Revue philosophique

La psychopathologie est-elle une science ?

 

Le terme de psychopathologie est apparu au tournant des XIXe et XXe siècles pour désigner les travaux cherchant à expliquer la pathologie psychique, dite aussi « mentale ». Cette recherche se distribue entre la psychiatrie, la psychologie et la psychanalyse. A-t-elle, ou pourrait-elle acquérir, un caractère scientifique ?

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. La psychopathologie est-elle une science ? Philosophie science et société. 2015. https://philosciences.com/psychopathologie-une-science.

 

Plan de l'article :


  • 1. Qu'est-ce que la psychopathologie ?
  • 2. Science et psychopathologie
  • 3. Un paradigme adapté à la psychopathologie
  • Conclusion : une possibilité de scientificité incertaine

 

Texte intégral :

1. Qu'est-ce que la psychopathologie ?

La psychopathologie, au sens d'une discipline unifiée, n'existe pas, car elle est divisée sur le plan institutionnel et morcelée sur le plan théorique. On se trouve devant une réelle difficulté pour répondre à la question de sa scientificité. Nous procéderons en passant par une définition pour partie idéale de la psychopathologie visant à dépasser la diversité agonistique qui la caractérise actuellement. Nous adopterons résolument un positionnement non clivant qui est en faveur d'une psychopathologie commune à la psychiatrie et à la psychanalyse.

Une existence hésitante de la psychopathologie

Le terme psychopathologie a été employé, à la fin du XIXe siècle, pour désigner la démarche qui rassemble les diverses explications données à la pathologie mentale. On peut citer : Karl Jaspers et sa Psychopathologie générale (1913), Eugène Minkowski et son Traité de psychopathologie (1966), Kurt Schneider et sa Psychopathologie clinique (1970), Jean Bergeret dans sa Psychologie pathologique (1986), Daniel Widlöcher et son Traité de psychopathologie (1994). On trouve aussi le terme dans des abrégés à visée didactique comme celui que j'ai publié : Manuel de psychopathologie générale (2015).

La psychopathologie, pour Daniel Widlöcher, consisterait à « étudier le normal à partir du pathologique, et le pathologique à partir du normal ». Il y a dans cette assertion quelque chose d’étrange qui s’éclaire lorsque l’auteur note qu’« on ne peut comparer que ce qui possède une nature commune ». Là, apparaît un trait pertinent pour caractériser la psychopathologie, le refus de séparer le pathologique du normal, car ils concernent tous deux les mêmes fonctions. On pourrait ainsi étudier leurs natures et leurs mécanismes. (Widlöcher D., « Présentation », in Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 1994, p. 3).

Selon Eugène Minkowski, « La psychopathologie, tout en restant intimement liée à la médecine, déborde en maints endroits, par les problèmes qu'elle pose, le cadre de celle-ci. Parallèlement, elle ne peut se contenter des notions mises à sa disposition par la psychologie, elle forge en partie ses notions elle-même ». (Minkowski E., Traité de psychopathologie, Paris, Synthélabo, 1999, p. 41). Un peu plus loin, il note que  « tout manuel de psychiatrie débute par une partie intitulée psychiatrie générale », mais qu'il ne procédera pas ainsi, assimilant ainsi son travail à la psychiatrie. Dans un ajout de 1966, l'auteur note : la psychopathologie prend de nos jours de plus en plus rang parmi les disciplines anthropologiques" (Ibid, p.21).

Adoptant une définition très vague et extensive, Serban Ionescu, dans un livre de 2015, énumère quinze courants présents dans la « psychopathologie » et se pose alors la question : comment situer la psychopathologie ? « Par sa recherche d’informations sur des phénomènes si complexes que les dysfonctionnements psychiques, la psychopathologie emprunte, ..., des sentiers multiples et différents. Mais lorsqu’elle considère la personne totale, la psychopathologie est amenée à articuler toutes les informations recueillies … », précise-t-il dans la préface de la 4ᵉ édition.

Cela rappelle le propos de Karl Jaspers, qui, en 1922, constatait et acceptait une diversité de doctrines :  « En psychopathologie, il y a une série de conceptions différentes ... Je me suis efforcé de séparer ces différentes voies... , d'établir entre elles des distinctions nettes et de montrer la variété de notre science » (Ibid., p. 19). C’est ce qui a été entériné par Widlöcher en 1999 : « Il nous faut considérer non pas une, mais des approches psychopathologiques » (Idid., p. 15).

