Revue philosophique

Lacan, le symbolique et le signifiant

 

Lorsque Jacques Lacan reprend la proposition de Claude Lévi-Strauss d’assimiler inconscient et symbolique cela implique, comme il l’indique lui-même en 1953 à la Société Française de Psychanalyse, « une certaine orientation d’étude de la psychanalyse, [...] qui diffère de l’orientation classique ». [1] Nous nous limiterons, dans cet article, à un bref exposé de cette conception, assorti d’un point de vue critique.

 

Pour citer cet article :

Juignet Patrick. Lacan, le symbolique et le signifiant. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/lacan-symbolique-signifiant.

 

Plan de l'article :


  1. La naissance de la notion de symbolique
  2. Les remaniements ultérieurs du symbolique
  3. Critique de la dérive linguistique
  4. Conclusion

 

Texte intégral :

1. La naissance de la notion de symbolique

La parole

Vers 1950, Jacques Lacan s’intéresse aux travaux de Heidegger sur la parole et en adopte certains points de vue. Il se rend à Fribourg en 1955 pour rencontrer le philosophe et traduit de l'allemand le texte intitulé Logos. C'est un commentaire du fragment 50 de l'œuvre d’Héraclite dans lequel on peut comprendre qu’il est question « d’écouter le logos », plutôt que celui qui parle. Le terme de logos peut être traduit aussi bien par raison, que par parole [2] mais, c’est ce dernier terme de "parole" qui est retenu par Heidegger. Il en fait un usage métaphysique : la parole dirait l’être.

Pour comprendre, relisons un autre texte heideggérien sur la parole (Die Sprache). « C’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle ». Il y a chez Heidegger une exhaustion métaphysique de la parole. On ne saurait « fonder la parole à partir d’autre chose qu’elle-même », elle se trouve dans l’expérience de son déploiement, expérience qui ne consiste pas à dire quelque chose, mais à « parler la parole » à permettre son déploiement autonome et à y « trouver séjour » [3].

Jacques Lacan, inspiré par cette approche, déclare alors : « la psychanalyse n’a qu’un médium, la parole du patient » [4]. La cure devient une réalisation de la parole grâce à l’interprétation qui symbolise l’image [5]. Dans l’échange analytique, « il s’agit encore et toujours de symboles et de symboles même très spécifiquement organisés dans le langage » [6]. En effet, dans le fantasme, le rêve, l’élément imaginaire n’a qu’une « valeur symbolique » [7].

Au vu du rôle de la parole, il s’agirait, dans la psychanalyse, d’arriver à une parole pleine et vraie. « La parole pleine est celle qui forme la vérité » [8], elle permet un rapport à l’être, elle est dévoilement, une aletheia. Cette révélation « est le ressort dernier de ce que nous cherchons dans l’analyse » [9]. Lacan tente de placer entièrement la psychanalyse dans « le champ de la parole et du langage ». Dans cette perspective, le transfert apparaît alors comme une entrave au dévoilement de la vérité [10]. Quant à la pensée, elle est absente. Que langage puisse servir à former la pensée n’est pas évoqué. C’est une modification importante par rapport à la conception freudienne. Elle affirme que l’être de l’homme est lié au langage.

Le symbole

L’idée de symbole est reprise, au début de l’œuvre de Jacques Lacan, dans un sens assez traditionnel. Il admet que le symptôme est symbole d’un conflit et que les composants du rêve symbolisent quelque chose d’autre qu’eux. En 1949, Lacan associe l’efficacité symbolique aux imagos [11], c’est-à-dire à ces composants psychiques qui sont de l’ordre de l’image et des identifications. Le symbole se transformerait en langage lorsqu’il est libéré de la contingence d’une matérialité et que s’associerait à lui du sens [12]. Lacan remarque que les objets symboliques ne peuvent être simplement référés à un usage pratique. [13]. Mais le symbole n’est pas le symbolique. Il faut attendre les années cinquante pour que l’idée d'un ordre symbolique germe. Voyons comment.

