Revue philosophique

Les personnalités psychotiques

 

Le terme de psychose est trompeur, car il est souvent assimilé à folie ou épisode déréalisant, ou  la schizophrénie. Ce n'est pas le cas ici. Il qualifie strictement ici une forme de personnalité, par opposition à d'autres qualifiées de névrotiques, limites, ou narcissiques. 

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Les personnalités psychotiques. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/personnalite-psychotique.

 

Plan de l'article :


  1. La personnalité en psychopathologie
  2. Une impression de dissonance et de coupure
  3. Une organisation psychique fragile et rigide
  4. Une constitution de l’identité incertaine
  5. Les formes cliniques

 

Texte intégral :

1. La personnalité en psychopathologie

L'individu humain subit des déterminismes multiples au cours de sa vie. En psychopathologie, on ne s’intéresse qu'à certains aspects de la personnalité, ceux qui ont trait à soi-même en lien avec les autres et au sein d’une socioculture. Utiliser la notion de personnalité, c'est rappeler la volonté de s’adresser à l’individu globalement et non à des aspects parcellaires. On essayera donc de considérer à la fois les aspects biologiques, cognitifs et sociaux qui viennent se synthétiser chez un individu tout en insistant sur les effets de la vie relationnelle qui joue un rôle majeur.

En psychopathologie, le point de vue est orienté par les deux finalités, diagnostique et thérapeutique, et il dépend d'une approche empirique de type clinique. Nous allons voir successivement les aspects cliniques, la structure psychique de la personne et son évolution au cours du temps (la psychogenèse). Chaque approche donne une indication intéressante, mais c’est leur convergence qui permettra de faire un diagnostic sérieux. Ce que nous décrivons est une forme type générale qui ne correspond pas à un cas individuel. Cette catégorie générale se décline en diverses formes cliniques particulières que nous laisserons de côté.

Le terme de psychose a beaucoup évolué et changé plusieurs fois de sens. On en attribue la paternité à Ernts Feuchterleben qui l'a utilisé vers 1845 pour qualifier les maladies mentales inconstantes et sans lésion décelable par opposition à névrose maladies avec atteinte nerveuse. Au XXe siècle le terme a pris une acception vaste et floue centrée sur la gravité qui impliquait une désadaptation importante, un aspect délirant, une méconnaissance de son état, des expériences hallucinatoires, des idées délirantes, une distorsion de la pensée. La notion était donc devenue une catégorie clinique qualifiant un état préoccupant qui pouvait être aiguë chronique ou périodique. 

Le courant de psychopathologie dynamique (psychanalytique) a remis en avant l'opposition névrose-psychose, la référant aux deux structurations possibles du psychisme. « Dans la structure psychotique un déni porte sur toute une partie de la réalité, c'est la libido narcissique qui domine, le processus primaire qui l'emporte avec son caractère impératif, immédiat, automatique ; l'objet est fortement désinvesti et il apparaît selon les formes cliniques, tout un éventail de défenses archaïques couteuses pour le Moi » (Bergeret J. Psychologie pathologique, p. 135.).

Cette approche est intéressante, mais insuffisante et contribue à une confusion en traçant les figures par trop englobantes « du psychotique » ou de « la psychose ». Par exemple P. Dubor nous parle « du psychotique » en général qui aurait telle ou telle caractéristique (Dubor P., Psychologie pathologique, p. 167-185.). Il inclut le paranoïaque, le schizophrène, l'autisme, qui sont très différents et ne peuvent pas être légitimement logés dans le même et unique cadre de « la psychose ». 

Nous nous situons dans le courant de la psychopathologie dynamique et le qualificatif « psychotique » tel qu'employé dans cet article s'applique uniquement aux personnalités présentant des distorsions des fonctions psychiques s'appliquant à la réalité et à la relation aux autres. Il faut concevoir cette catégorisation de manière souple ce qui laisse place à la diversité. Nous parlons ici de personnalités présentant un fonctionnement archaïque pathologique (psychotique) et non des maladies telles que la schizophrénie ou les troubles bipolaires, ni des états confusionnels, ni des distorsions comme les autismes. Le terme de psychotique est donc mal adapté, mais inventer un néologisme pour qualifier ces personnalités rendrait le propos encore plus obscur.

Voyons maintenant de manière plus précise ce qui peut faire évoquer une personnalité de type psychotique.