Le domaine couvert par les disciplines se référant à la psychopathologie est clivé, en sous-main, par l'opposition entre un point de vue matérialiste et un point de vue psycho-culturaliste. Les approches de type expérimentales/biologisantes se réfèrent généralement au matérialisme et les approches socio-psychologisantes à une vision admettant l'existence d'une sphère mentale/culturelle sous diverses formes. Pour simplifier, on peut dire que les premières prennent pour objet d'étude un « homme neuronal » et/ou un « homme biocomportemental », et les autres le « sujet psychologique » et/ou un « individu social ».

Alors, à cheval sur la médecine, la psychiatrie, la psychologie, l'anthropologie, qu'est-ce donc que cette psychopathologie qui s'annonce sous des auspices aussi divers et globalement se retrouve clivée et tiraillée entre les mentalistes et les physicalistes ?

La psychopathologie existe comme courant de pensée relativement autonome, puisqu'un certain nombre d'acteurs, de la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours, maintiennent une activité théorique et pratique qu'ils désignent ainsi. Mais elle est distribuée entre des institutions concurrentes et des approches théoriques très diverses. Il est à noter que les deux disciplines institutionnalisées à l'Université, la psychologie et la psychiatrie, ne reprennent que très rarement dans leurs intitulés officiels l'appellation de « psychopathologie ».

Une psychopathologie éparpillée entre institutions

La psychiatrie est née avec Philippe Pinel au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Elle se caractérise pour l'application de la méthode clinique, ce qui a permis des descriptions relativement fiables et systématisées. Elle s'est accompagnée d'une volonté classificatoire visant à démarquer les uns des autres les aspects cliniques. D'emblée, une recherche étiologique a été entreprise, mais elle est restée longtemps vaine, opposant les partisans d'une origine morale à ceux d'une origine physique. À ce moment, la psychopathologie n'existe pas encore vraiment.

Henri Baruk, dans La psychiatrie française de Pinel à nos jours, distingue des courants de pensée. Il en définit quatre, le courant philanthropique et moral, le courant clinique, le courant anatomo-clinique et enfin le courant pathogénique et psychopathologique. Ce dernier aurait pour but de « préciser les mécanismes psychologiques communs aux divers syndromes mentaux [...] » (p. 94).

La psychopathologie semble se développer à partir de 1845. Baruk cite les auteurs suivants : Jules Baillarger, Théodule Ribot, Pierre Janet, Ernest Dupré, et enfin la psychanalyse, nommant à cet effet Sigmund Freud. Dans un paragraphe sur « la psychiatrie française et la philosophie », il se réfère principalement à Eugène Minkowski, ce à quoi il ajoute, « la psychiatrie existentialiste » qui recouvre le travail de Ludwig Binswanger et Henri F. Ellenberger, influencés par Edmund Husserl et Martin Heidegger. L'éclectisme des auteurs cités pour illustrer la psychopathologie est frappant.

La psychanalyse voit le jour à la toute fin du XIXe siècle grâce à Sigmund Freud. Le projet freudien d'une psychanalyse scientifique, appuyée sur la clinique et a effet thérapeutique, a été très malmené. La psychanalyse a eu un franc succès dans la psychiatrie américaine après 1945, mais cela n'a pas duré. En France, elle a été mal accueillie. Elle a finalement été enseignée à l'Université à partir de 1968. Il est certain que la psychanalyse freudienne a contribué massivement à la psychopathologie au sens où elle offre une explication rationnelle et argumentée en termes psychologiques (mécanismes psychologiques, modèle métapsychologique du psychisme) de la pathologie mentale.

Vers 1896, aux États-Unis, Lightner Witmer, a promu une psychologie compréhensive proche de la personne, qualifiée de clinique (clinical psychology). Une psychologie qui s'intéresse à l'homme dans sa globalité et à la pathologie est apparue en France avec Théodule Ribot qui a réussi à obtenir une chaire de psychologie au Collège de France (1870). Pour lui, les deux fondements de la psychologie sont la physiologie et la psychopathologie. Pierre Janet lui succédera et il accordera une grande place à la pathologie.