Le symbolique surgit lorsque l’on doit se prononcer, faire élection, s’engager, donner sa parole. Ces occasions permettent plus que d’autres de faire vivre cette dimension particulière. C’est une conception nouvelle du symbolique. Elle lui donne une autonomie, le rattache au langage et plus particulièrement à l’acte de parole. « Le symbole constitue la réalité humaine » [14]  et « l’homme parle… parce que le symbole l’a fait homme» [15]. Le symbolique crée l'humain par opposition à l’animalité qui est entièrement engagée dans les processus imaginaires et la nécessité biologique. Lacan pense avoir « retrouvé dans l’homme l’impératif du verbe comme la loi qui l’a formé à son image » [16].

Puis viendra la reprise de l’hypothèse Lévi-Straussienne du symbolique comme structure qui façonne la réalité humaine. À l’alliance matrimoniale, tout comme au langage, préside une loi « impérative en ses formes, mais inconsciente en sa structure » [17]. L’homme vient s’y intégrer et c’est ce qui organise le passage de la nature à la culture [18]. Les hypothèses de Claude Lévi-Strauss sur un système commun aux règles sociales et au langage sont reprises sous une forme affirmative et il l’applique à l’inconscient freudien. « Lévi-Strauss en suggérant l’implication des structures du langage et de cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la parenté conquiert le terrain même où Freud assoit l’inconscient ».

Le cas d'un enfant, traité par Melanie Klein, est réinterprété par Jacques Lacan dans cette optique. Pour Lacan, Melanie Klein fournit par le langage un noyau de symbolisation grâce à l’énoncé langagier de l’œdipe. Nous laisserons le problème œdipien de côté, pour nous centrer sur cette question du symbolique. La parole produit une relation entre la mère et l’enfant au travers d’une structure préétablie ; pour Jacques Lacan, ce serait constitutif de l’inconscient qui « est le discours de l’autre » [19] . La référence conjointe à l’inconscient, au mythe, au langage et à un système symbolique préétabli est une application à la psychanalyse de l’anthropologie structurale. L’inconscient devient ce (système/fonction) symbolique évoqué par Lévi-Strauss. Le sujet, par la parole, vient s’y coordonner, mais le système existe en dehors du sujet, il est trans-individuel, structure extérieure à l’individu et qui le détermine [20].

À ce moment novateur, l'ordre symbolique est le système de signes dans lequel l’homme se trouve plongé et il formerait l’inconscient. Le symbolique préexiste à l’individu et il est indépendant de la conscience qu’il en a. La demande initiale de l’enfant à la mère serait la porte d'entrée dans le monde symbolique.

2. Les remaniements ultérieurs du symbolique

Le signifiant

À partir de 1954, Lacan s’efforce de réinterpréter le symbolique par le signifiant. Comme on le sait, il s’inspire des travaux de Ferdinand de Saussure qui suggèrent de considérer la langue comme un système [21] et propose une théorie du signe qui unit un concept à une image acoustique. Le concept est appelé signifié et l’image acoustique, signifiant [22]. Lacan se repose aussi sur Roman Jackobson qui tente une approche structurale des langues. Il s’ensuit une réorientation de la pensée de Lacan, dont le premier signe est le dialogue avec Jean Hyppolite en 1954. Le linguiste Saussure est fréquemment pris pour référence, mais, contrairement à lui, Lacan suppose une indépendance du signifiant et du signifié et insiste sur leur disjonction.

Lacan s’inspire toujours de Lévi-Strauss dont il retient « l’accent qu’il a mis… sur ce que j’appellerais la fonction du signifiant, au sens qu’a ce terme en linguistique, en tant que signifiant, je ne dirais pas seulement se distingue par ses lois, mais prévaut sur le signifié à quoi il les impose » [23]. La relation de l’homme au symbolique devient « la relation de l’homme au signifiant » [24] . Ce n’est pas sous l’influence de Jakobson qui maintient, lui, la double nature des structures verbales et restitue à Lacan « la suprématie du signifiant » [25]. La référence à Saussure se modifie et le signifiant, d’élément acoustique indissociable du signifié, devient élément du langage « à caractère matériel » [26] ou encore « lettre », c’est-à-dire « ce support matériel que le discours concret emprunte au langage » [27]. Il est alors tout à fait distinct du signifié [28]. C’est une tentative pour trouver un fondement matériel à la structure symbolique et à l’inconscient. « Plus il ne signifie rien, plus le signifiant est indestructible » [29]. 

