’il est lésé, en un sens existentiel. Il va s’employer à le montrer en recherchant des préjudices à toutes occasions, qu’ils soient concrets ou moraux.

- La jalousie s’inscrit aussi dans cet ordre d’idées : le sujet pense que son conjoint le trompe, mais surtout qu’il est trompé.

- La grandeur méconnue : le paranoïaque, sûr de sa valeur et de sa supériorité, pense qu’il est dédaigné. Dans tous ces cas, il ressent que son être et sa valeur sont fondamentalement attaqués… ce qui est juste sur le plan psychopathologique. Il tentera toute sa vie de pallier sur le mode de la projection délirante la blessure narcissique initiale.

La projection domine

Le délire vient certes d’un fléchissement partiel et focalisé de la fonction psychique qui juge de la réalité. En effet, l’adaptation à la réalité est loin d’être compromise, elle vacille seulement dans certains domaines. Le délire est aussi généré par la puissance des mécanismes projectifs. Une tendance propre à l'individu, en général un projet agressif, est attribuée aux autres : il ne m’aime pas, il veut me nuire. Le délire apporte des bénéfices secondaires : enfin, la personne a la preuve du préjudice. La contradiction entre un préjudice certain, mais inexistant, s’apaise et de plus les pulsions agressives trouvent enfin à s’exprimer. Les thèmes délirants renvoient à la blessure narcissique et à sa compensation mégalomaniaque.

La projection psychotique est un mécanisme défensif archaïque puissant qui concerne très spécifiquement les propres pulsions et tendances de la personne. Elles sont attribuées à ce qu'il considère comme la réalité pour lui. Le sujet psychotique projette ce qui lui appartient, mais qu’il ne peut reconnaître comme tel. Par ailleurs, le mécanisme engendre une conviction absolue.

Dans la jalousie, c’est la tendance homosexuelle qui est projetée ; dans la persécution, c’est la tendance sadique. On voit que la fonction qui désigne la réalité concrète n’est pas abolie, c’est la manière dont le moi (comme instance unificatrice et régulatrice) l’utilise qui change : elle ne vient plus modifier le fantasme en le contrebalançant, elle est mise à son service. Il persiste donc une capacité d'adaptation. Par ailleurs, le jugement d’attribution défaille : la tendance pulsionnelle ne peut être reconnue et attribuée à soi-même, si bien qu’elle est attribuée à ce qui est extérieur à soi (à une autre personne, à une catégorie sociale, à la société, ou à un complot). 

Dans la forme dite sensitive

Dans ces cas, l’agressivité est plus faible et les défenses caractérielles sont moins prononcées. L’impossibilité de satisfaire les exigences de l’instance archaïque mixte (associant l'idéal du moi et le surmoi) et de les imposer aux autres entraîne un retour de l’agressivité contre soi et une tendance dépressive. Par ailleurs, ces exigences épuisent par leur caractère contraignant. Il s’agit de transition avec la forme psychotique distanciée. Dans le repérage par pôle que nous proposons qui permet de différencier des types de personnalité, il n’y a pas d’opposition tranchée entre une forme et une autre.

5. Conduite à tenir et conclusion

Les paranoïaques ne sont pas demandeurs de soin sur le plan psychique. Ils ne font pas de psychothérapie et si, par un extrême hasard, c’était le cas, les mécanismes projectifs l’entraveraient. Le psychiatre rencontre généralement les paranoïaques à l’occasion de soins somatiques, lors de délires graves qui nécessitent une hospitalisation ou dans les circonstances d’expertise après des crimes ou des délits. Lors de ces hospitalisations, un traitement neuroleptique permet d’apaiser momentanément le caractère agressif et de diminuer le délire, mais ne change pas les convictions du paranoïaque.

Lors des entretiens, il faut se montrer circonspect et ne pas donner prise aux interprétations, ce qui est parfois impossible. Les propos tenus devant le paranoïaque doivent être très explicites et exempts de plaisanteries ou de doubles sens. Il est utile de se prémunir en utilisant toutes les garanties légales et institutionnelles possibles : respect scrupuleux des procédures, des règles de sécurité. Il peut être utile de se faire accompagner d’un autre soignant.

Une distance, ou une sorte d’indifférence, par rapport au délire peut se faire jour et elle est essentielle, car elle en diminue les conséquences sociales négatives et surtout les conséquences dangereuses (passages à l'acte agressif). Il faut l'encourager lors des consultations. Le paranoïaque estime généralement que son hospitalisation est abusive. Durant celle-ci, il essaye d’alerter l’opinion ou les autorités. Ensuite, il tentera parfois de mettre en route une procédure judiciaire vengeresse.