La psychologie a pris de l’ampleur vers le milieu du XXe siècle. Daniel Lagache proposa après-guerre (1947-1949) une approche double, naturaliste et humaniste utilisant la psychanalyse et la phénoménologie. Il avait été précédé par Georges Politzer qui voulait une psychologie concrète, efficace, et Pierre Janet qui cherchait à établir une théorie générale de la personnalité. Lagache reprendra à son compte ces deux ambitions que l'on peut rattacher à la psychopathologie.

Le terme « psychologie clinique » a été utilisé par Jean Piaget en 1926 pour caractériser les entretiens qu'il menait (appelés aussi « entretiens critiques »). Puis le vocable « psychologie clinique » a été repris vers 1945-1949 par Daniel Lagache et Juliette Favez-Boutonier, afin de nommer leur tentative d'autonomiser une discipline par rapport tant à la médecine qu'à la psychologie expérimentale. Il faudra attendre les années 1970 pour que la clinique au sens d'un apprentissage pratique trouve une place, d'ailleurs très réduite, en psychologie. La psychologie clinique faute d'une doctrine propre subira l'influence de la psychanalyse, du comportementalisme, puis du cognitivisme.

Une grande vague comportementaliste a balayé la psychologie et la psychiatrie. La mobilisation aux USA de la puissante American Psychiatric Association, autour du Manuel Diagnostic et Statistique des troubles mentaux, visant explicitement à ne pas prendre en compte la nature ou la cause des troubles, a relégué la psychopathologie au sens défini plus haut, en particulier à partir des années 1980.

Une définition idéale de la psychopathologie

Au vu de ce qui précède, la tâche qui nous incombe est celle d'interroger une discipline incertaine qui n'existe pas encore vraiment, ce qui veut dire, certes, qu'elle existe déjà à moitié, mais ne garantit pas qu'elle existera complètement un jour.

Face à cette situation, nous proposerons une double approche, celle d'une épistémologie externe, descriptive, portant sur ce qui existe, et celle d'une épistémologie interne, prospective, portant sur ce qui semble possible. Nous prendrons un pari, celui d’une possible autonomisation de la discipline en tant que discipline explicative, ce qui revient à incorporer un point de vue étiologique.

« Depuis près de deux siècles, sur le vieux continent, la tradition veut qu’on élabore des théories psychopathologiques générales qui servent de support à la nosologie » (Ionescu S., 15 approches de la psychopathologie - 4ᵉ éd. Paris, Armand Colin, 2015, p.25.). C'est effectivement dans cette tradition que notre psychopathologie idéale se situe.

La pluralité des courants ayant trait à la pathologie mentale correspond à une tendance forte, mais on peut supposer qu'elle n'est pas incompatible avec la recherche d'une synthèse. Sur ce plan, le psychisme pourrait être le concept fédérateur qui rendrait possible l’intégration des différentes approches, biologiques, cognitivo-représentationnelles et sociales, tout en incluant la dimension relationnelle. (Pour une définition du psychisme, nous renvoyons le lecteur à l'article Le psychisme humain).

Le psychisme permet :

  • de faire le lien entre normal et pathologique
  • d’articuler les déterminations biologiques, cognitivo-représentationnelles et sociales
  • de considérer l'individu globalement.

La psychopathologie serait idéalement la connaissance qui décrit et explique les manifestations du psychisme, en particulier dans leurs formes pathologiques.

Dans ce cadre, la psychopathologie, à l'instar d'autres disciplines empiriques, chercherait à établir fermement une liaison entre un champ de la réalité (dans son cas, les faits décrits par la clinique incluant les conduites et les symptômes) et un champ conceptuel (les explications théoriques générales de divers types et une modélisation du psychisme).

À partir de là, il serait possible que se dessinent un objet et une méthode, ce qui ferait de la psychopathologie une connaissance à vocation scientifique. Afin de mieux la caractériser, nous dirions de la psychopathologie qu'elle est une connaissance appliquée, car elle cherche, en principe, à obtenir un résultat thérapeutique. À ce titre, elle est liée à la médecine.