L’orientation s’accentue encore un peu avec une référence à la cybernétique vers 1954. Lacan illustre le symbolique par les séries de chiffres du langage informatique et le rapport syntaxique qui les lie. De ce fait, le symbole peut s’incarner dans une machine[30]. Le sens est apparent et il n’existe, en réalité, que des rapports entre éléments formels. En radicalisant progressivement son propos, Lacan en vient à répudier le sens. Le langage devient « dénué de signification » [31]. On constate une mise à l’écart du sens et de la pensée, qui atteint son maximum dans les développements sur la « machine » qui se réfère aux robots. La machine cybernétique est identifiée à une structure détachée de l’activité du sujet si bien que « le symbolique, c’est le monde de la machine » [32]. De cette comparaison, il vient que « si la machine ne pense pas, il est clair que nous-mêmes ne pensons pas » [33]. Le symbolique est réduit à des phénomènes de code qui effectivement sont toujours actualisés au travers d’un support matériel dans l’informatique. Il y a une autonomie et une primauté du signifiant. Le signifiant devient un élément « discret »[34] (au sens mathématique), c’est-à-dire individualisé, indivisible, caractérisé par sa présence ou son absence.

Vers 1955/1956, lors du séminaire sur la psychose, Lacan est poussé à récuser les deux piliers traditionnels de la psychanalyse que sont, l’idée d’une psychogenèse et celle d’un inconscient fondamentalement pulsionnel. En effet, si c’est la structure symbolique qui constitue le sujet, cela ne peut se faire que d’un coup et il n’y a pas de genèse progressive du psychisme dans l’interaction avec l’autre. Si c’est le système des signifiants qui constitue l’inconscient, il n’est pas formé par l’organisation pulsionnelle au sens de l’énergie psychique issue du biologique et organisée dans le fantasme. Cela peut se résumer par la formule : Il n’y a pas de psychogenèse, car l’inconscient est constitué par une structure signifiante [35]. Finalement, le contenu de l’inconscient est constitué par des signifiants, ce qui conduit Lacan à réinterpréter le déplacement et la condensation en termes de métonymie et de métaphore.

Cela aboutira à donner une formule phonématique de l’inconscient. C’est ce que fera Serge Leclaire qui nous dit, au sujet du cas de Philippe en 1964, que la formule de son inconscient est « Poor(d)j’e-li », ce qui est approuvé par Lacan [36]. L’idée de chaîne phonématique a été suggérée dans L’instance de la lettre dans l’inconscient [37], d’ailleurs référée à son aspect le plus matériel possible, celui des caractères d’imprimerie. Pousser au maximum l’hypothèse du signifiant aboutit à suggérer que la chaîne phonématique des signifiants produit le désir du sujet et est constitutive de son inconscient.

Vers 1973, probablement sous l’influence du linguiste Roman Jakobson, le signifié reprend de l’importance aux yeux de Lacan. « Le signifiant est d’abord ce qui a un effet de signifié [40] et on constate que le terme de signifié revient régulièrement dans le séminaire de 1973. Lacan prend aussi de la distance avec la théorie de la communication cette même année. Nous proposons de laisser de côté ces oscillations pour revenir au centre de la conception. L’équilibre semble atteint vers 1967, moment où le système s’énonce avec le plus de simplicité. Le lieu d’opération du langage, le grand Autre, fait supposer le sujet grâce au jeu de la chaîne signifiante, S1, S2,… Sn, présente « dans l’inconscient ». La formule souvent répétée et servant de définition devient « le signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Du coup, la nature du signifiant devient relativement indifférente, c’est sa fonction qui prend le dessus et l’accent est mis sur le rapport des signifiants entre eux.

La resymbolisation

Après le mouvement de réduction (vers 1950), se produit un mouvement d’extension de la notion. Il y a maintenant des signifiants non verbaux et de nombreuses choses sont des signifiants. De 1954 à 1965, on note que les objets partiels de Mélanie Klein, le phallus, la femme, le père, sont qualifiés de signifiants. On trouve aussi un fouet et les loups vus par la fenêtre. Il s’agit des hallucinations de l’homme au Loup qui jouent le rôle de signifiant premier et originellement refoulé [41]. Dans ces cas, il s’agit d’images et, du coup, le signifiant correspond à ce qui est habituellement nommé symbole.