2. Une impression de dissonance et de coupure

Le contact immédiat, au sens de l'impression ressentie et de l'aisance à communiquer, est rarement facile. On a le sentiment d’une relation peu congruente, dans laquelle le vécu du patient est peu, ou pas, en rapport avec la situation présente. La personne semble un peu coupée, absente, dans son monde, préoccupée par ce qui l'habite. La conversation est normale, mais, par instants, peut prendre une tournure inhabituelle. La communication gestuelle est souvent en désaccord avec ce qui est dit. Les propos semblent superficiels, défensifs, et par moments très crus avec un contraste entre le contenu de l’énoncé et le vécu affectif.

Il y a souvent un manque de cohérence dans ce qui est rapporté de l’histoire et de la vie quotidienne si bien que la temporalisation des événements et leur enchaînement sont difficiles à saisir. La réalité, au sens ordinaire du terme (le concret, le social), est perçue de manière variable selon les circonstances et elle est souvent très déformée. L’adaptation aux contraintes sociales peut être correcte, mais le sujet est souvent gêné, car il ne ressent pas ce qu’il faut faire et suit des recettes. De plus, les expériences de la vie n'apportent pas de corrections et ne permettent pas une amélioration du présent. Généralement, le patient présente une adaptation de surface, mais, au fond, il se sent différent des autres.

La loi morale commune (au sens des grands principes régissant les rapports humains) n’est pas bien comprise. La loi normative (les lois des codes et des règlements) est souvent respectée de manière rigide, car elle donne un cadre directeur. Cependant, elle peut être transgressée de manière importante et grave dans certaines situations. L’autre n’existe pas en tant que personne autonome, il est vu au travers de déformations imaginaires majeures et est le plus souvent vécu comme un persécuteur potentiel. L’anamnèse montre une histoire difficile dans une famille déstabilisante.

Le vécu douloureux est souvent intense et déstabilisant, mais il est parfois absent, si la personne a trouvé un mode relationnel compensatoire efficace (rigidité caractérielle, fanatisme religieux). L’angoisse peut prendre plusieurs tournures différentes. Elle peut être liée à la persécution ou bien à l’envahissement par un sentiment d’inanité ou encore liée à la crainte de la mort. Elle prend des formes aiguës, déstructurantes, faisant perdre ses moyens au sujet. Dans certaines formes de personnalités psychotiques, on constate des craintes corporelles de type dysmorphophobies. Les somatisations peuvent prendre une allure hypocondriaque associée à une plainte revendicative. L’inhibition est variable. Lorsqu’elle est présente, elle s’accompagne d’une fuite des contacts, d’un repli sur soi, d’une timidité intense. Ces symptômes, lorsqu’ils apparaissent, compromettent l’adaptation sociale et concrète jusqu’alors maintenue.

Le rationalisme se traduit par un discours coupé du vécu et manquant de bon sens, parfois nourri de connaissances philosophiques, religieuses ou politiques. Les erreurs de jugement produisent des idées fausses tant sur le monde que sur soi-même. Il s’ensuit des conduites désadaptées et, à certains moments, contraires aux intérêts du sujet. Degré suivant du rationalisme, le délire en diffère par la conviction qui anime le sujet, sa constance, le fait qu’il soit inébranlable. Variable selon les cas, il se nourrit d’interprétations liées à la persécution, la jalousie ou la grandeur et peut prendre une tournure religieuse. Les illusions et hallucinations apparaissent seulement dans les décompensations graves.

La mise en acte entraîne parfois des dommages, tant pour le sujet que pour l’entourage. Sur le plan sexuel, il y a une insatisfaction fréquente. L’insertion sociale est vraiment très variable selon les cas et les moments de la vie ; parfois excellente pour les personnalités rigides, parfois très limitée en cas d’inhibition. L’adaptation sociale peut être obtenue grâce à des recettes adaptatives ou par l’effet contenant d’une institution très hiérarchisée et codée (église, armée, secte).

Les relations d’amitié et de camaraderie sont rares, grevées de quiproquos et de conflits du fait de l’attribution aux autres d’attitudes inexistantes. Le patient est souvent isolé. Son insertion dans le groupe est superficielle, parfois permise uniquement grâce à l’institution qui lui donne une place, un rôle. Une relation amoureuse durable et satisfaisante est rarement possible. La solitude est le lot de ces personnes. Elle est relativement bien supportée, car les difficultés qu’elle engendre sont plus faibles que les difficultés relationnelles. Dans les cas graves, la symptomatologie est bruyante dès l’enfance. Elle provoque une inadaptation et un retard scolaire.