Le problème, majeur et non contingent de la psychopathologie, vient de la pluralité de l'homme, qui se retrouve dans l'hétérogénéité du psychisme humain, dont on peut soupçonner qu'il intègre au moins trois types de déterminations : biologiques, cognitivo-représentationnelles et sociales. Il n'est donc pas facile à approcher de manière synthétique, et cette hétérogénéité a tendance à provoquer des antagonismes disciplinaires. D'un point de vue prospectif, il serait du rôle de la recherche en psychopathologie de les surmonter.

2. Science et psychopathologie

La psychopathologie semi-idéalement définie plus haut pourrait exister si les disciplines qui s'y rattachent, surmontant leurs antagonismes, évoluaient simultanément vers plus de scientificité et plus de compatibilité. Afin d'envisager cette possibilité, nous allons interroger les divers aspects composant la psychopathologie du point de vue des critères actuellement admis pour les sciences. Une connaissance, pour être scientifique, doit se doter de garanties empiriques et théoriques.

Quelles garanties empiriques ?

Toute connaissance positive doit pouvoir produire des données empiriques fiables. Elle demande une pratique produisant des faits permettant la vérification et la réfutation des théories. Ici, la méthode de constitution des faits est majoritairement clinique, les études expérimentales restant marginales. Ici, les faits considérés sont les traits de caractère et les conduites humaines avec leurs aspects pathologiques (c'est-à-dire entraînant une souffrance et une invalidation), et, ce qui d'emblée se présente comme un trouble : les symptômes.

Faire de la clinique, c’est avoir une pratique régulée (méthodique), puis en exposer les résultats de manière communicable sans équivoque pour la communauté des praticiens. Cet accord sur les faits est le fondement minimal pour une approche qui se veut scientifique. L’expérience montre qu’il n’est pas toujours très facile d’obtenir cet accord et que les résultats d'observations cliniques sont assez souvent largement discordants.

La psychopathologie comporterait nécessairement une pragmatique, ou, si l'on veut, des aspects pratiques et techniques : l’un à vocation descriptive (la clinique) et l’autre à vocation soignante (la thérapeutique). Les résultats thérapeutiques (efficaces ou pas) ne peuvent pas être minorés, car ils ont une valeur de vérification ou de réfutation de la théorie.

Là où ils sont les plus fiables, c'est en ce qui concerne les tests cliniques des médicaments psychotropes. Mais, il s'agit d'un domaine restreint qui rejoint celui de l'expérimentation en médecine. Les résultats concernant l'efficacité des médicaments ne viennent pas seulement de la molécule, mais aussi de la façon dont elle est donnée. La valorisation du médicament, le recueil des résultats influent. On en est arrivé à la méthode dite « en double aveugle » pour corriger les diverses influences humaines.

La garantie apportée par la science tient dans la qualité particulière de l'expérience qu'elle met en œuvre. Les faits doivent pouvoir être observés et clairement transmis à tous les praticiens de la discipline. En psychopathologie, ce n'est pas toujours le cas. Il arrive souvent qu'il y ait des désaccords sur la constatation des faits et bien plus encore sur leur signification.

C'est une science appliquée qui est sans cesse en butte à des biais cognitifs dus à son caractère doublement humain, biais qu'il faut sans cesse combattre pour éviter que le charlatanisme ne s'en empare.

Quelles garanties théoriques ?

Une théorie scientifique comporte un ensemble d'énoncés cohérents qui organise les données au travers de concepts. La conceptualisation doit être rationnelle, transmissible et vérifiable par tous ceux qui pratiquent la discipline. Les catégories, les concepts doivent être définis et énoncés dans un langage dépourvu d'ambiguïté. Ils sont ainsi utilisables par les praticiens de la science considérée. Les démonstrations doivent être reproductibles pour toute intelligence possédant le savoir nécessaire. La théorie aboutit à des formulations générales et, lorsque c'est possible, à des modèles ou de lois.

Force est de constater que ce n'est pas toujours le cas en psychopathologie. On se trouve souvent devant des propos confus et difficiles à comprendre ou dont le sens fait défaut. Du côté psychologique, les démonstrations sont absentes, remplacées par des affirmations difficilement discutables ou réfutables. Les théories sont multiformes et parfois fantaisistes. La psychopathologie regorge d'affirmations dogmatiques invérifiables, souvent faites dans un langage hermétique. Au point que la différence entre propos savants et fantaisistes devient imperceptible.