S’apercevant du problème, Lacan rappelle, au sujet du phallus, qu’il n’est pas considéré en tant que forme, mais « en tant que signifiant » tout en affirmant qu’il est le « symbole » du désir, ce qui révèle qu’un « signifiant » non verbal du type du phallus est un symbole. Il est certain que le phallus n’est pas un phonème, ni même un mot. Il correspond à ce qui a été défini par la tradition psychanalytique classique comme symbole. Lacan en parle aussi comme « objet imaginaire » [42] . Or, n’est-ce pas là quelque chose qui justement caractérise le symbole, d’être, pour partie, imaginaire ? Lacan ne peut tenir son idée d’un signifiant linguistique et l’acception du terme s’étend. Il désigne aussi ce qui est appelé par Freud des représentations de choses, mais pour maintenir la logique du système, Lacan continue avec le terme de signifiant.

Toujours par rapport au phallus, on voit affirmé qu’il est le signifiant qui, pour le sujet, signifie/produit son désir. Du coup, la nature du signifiant devient indifférente, c’est sa fonction qui prend le dessus et l’accent est mis sur le rapport des signifiants entre eux. Ce rapport sous-entend un effet de structure et fait dériver le signifiant vers le symbole. La combinatoire structurale est celle du signifiant/symbole qui produit la Loi venant modifier la nature humaine. Citons une phrase de 1959 qui résume tout cela : « Claude Lévi-Strauss confirme sans doute, dans son étude magistrale, le caractère primordial de la Loi comme telle, à savoir l’introduction du signifiant et de sa combinatoire dans la nature humaine réglé par une organisation des échanges qu’il qualifie de structures élémentaires… produisant ainsi une dimension nouvelle à côté de l’hérédité par l’intermédiaire des lois du mariage » [43].

Par la suite, Lacan abandonnera la piste du signifiant et se tournera vers la topologie et vers un logicisme qui sortent du cadre de notre exposé.

3. Critique de la dérive linguistique

Les contradictions du signifiant

La notion de signifiant est sous-tendue par la recherche d'un constituant de base du symbolique, en tant que ce dernier se confondrait avec l’inconscient. La recherche de l’élémentaire est une démarche constante de la connaissance dans de nombreux domaines. Mais, cette démarche provoque, pour se maintenir, des changements dans la définition du signifiant qui rendent la notion vague. Le linguiste Michel Arrivé, bien qu’il n’en collationne pas toutes les occurrences, note que « les signifiants lacaniens constituent une collection apparemment bien hétéroclite » [44].

Des oscillations de Lacan sont nées diverses interprétations du signifiant. Pour les uns, par exemple Alain Juranville, les signifiants sont des « représentations de chose », celles-là même dont Freud parlait [45], pour d’autres, comme Roland Gori, se sont des mots, des phonèmes, des syllabes électives, pour d’autres enfin comme Jean-Claude Miller, ce sont des éléments minimaux purement différentiels et quasiment abstraits, « la pensée sans qualité » [46]. Ce n’est pas la même chose et c’est même contradictoire en théorie comme en pratique.

Dans son acception la plus centrale, le signifiant lacanien est linguistique. Dans cette acception linguistique, tantôt, il l’assimile aux images acoustiques de Saussure (intériorisées), tantôt, il insiste sur son caractère concret, matériel (qui correspond à sa forme actualisée sonore ou visuelle). À la forme actualisée concrète et matérielle correspond une inscription, une trace, une warnehmungzeichnen [47]. De ce fait, on retrouve les problèmes de la « représentation », alors que Lacan était parti, en sens inverse, à la recherche de la manière dont le symbolique forge l’homme.

Gori et Hoffmann [48] rappellent que si l’on veut tenir compte du signifiant, il convient de se situer dans une perspective méthodologique adéquate, à savoir un opérationalisme technique. Le lieu d’existence du signifiant, lorsqu’il s’actualise, est l’interlocution et, dans ce cas, il apparaît dans sa manifestation concrète, le matériel sonore, les phonèmes et morphèmes prononcés. Supposer que ce matériel existe dans l’inconscient fait retrouver le problème de la psychologie associationniste qui suppose des représentations de mots s’inscrivant dans l’inconscient.