La paranoïa pose un problème social et politique non négligeable, car, à tous les échelons sociaux (du petit groupe à l'État Nation), des personnalités paranoïaques cherchent à entraîner les autres dans leur subjectivité morbide. La personne se construit une vision caricaturale, partiale, persécutive, complotiste, désadaptée de la situation. Elle compose et propose une vision du monde délirante.

La paranoïa dite « de combat » pose un problème non négligeable. Les personnalités de ce type cherchent à imposer un pouvoir autocratique et à entraîner les autres dans leur délire, qui devient plausible et convaincant à force de démonstration. La rhétorique paranoïaque est dangereuse politiquement. Elle désigne des ennemis et des boucs émissaires principe populiste toujours efficace. Comme le dit Sophie de Mijola-Mellor, la paranoïa est « toujours un ferment de destruction de la vie sociale ». Elle conduit la personne à convaincre, à entraîner l'entourage dans sa haine contre les ennemis ou à poursuivre des absolus chimériques et destructeurs.

 

Bibliographie :

Aulagnier P., La violence de l'interprétation, Paris, PUF, 1975.

Gaup R., « L’œuvre dramatique d’un paranoïaque sur le délire » (1921), in Postel J., La psychiatrie, Paris, Larousse 1994.

Dupré E., Les Déséquilibres constitutionnels du système nerveux, Paris, J-B Baillère, 1919.

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Genil-Perrin V , Les paranoïaques, Maloine, Paris, 1926.

Kraepelin E.,

–, La démence précoce « Le cadre général de la maladie », in Traité de psychiatrie, 6e édition (1899), Traduction Odile Jatteau, Paris, Navarin, 1997

–, Introduction à la psychiatrie clinique (1905) Paris, Navarin, 1984.

Postel J., Quetel C., Histoire de la psychiatrie, Paris, Privat, 1983.

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–, « Structures des psychoses paranoïaques », in : La semaine des hôpitaux de Paris, n°14, juillet 1931, p. 437- 445.

–, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Le seuil, Paris, 1932

Kraepelin E., Psychiatrie. Ein Lehrbuch für Studentirend und aertze, J. A. Barth, Leipzig ,1899

Montassut , La constitution paranoïaque, Thèse, Paris, 1925

Pirallian H , Un enfant malade de la mort, Lecture de Mishima, Relecture de la paranoïa, 2004.

 

Webographie

ENGLEBERT, Jérôme. L’herméneutique paranoïaque The paranoiac hermeneutics. URL : https://www.psychaanalyse.com/pdf/L%20HERMENEUTIQUE%20PARANOIAQUE%20(18%20pages%20-%20373%20ko).pdf

JUIGNET, Patrick, Le concept de personnalité en psychopathologie. Philsophie science et société. URL : https://philosciences.com/philosophie-et-psychopathologie/psychopathologie-psychiatrie-psychanalyse/400-personnalite-en-psychopathologie.

 

Note : critères du DSM-IV-TR pour le diagnostic de personnalité paranoïaque

Critères diagnostiques de F60.0 [301.00] 
A. Méfiance soupçonneuse envahissante envers les autres dont les intentions sont interprétées comme malveillantes, qui apparaît au début de l’âge adulte et est présente dans divers contextes, comme en témoignent au moins quatre des manifestations suivantes : (1) Le sujet s’attend sans raison suffisante à ce que les autres l’exploitent, lui nuisent ou le trompent. (2) Est préoccupé par des doutes injustifiés concernant la loyauté ou la fidélité de ses amis ou associés. (3) Est réticent à se confier à autrui en raison d’une crainte injustifiée que l’information soit utilisée de manière perfide contre lui. (4) Discerne des significations cachées, humiliantes ou menaçantes dans des commentaires ou des événements anodins. (5) Garde rancune, c’est-à-dire ne pardonne pas d’être blessé, insulté ou dédaigné. (6) Perçoit des attaques contre sa personne ou sa réputation, alors que ce n’est pas apparent pour les autres, et est prompt à la contre-attaque ou réagit avec colère. (7) Met en doute de manière répétée et sans justification la fidélité de son conjoint ou de son partenaire sexuel.
B. Ne survient pas exclusivement pendant l’évolution d’une schizophrénie, d’un trouble de l’humeur avec caractéristiques psychotiques ou d’un autre trouble psychotique et n’est pas dû aux effets physiologiques directs d’une affection médicale générale. N.B. : si les critères sont remplis avant l’apparition d’une schizophrénie, indiquer « prémorbide », par exemple : « personnalité paranoïaque (prémorbide) ».

  

L'auteur :

Juignet Patrick