Les travaux, qui sont faits certes avec rigueur, sont généralement parcellaires, cantonnés aux aspects biologiques et neurobiologiques de la discipline, à des aspects cognitifs isolés, ou encore selon une méthodologie, certes rigoureuse, mais peu adaptée à l'objet (voir l'article : Psychopathologie et DSM) et récusant la psychopathologie pour s'en tenir à une approche descriptive.

Les conditions communes à toutes les sciences sont la clarté et la rationalité permettant un raisonnement partageable et démontrable. Ceci n'est pas réalisé en ce qui concerne la psychopathologie. Aller vers une discipline scientifique demanderait un effort de rigueur qui imposerait une attitude critique rejetant hors de la discipline les propos obscurs et les démonstrations irrationnelles.

3. Un paradigme adapté à la psychopathologie

Nous avancerons à ce point l'idée que le manque d'unité et de scientificité constaté vient de l'absence de conditions de possibilités favorables, et, pour le dire plus explicitement, qu'il manque un paradigme adapté à cette discipline en gestation qu'est la psychopathologie. Nous allons faire quelques propositions à ce sujet en partant de la clinique.

La clinique en psychopathologie

La clinique met en œuvre une expérience particulière, réglée par une méthode, qui aboutit à la description des faits. Ces faits de diverses natures sont regroupés selon des catégories permettant de les associer de manière homogène et cohérente (par exemple : faits mentaux, conduites, traits de caractère, manifestations somatiques, etc.). Qu'est-ce que la méthode clinique en psychopathologie et comment l'améliorer ? 

La psychiatrie et la psychanalyse si elles sont correctement pratiquées associent compréhension et explication, saisie intersubjective et distanciation clinique, avec un équilibre à trouver et aussi l’impératif d’une théorisation rationnelle. Jamais de huis clos enfermant dans l’intersubjectivité, la seule compréhension, toujours une distance permettant de conceptualiser, savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait.

Une conceptualisation

L’expérience clinique s’organise grâce à l’acquisition par le praticien de catégories (concepts spécifiques qui organisent la saisie empirique) qui lui permette d’accéder aux aspects de la réalité propres à la psychopathologie. Le résultat, la description clinique, est le reflet de l’expérience mise en œuvre et dépend donc de la qualité de celle-ci. Ces descriptions doivent conserver un fort degré d’empiricité, mais aussi éviter l’atomisation en éléments disparates, car, en matière humaine, la parcellisation détruit la pertinence du fait.

La clinique étant pratique, elle demande un apprentissage qui se fait par entraînement et compagnonnage. Ce savoir-faire met en œuvre une perception dépendant de catégories précises qui n'est nullement spontanée. Il faut apprendre à reconnaître les symptômes, les problématiques pertinentes, etc.

La méthode clinique se greffe sur l’expérience première, celle de tous les jours. Mais, elle s’en sépare nettement par une distanciation et une transformation en une expérience méthodique. La transformation de l’expérience première, outre un emploi des catégories appropriées, a deux aspects spécifiques : la relativisation et la réflexivité, qui, dans l'état actuel de la méthode, ne sont pas couramment pratiquées.

Une relativisation

Le réalisme empirique naïf admet une réalité extérieure indépendante. La connaissance empirique concernant l’homme se fait sur la base commune du réalisme spontané, mais ne peut en rester là. Ce type de réalisme est trompeur, car il élide le processus de production du fait, à savoir l'expérience du clinicien. Or, il est indispensable de questionner l'expérience et d'évaluer son impact, car, en matière humaine, cet impact est loin d'être négligeable.

De ce fait, la plus importante des procédures dans les sciences est la relativisation qui consiste à rapporter la réalité à l’expérience qui la fait percevoir. La relativisation de la réalité est absolument nécessaire en psychopathologie, compte tenu du caractère particulier des phénomènes humains. Tous les faits cliniques sont relatifs à l’expérience du praticien et il est impossible de la négliger sauf à rester dans une approche triviale et trompeuse. Cela nous conduit au second principe.

Adopter une méthode réflexive

La réflexivité apparaît comme la condition épistémologique indispensable à la psychopathologie, car il existe toujours une déviation de l’expérience par des facteurs subjectifs. L’expérience clinique est modifiée par des facteurs psychologiques et socioculturels personnels qui sont en grande partie inconscients. Il est indispensable de prendre en compte les déterminations psychiques inconscientes.