Cette inscription a fait l’objet d’une polémique. Simple inscription ou double inscription ? Jean Laplanche adhère à une partie des thèses de Lacan quant à l’importance du langage et à la possibilité de le considérer dans son aspect de signifiant, c’est-à-dire « pris dans ce qu’il a de plus littéral et matériel » [49] . Mais, il s’étonne de ce que le signifiant, par définition empirique et donc conscient, puisse être inconscient. Il propose, pour résoudre cette contradiction, une idée reprise à Freud, celle d’une double inscription suite au refoulement originaire, ce qu’il propose en 1966 au colloque de Bonneval. Il va s’ensuivre d’incroyables discussions sur la simple ou la double inscription psychique du signifiant. Michel Arrivé soulevant le problème des « deux signifiants » lacaniens conclut que cette distinction est inutile [50], ce qui ne lève pas l’ambiguïté.

Le signifiant, élément empirique inscrit, s’il est constitutif de l’inconscient, donne un caractère empirique à ce dernier, à ceci près qu’il est inconscient, ce qui est aussi une contradiction. L’empirique est, par nature, toujours perceptible consciemment (sauf s’il est caché, ce qui est un propos trivial). On retombe dans la contradiction classique à laquelle s’était en son temps heurté Freud. Lacan se rend parfaitement compte du problème, puisqu’il écrit en 1964 : « L’inconscient n’est pas une espèce définissant, dans la réalité psychique, le cercle de ce qui n’est pas l’attribut ou la vertu de la conscience » [51]. C’est malheureusement ce à quoi conduit l’hypothèse d’un inconscient formé de signifiants.

Lacan, on l’a vu plus haut, repoussera une telle interprétation en rappelant à plusieurs reprises que le signifiant se situe au lieu de l’Autre, autrement dit, que le concept de signifiant a un sens dans la conception d’un ordre symbolique structural. Pour sortir de cette impasse, certains comme Alain Juranville supposent un « signifiant pur » qui ne « relève ni du monde, ni de la représentation » [52] . Puis, il précise que le caractère sensible et la matérialité du signifiant ne doit pas nous faire nous interroger. En effet, le signifiant est « l’être même ». Une telle démonstration laisse perplexe.

La réduction du symbolique

L’emploi du concept de signifiant par rapport au symbolique est problématique, car il le réduit, ce qui aboutit à une impasse. La tentative de Lacan pour ramener le symbolique à un système de signifiants s’est faite selon une suite qui commence par la recherche d’éléments discrets, puis les spécifie en éléments linguistiques, et enfin les sépare du sens. Pour cela, Lacan s’est appuyé sur la linguistique, sur la cybernétique et sur les théories de l’information naissantes. C’est à coup sûr une thèse « minimaliste» [54] comme le dit Milner et plus précisément une réduction, puisque quelque chose de complexe est ramené à des éléments simples. Si l’on s’en tient à la définition du signifiant comme élément concret, formel et premier par rapport au signifié, la réduction opérée est-elle acceptable ?

Pour en juger, référons-nous à un point central de la théorie, celui de la Loi. Si l’on prend l’interdit de l’inceste qui est un effet de l’ordre symbolique dont on convient qu’il est universel, il faudrait qu’il se retrouve dans une structure organisant les signifiants. Une telle démonstration a-t-elle été faite ? Pas à ma connaissance. Admettons qu’elle le soit. Cet interdit étant universel, toutes les structures de toutes les langues devraient présenter un aspect commun s’y rapportant. Une telle démonstration est-elle possible ? Non, c’est impossible, les langues ont des structures linguistiques irréductibles les unes aux autres.

De plus, il resterait encore à montrer que ces structures produisent les mêmes effets chez tous les humains et les conduisent effectivement à éviter l’inceste. À ce point du raisonnement, on voit bien que le seul dénominateur commun à ces formes irréductiblement différentes, c’est le sens qui, lui, est identique et toujours le même : l’inceste est prohibé. De cette constatation, il faut tirer les conséquences : une nouvelle conception du symbolique, qui ne s’arrête pas au signifiant et mette en évidence la pensée et son travail logique élémentaire, tel que Lévi-Strauss en a montré la pertinence.