3. Une organisation psychique fragile et rigide

Les lecteurs qui ne sont pas familiarisés avec le modèle du psychisme peuvent se reporter à l'article Un modèle du psychisme pour mieux comprendre ce paragraphe qui emploie des termes techniques. Parfois, on constate un fonctionnement alterne des processus primaire et secondaire. Dès l’instant où l’affectif est en jeu, le processus primaire se met en route. La fonction réalitaire (qui permet de distinguer la réalité) est très fragile et ne résiste pas aux traumatismes. La fonction symbolique est présente, mais ne permet pas l’intégration de l’ordre symbolique. La mentalisation est souvent bonne et parfois étonnante, mais inefficace, car les résultats ne peuvent être utilisés par le moi pour rectifier les conduites et les rendre plus efficaces et mieux adaptées.

On trouve parmi les mécanismes de défense le morcellement, le clivage, le désinvestissement, l’isolation. La projection est violente et en miroir (c’est-à-dire qu’elle concerne spécifiquement les propres tendances du sujet attribuées aux autres). Ces mécanismes ne sont pas tempérés par les processus secondaires et ne peuvent donner lieu à une critique.

Les principales imagos ont un caractère archaïque. L’imago de soi est mal constituée et la limite entre soi et l’autre floue. L’identité est incertaine. Les imagos parentales sont indifférenciées et mal sexualisées, sans réajustement par rapport à la réalité. L’objet est partiel, mal unifié et comporte peu de caractéristiques issues de la réalité. Il est organisé autour d’une imago archaïque. Les fantasmes sont archaïques : anéantissement, fusion, morcellement.

En ce qui concerne le ça, les pulsions agressives priment sur les pulsions libidinales. La pulsion sexuelle n’est pas génitalisée. Le moi ne coordonne pas efficacement les exigences pulsionnelles, celles de la réalité et celles des diverses instances. Il n’enregistre pas les expériences, ne remplit pas ses fonctions de régulation, d’auto-observation et d’autocritique. Le soi n’assure pas la cohérence, l’unité, la continuité et l’individu oscille entre diverses tendances ou compense par des traits caractériels prononcés. Le schéma corporel est mal intégré et les limites du corps sont floues. Les vacillations de l’investissement narcissique sont importantes. Le surmoi est archaïque et mortifère de même que l’idéal. Ils imposent au sujet et aux autres des exigences tyranniques. On constate généralement l’existence d’un pseudo-soi (faux-self), instance suppléant le déficit identificatoire du sujet par un « mode d’emploi » social.

Le moi est parfois déficient, parfois efficace du point de vue de l’adaptation en fonction des circonstances. Mais, globalement, sa faiblesse produit des erreurs de jugement et un rationalisme déréalisant qui, par moments, peut se transformer en un authentique délire. La dynamique peut être caractérisée par l’idée du débordement. Le moi inefficace est régulièrement débordé par les poussées pulsionnelles. Les défenses archaïques (déni, projection) le coupent du reste du fonctionnement psychique, et il prend une forme purement adaptative pour organiser les rapports avec l’environnement social et relationnel. Dans la paranoïa, les défenses caractérielles dominent, alors que chez les personnalités distanciées, les recettes adaptatives règlent le rapport à la réalité de manière maladroite.

4. Une constitution de l’identité incertaine

La période des relations fusionnelles avec la mère avant six mois présente ou non des troubles selon les cas. La mise en place de la capacité à limiter l’excitation qui permet une modération des réponses motrices et des manifestations émotionnelles est parfois en défaut. L’action maternelle permet à l’enfant d’acquérir une capacité de contrôle et d’apaisement de l’excitation qu’elle soit d’origine interne ou externe.