Ceci passe par une analyse personnelle, puis par un entraînement pratique qui donne l’habitude de constamment rectifier la part d’illusion qui entache l’expérience clinique. Faute de cela, une partie du domaine clinique est soit inaccessible, soit grossièrement faussé. La thérapeutique est rendue impossible ou incertaine par les projections et les identifications du praticien vis-à-vis de son patient.

Sans réflexivité, il se produit une contamination qui fait de la psychopathologie un savoir ordinaire plus ou moins imprégné par l’imaginaire personnel et collectif, ou encore par un rationalisme théorico-idéologique qui s'impose au détriment des faits.

Si l'imaginaire du praticien ou du chercheur rencontre l'imaginaire du patient, alors explanans et explanandum sont identiques et fabriquent un imaginaire commun, ce qui n'est pas acceptable pour une connaissance scientifique.

Respecter la complexité empirique

Que les procédures précédentes soient mises en œuvre, il restera encore un problème difficile, celui de la complexité empirique, c’est-à-dire de la complication des faits humains étudiés. Les conduites humaines sont complexes et, pour les appréhender, il faut adopter des procédures permettant de garder leur richesse sans les réduire. C’est en particulier pour cela que la méthode expérimentale ne s’applique pas ou seulement dans des circonstances limitées et bien précises.

En réduisant les faits à des aspects simples et reproductibles pouvant être mis dans un rapport causal, l’expérimentation ne respecte pas leur complexité et ne met pas en évidence les faits pertinents. Il s’ensuit le passage vers un autre objet de la connaissance peu ou pas pertinent en psychopathologie. La psychopathologie doit tenir compte, de la représentation, de la finalité, de la norme (morale, sociale), car son véritable objet, l'homme humain, participe à l'univers symbolique.

Inversement, la psychopathologie ne saurait participer naïvement à ce domaine prénotionnel. Comme science, elle doit produire une rupture avec l'univers symbolique ordinaire et la psychologie populaire, mais, particularité épistémologique notable, elle doit l'intégrer dans son objet. C'est une position épistémologique difficile à tenir... et qui n'est pas toujours tenue.

Le respect de la complexité des faits est un principe général indispensable. Dans le cas de la psychopathologie, il implique une approche clinique large, prudente, enrichie par une expérience personnelle. C’est pourquoi la formation du praticien exige une culture et une expérience humaine assez large, afin de le rendre capable d’une expérience clinique qui ne rate pas son objet.

Surmonter la querelle des méthodes

Rappelons que la querelle des méthodes (Methodenstreit) date de la fin du XIXe siècle et qu'elle a opposé, concernant l'histoire, l'esprit et la société, les partisans d'un abord explicatif à ceux d'un abord compréhensif. Ceci a été mis en lumière en 1883 par Dilthey, dans son Introduction aux sciences de l'esprit.

Dans un second temps, vers les années 1890, Heinrich Rickert et Wilhelm Windelband, à partir de la distinction entre comprendre et expliquer, érigent un clivage des connaissances qui fera date, celui entre sciences de la nature et sciences de la culture. L'explication cherche à déterminer des lois universelles, démarche qualifiée de nomothétique, la compréhension saisit le particulier pris dans son devenir, ce qui est nommé par ces auteurs « idiographique ».

Ces deux aspects se retrouvent en psychopathologie. Une épistémologie adaptée aura pour principe de ne pas choisir entre les deux, mais d'adapter les deux méthodes. De quelle manière ?

C'est l'apport de Freud que d'avoir esquivé l'opposition bien présente à son époque entre les sciences de l’esprit et sciences de la nature en empruntant le langage causaliste des secondes et les analyses interprétantes des premières. Le problème est subtil et demande à distinguer nettement la théorie (les explications abstraites) de la méthode clinique, bien que les deux soient liées.

La méthode clinique doit associer les procédés descriptifs objectivant à la compréhension. Cette dernière vise à restituer l'expérience vécue (ce que propose Jaspers dans une visée phénoménologique) et le sens (ce que fait Freud dans une visée psychanalytique). Compte tenu de l'opacité du subjectif, la compréhension impose une herméneutique pour éclairer le sens.