Ce raisonnement ne méconnaît en rien les « points de capiton » supposés par Lacan, mais plutôt considère qu’il ne peut y avoir de tels « points », car ils constituent le symbolique lui-même. Cette liaison ne peut être figurée par des points, car c’est une fonction centrale, ce qui implique plutôt l’image d’un continuum. Ce type de conception avait été amorcé sous le terme de « fonction symbolique » par une tradition psychologique quelque peu oubliée, celle de Wallon, Guillaume et Piaget. C’est aussi le point de vue de la linguistique structurale avec Saussure et Jackobson. Ferdinand de Saussure affirme l’indissociabilité du signifiant et du signifié et l’aspect secondaire du son [55] et Roman Jackobson refuse l’antériorité du signifiant [56]. On peut également rappeler le travail de Pierre Marie qui indique qu’on ne peut faire dériver le sens du signe et montre que la Loi implique la raison [57]. Tout cela plaide en faveur d’une réévaluation de la fonction sémiotique, celle qui lie, de manière indissociable et réciproque, signifiant et signifié.

Pour comprendre, reprenons l’exemple de la « machine », pris par Lacan dans le séminaire II. Pour qu’une structure signifiante donnée produise un effet constant, il faudrait que l’homme soit une machine tel un métier à tisser Jacquard ou l’un de nos ordinateurs modernes. Dans ce cas, on constate effectivement qu’une séquence codée produit un comportement observable. Peut-on y assimiler l’homme ? Outre qu’elle est choquante par son simplisme, cette assimilation est erronée, même à titre de comparaison, car le rapport est dans ce cas inversé. Une machine est toujours construite par l’homme. Si un codage préside au déroulement des opérations concrètes, c’est uniquement parce que le système a été organisé en vue de cette finalité-là. Le sens, le signifié, en est effectivement absent, puisque la machine en est la matérialisation. Mais, il a présidé à sa réalisation. Pour l’homme, il y a toujours un signifié produit selon ses propres lois en regard du signifiant qui en est la matérialisation.

Le symbolique ne peut être rapporté à un ensemble de signifiants, il se réfère nécessairement à la pensée et, qui plus est, à une pensée pourvue d’une certaine logique. La solution, un moment envisagée par Lacan, puis abandonnée, mais qui nous paraît être la bonne, est de considérer un ordre symbolique proche de celui de Claude Lévi-Stauss. Mais, dans ce cas, il s'agit de la pensée, en sa forme élémentaire de la « pensée sauvage » [59]. L’ordre symbolique procède d’une pensée organisatrice comme a tenté de le montrer Claude Lévi-Strauss tout au long de son œuvre.

4. Conclusion

Jacques Lacan a voulu intégrer l'idée d'un ordre symbolique à la psychanalyse et la relier à la nouvelle anthropologie qui s’est dessinée après Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss. C'est une avancée intéressante, par contre, il semble abusif de rapporter cet ordre au langage et encore plus à un système de signifiants. C'est ce que certains ont appelé le fourvoiement linguistique de Lacan. L’ordre symbolique procède d’une pensée organisatrice, d'un fonctionnement cognitif, pas d'un réseau de signifiant.

En associant réel symbolique et imaginaire Jacques Lacan s'est déplacé sur un plan ontologique et la construction théorique bascule dans une généralité indéfendable, car l'ontologie concerne l'existence et la constitution du Monde. Ce dont il s’agit dans la psychanalyse n’est pas le Monde en général, mais le psychisme humain et les conduites humaines.

Le psychisme est constitué par des éléments complexes organisés en strates (souvenirs, imagos, schèmes relationnels). Il a une dynamique ainsi qu'une structuration d'ensemble en systèmes ou instances. Le psychisme gouverne l'affectif (les relations interpersonnelles investies), le libidinal (le plaisir et la sexualité) et le narcissisme (identité, estime de soi). Tout cela est inconscient par définition, puisque reconstitué à partir de la pensée consciente et des actes observés cliniquement. L'inconscient langagier dont parle Lacan est étranger au psychisme dont s'occupe la psychanalyse et la psychopathologie en général (voir l'article :  Le psychisme humain ). 