La première structuration ne se passe pas bien : l’individuation ne se fait pas correctement, la fonction réalitaire n’apparaît pas, la capacité de représentation est affaiblie. Le ratage de cette étape est caractéristique et organise la structure de la personnalité psychotique. Les conduites parentales n’ont pas été suffisamment cohérentes, continues, prévisibles pour une bonne structuration psychique. Ce moment critique se situe entre six mois et deux ans. De ce fait, la constitution de l'identité et la différenciation entre soi et l’autre sont mauvaises. Les angoisses de persécution et d’abandon sont trop fortes pour être correctement métabolisées. La mère n’apporte pas les représentations apaisantes nécessaires pour la stabilisation émotionnelle de l’enfant.

Du fait d’attitudes parentales incertaines, la première triangulation, qui intervient vers deux ans, est déficiente. Le repérage des places (mère-père-enfant) est incertain et les rapports des personnes ne sont pas perçus comme étant stabilisés par l’ordre régissant le rôle de chacun dans la famille. L’enfant ne se sent donc pas protégé et subit des craintes d’abandon et de persécution envahissantes.

La suite se joue plus ou moins favorablement selon le degré de l’atteinte primitive. L’autonomisation, la sortie de la relation en miroir, sont rendues difficiles ou impossibles. La stabilisation psychique donnée par un cadre familial rassurant et une éducation qui fait respecter la loi commune est souvent absente et le processus œdipien impossible. Cette suite joue un rôle important dans la détermination de la forme clinique, car des aménagements se produisent qui compensent, ou non, le trouble initial. Ainsi des mécanismes défensifs puissants peuvent être mis en place au moment du stade anal. Ils modifieront considérablement le tableau clinique.

L'étiologie de cette distorsion de la personnalité est à rapporter aux conditions relationnelles défavorables rencontrées dans le premier âge qui entravent le bon déroulement de la première structuration psychique.

5. Les formes cliniques

Nous retrouverons ici certains des tableaux cliniques décrit traditionnellement.

La personnalité paranoïaque agressive se caractérise par l’importance de l’agressivité et des tendances projectives. Elle a été individualisée par Kraepelin (1899) puis précisée par les Français Genil-Perrin (1926) et Lacan (1932). En bref, on peut dire que le sujet a un caractère dur, autoritaire, et que parfois, il délire. Elle est plus précisément décrite dans l'article sur Les personnalités paranoïaques.  

Le terme « sensitif » vient de Kretschmer. C’est l’occasion de rendre hommage à cet auteur qui, le premier, a relié le caractère et l’ensemble de la vie du sujet aux moments critiques (délirants). La personnalité sensitive, qui est rattachée à la paranoïa, se caractérise par un caractère plus doux, une prédominance féminine et parfois un délire en réseau.

La personnalité distanciée donne une impression d’originalité, d’être un peu hors du monde ; on dit dans le langage courant qu’elle est originale ou « perchée ». C'est un « original sans contact avec le monde, chez qui l’idéal et la réalité coïncident ». L’adaptation sociale et relationnelle se fait grâce à des recettes, mais elle est parfois insuffisante pour permettre d’exercer un métier ou d’avoir une vie de famille.

La personnalité histrionique se caractérise par des manifestations somatiques fonctionnelles (type conversion) et des crises paroxystiques. La problématique sexuelle et amoureuse a une forte importance. Cette forme a donc une allure hystérique, mais pour éviter toute confusion avec la personnalité névrotique du même nom, nous avons adopté le qualificatif d’« histrionique ».

Conclusion

Pour se repérer simplement, on peut considérer le domaine de la psychopathologie comme un vaste territoire formé de diverses régions chacune centrée par un pôle d'attraction. On dénombre trois pôles d'attraction : le pôle psychotique, le pôle névrotique et le pôle intermédiaire ou narcissique.  

Si l’on constate une adaptation précaire, une coupure affective, une dissonance interne, un rationalisme compensés par des attitudes rigides, nous devons nous orienter vers le pôle psychotique. La fragilité et l’inefficacité du moi et du soi mal compensées par des mécanismes de défenses rigides laissant constamment place à l’archaïsme et provoquant des attitudes déréalisantes doivent nous orienter vers une personnalité psychotique. Un trouble repéré au cours du premier âge et surtout au cours de la période précoce de constitution de l’identité et de l’accès à la capacité de représentation doit nous orienter vers le pôle psychotique.

 

Bibliographie :

Juignet P., Manuel de psychopathologie générale, Grenoble, PUG, 2015.

Juignet P., Manuel de psychothérapie et psychopathologie clinique, Grenoble, PUG, 2016.