La théorie, elle, doit nécessairement rester explicative et rationnelle comme dans toute science et chercher, si ce n'est des lois universelles, du moins des régularités. L'épistémologie d'une psychopathologie positive et autonome implique de surmonter la « querelle des méthodes » et à sa conséquence dichotomisante ; elle en distribue les enjeux entre la méthode (pragmatique) et la théorie.

Accepter des réfutations et vérifications progressives

Les sciences testent les affirmations théoriques d'une manière qui permet de les réfuter. Karl Popper a insisté sur la réfutation comme critère de validité de la connaissance scientifique. En psychopathologie, une réfutation stricte est impossible, car les faits dépendent de l'histoire individuelle et ils sont multifactoriels.

Il n’y a pas de prédiction portant sur un fait précis et mesurable, mais seulement une probabilité d’occurrence concernant un ensemble de faits complexes. Cette occurrence se présente toujours pour un cas particulier présentant une grande quantité de paramètres dont certains ne sont pas identifiables. Les expériences cruciales (expérimentations permettant de montrer la fausseté de la théorie selon l’exigence de Popper, 1962) sont impossibles à organiser.

Cela ne veut pas dire que toute réfutation soit impossible, car il y a un aspect récurent et collectif des faits étudiés si bien qu'au bout d'un certain temps, une théorie systématique invalidée paraît devoir être abandonnée. Mais, c'est lent et incertain. Nous sommes en effet dans une science conjecturale qui procède par accumulation d’arguments et non par preuves expérimentales. Par contre, lorsque la conception est juste, des prévisions sont possibles et un certain nombre de faits cliniques viennent la confirmer. S’ils l’infirment, ils montrent qu’elle est erronée.

Vérifications et réfutations vont ensemble, elles forment un couple, mais elles se font progressivement, par touches successives, grâce à la clinique. Les faits cliniques viennent corroborer ou infirmer la théorie par accumulation lente au fil des générations de praticiens. Cette lenteur a un inconvénient notable : les dogmes fantaisistes peuvent perdurer assez longtemps.

Aller vers une intégration

La psychopathologie renvoie à plusieurs champs. Elle est confrontée à l'imbrication intime chez l'homme entre sa constitution biologique, le façonnage culturel, relationnel et social et le traitement cognitif et représentationnel des données, qui interagissent constamment de différentes manières.

La clinique présente toujours des faits totaux, non épurés. Il n’est pas toujours possible de dissocier du point de vue clinique (empiriquement) les déterminations biologiques des aspects cognitifs et représentationnels.

Il faut donc arriver à articuler et coordonner entre eux plusieurs champs disciplinaires. La psychopathologie doit s’appuyer sur des sciences plus « pures », c’est-à-dire s’occupant spécifiquement d’un champ bien déterminé : soit neurobiologique, soit cognitivo-représentationnel, soit social.

Mais, si un affinement théorique est toujours souhaitable afin d'améliorer la qualité de la connaissance, deux remarques s'imposent :

  • Dans de nombreux cas, la mixité doit être conservée, car un certain nombre de conduites humaines proviennent d’une imbrication inextricable de tous les aspects (biologiques, cognitifs et sociaux) qui y concourent.

  • Leur synthèse ne doit pas être abandonnée, car, en tant que connaissance appliquée, la psychopathologie ne peut négliger qu'elle concerne des personnes. Même si c'est un aspect partiel qui est concerné, il doit être rapporté à l'ensemble.

Nous défendons l'idée que l'objet de la psychopathologie est, en dernier ressort, le psychisme humain en tant qu'il synthétise en une forme homogène les différentes déterminations pesant sur l'homme. Le psychisme est un objet épistémique complexe dont le référent ontologique n’appartient pas à un seul champ à partir duquel la coordination disciplinaire pourrait se faire.

Cela sous-entend qu'il faille différencier l'objet de la connaissance (le psychisme et ses déviations pathologiques) du référent empirique que sont les individus humains. On peut, en effet, s'intéresser à l'homme sans faire appel au psychisme. Mais, dans ce cas, on ne fera pas de la psychopathologie ; on fera autre chose. Ces approches autres et partielles sont légitimes, mais elles deviennent illégitimes si elles prétendent supplanter la psychopathologie. Réciproquement, la psychopathologie, comme connaissance unifiée, demande l'association de plusieurs disciplines, car l'homme est un être multiple, nullement réductible à l'une des formes d'existence qui le constituent.