Notes :

[ 1] J. Lacan, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse, 1953, p. 413.
[ 2] Héraclite, Fragments, Findakly, 1990.
[ 3] M. Heidegger, « La parole », dans Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 13 et 15.
[ 4] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 247.
[ 5] J. Lacan, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse, 1953, p. 413.
[ 6] J. Lacan, « Symbolique, imaginaire, réel », p. 406.
[ 7] Ibid.
[ 8] J. Lacan, Séminaire I, Paris, Le Seuil, 1975, p. 125.
[ 9] Ibid., p. 59.
[ 10] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 225.
[ 11] J. Lacan, « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 95.
[ 12] Ibid., p. 276.
[ 13] Ibid., p. 276.
[ 14] J. Lacan, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse, 1953, p. 420.
[ 15] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 276.
[ 16] Ibid., p. 322.
[ 17] Ibid.
[ 18] Ibid.
[ 19] J. Lacan, Séminaire I, Paris, Le Seuil, 1975, p. 100.
[ 20] Ibid.
[ 21] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1981, p. 29.
[ 22] Ibid, p. 98-99.
[ 23] Intervention sur l’exposé de Lévi-Strauss du 21 mai 1956, cité par E. Roudinesco p. 282.
[ 24] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 450.
[ 25] R. Jakobson, Essais de linguistique générale, t. 2, Paris, Éditions de minuit, 1973, p. 44.
[ 26] J. Lacan, Séminaire III, Paris, Le Seuil, 1981, p. 65.
[ 27] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 495.
[ 28] Ferdinand de Saussure a précisé que le signe devait être considéré comme forme et non comme substance. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1981, p. 157.
[ 29] J. Lacan, Séminaire III, Paris, Le Seuil, 1981, p. 210.
[ 30] J. Lacan, Séminaire II, Paris, Le Seuil, 1978, p. 350.
[ 31] J. Lacan, « Symbolique, imaginaire, réel », Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse, Paris, 1953, p. 407.
[ 32] J. Lacan, Séminaire II, Paris, Le Seuil, 1978, p. 63.
[ 33] Ibid., p. 350.
[ 34] J. Lacan, Séminaire V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 219.
[ 35] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 575.
[ 36] J. Lacan, Séminaire XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 226.
[ 37] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 501, 510, 518.
[ 38] J. Lacan, Séminaire III, Paris, Le Seuil, 1981, p. 303.
[ 39] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 556.
[ 40] J. Lacan, Séminaire XX, inédit, p. 22.
[ 41] J. Lacan, Séminaire XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 226-227.
[ 42] J. Lacan, Séminaire V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 225.
[ 43] J. Lacan, Séminaire VII, Paris, Le Seuil, 1986, p. 82.
[ 44] M. Arrivé, Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Paris, PUF, 1994, p. 110.
[ 45] A. Juranville, Lacan et la philosophie, Paris, PUF, 1994, p. 50-52.
[ 46] J.-C. Milner, L’œuvre claire, Paris, Le Seuil, 1995, p. 101-107.
[ 47] J. Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 46.
[ 48] R. Gori, C. Hoffmann, La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès, 1999, p. 306, 307.
[ 49] Laplanche et Leclair « L’inconscient une étude psychanalytique », Colloque de Bonneval, Desclée de Brouwer, 1966, p. 110.
[ 50] M. Arrivé, Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Paris, PUF, 1994, p. 117.
[ 51] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 830.
[ 52] A. Juranville, Lacan et la philosophie, Paris, PUF, 1994, p. 48.
[ 53] R. Gori, « Les anaphonies de Saussure », Cliniques méditerranéennes, n° 57/58, Toulouse, érès, 1998, p. 6.
[ 54] J.-C. Milner, L’œuvre claire, Paris, Le Seuil, 1995, p. 101-107.
[ 55] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1981, p. 157, 164.
[ 56] R. Jackobson, Essais de linguistique générale, t. 2, Paris, Editions de Minuit, 1973, p. 44.
[ 57] P. Marie, Qu’est-ce que la psychanalyse ?, Paris, Aubier, 1988, p. 74, 84.
[ 58] J. Lacan, Séminaire III, Paris, Le Seuil, 1981, p. 288, 289, 304.
[ 59] J. Lacan, Séminaire V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 182.

Bibliographie :

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Une première version différente de cet article a été publié en 2003 dans Cliniques méditerranéennes, 2003/2 (no 68), 320 pages, Editeur ERES. http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2003-2-page-131.htm .

 

L'auteur :

Patrick Juignet