Un autre lieu de synthèse est la nosologie, c'est-à-dire le repérage des entités clinico-étiologiques et leur classification : précisément en les associant aux aspects normaux et en prenant en compte les diverses déterminations possibles relationnelles, biologiques, sociales, et leur reprise cognitivo-représentationnelle chez chaque individu. À ce sujet, nous renvoyons le lecteur à l'effort allant en ce sens présenté dans l’article : Comment se repérer en psychopathologie ?

Proposer une approche acceptable de l’individu

Un point crucial pour la psychopathologie est de définir l'individualité sans que cela n'engendre d'impasses théoriques et pratiques. La psychopathologie suppose que ce qui détermine les conduites humaines est présent en chaque individu et son application thérapeutique s'adresse toujours à des personnes à titre individuel.

L'individualité évoquée suppose seulement un support individuel. De quelle manière ? La réponse est donnée par le biais du psychisme. Le psychisme est individuel au sens où il est porté par chaque individu et présentant des spécificités.

Cette individualité est aussi une communauté, car les mêmes faits et les mêmes mécanismes psychiques sont retrouvés régulièrement chez de nombreuses personnes. Le psychisme présente des régularités de structure et de fonctionnement communément partagées.

La globalité de l’individu humain est un thème récurent dans les approches se réclamant de la psychopathologie. C’est une revendication qui revient sous la forme de prendre en compte « l’homme total » (Karl Jaspers), la « personne humaine » (Eugène Minkowski, Henri Ey). C’est une visée éthique, mais aussi pratique, car c’est un domaine de la médecine dans lequel l’individu peut difficilement être abordé et soigné « partiellement ».

On pourrait considérer cette approche globale comme un principe fondamental de la discipline. Or, c’est un principe qui, s’il est souvent revendiqué, est constamment mis en défaut par l’atomisation en sous-disciplines qui correspondent à des approches parcellaires de l’homme (et qui prétendent supplanter les autres). Il faudrait qu’un accord se fasse pour inclure ce principe dans le paradigme.

Conclusion : une possibilité de scientificité incertaine

L’objet de la psychopathologie se définit idéalement par le rapport dynamique qui peut être établi et maintenu entre des faits issus d'une méthode clinique adaptée et un modèle du psychisme cohérent et rationnel intégrant les influences biologiques, relationnelles et socioculturelles.

« On ne peut plus parler de la psychopathologie comme d'une démarche unitaire », écrivait en 1994, Daniel Widlocher (Traité de psychopathologie p. 14). Cela reste exact en 2017. Il y a actuellement une nébuleuse d'approches concurrentes en psychopathologie, mais ce n'est nécessairement définitif.

Cet ensemble présente les caractéristiques épistémologiques de ce que Thomas Kuhn qualifie de « pré-science » : on y voit se développer une activité désordonnée, motivée par un désaccord sur les fondamentaux et une absence de normalisation paradigmatique. Nous sommes à « la période antérieure à l’adoption d’un premier paradigme [...], quand il y a une multitude d’écoles concurrentes » (Kuhn, Th., (1970), La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 223).

La difficulté est certaine, car l'étude de l’homme pose des problèmes épistémologiques aigus. Elle implique une méthode spécifique permettant de pallier les inconvénients occasionnés par la similitude entre l’agent de la connaissance et son objet : zones de cécité, objectivation difficile, normativité cachée, distorsions des résultats. Pour atténuer ces inconvénients, il faut une réflexivité méthodologique.

Si l’on applique à la psychopathologie l’idée de paradigme, alors elle a besoin d'un paradigme adapté à son objet incluant  : relativisation, réflexivité, respect de la complexité, réfutations et vérifications progressives, et enfin une approche plurielle et intégrative. La lenteur de la validation des théories doit inciter à une extrême prudence, car des dogmes erronés peuvent s’imposer pendant longtemps avant d’être démentis.

Grâce à ce paradigme, la psychopathologie pourrait s’avancer vers plus de scientificité, mais l’histoire des sciences montre qu’un paradigme ne se décrète pas. Il est adopté à un moment donné par la communauté scientifique si les circonstances s’y prêtent.

 

Bibliographie :

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L'auteur :

Juignet Patrick