Revue philosophique

Le psychisme humain

 

Le psychisme, tout en intégrant le fonctionnement cognitif, y associe des apports biologiques et des influences sociales. On peut se contenter d’une théorie du psychisme, mais est aussi légitime de lui donner un statut ontologique. L’ensemble fait du psychisme un concept anthropologique impliquant une conception particulière de l’Homme.

The psyche, while integrating cognitive functioning, combines biological contributions and social influences. We can be satisfied with a theory of the psyche, but it is also legitimate to give it an ontological status. All in all, the psyche is an anthropological concept implying a particular conception of Man.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Le psychisme humain. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/psychisme. https://doi.org/10.5281/zenodo.10436138

 

Plan de l'article :


1. Comment aborder le psychisme ?
2. Une définition du psychisme
3. Présentation d'un modèle
4. La personnalité humaine
Conclusion : le psychisme concept opératoire et anthropologique


 

Texte intégral :

1. Comment aborder le psychisme ?

Un paradigme scientifique

Pour éviter les malentendus, nous allons d’abord présenter le cadre paradigmatique de cet article. C’est celui d’une psychopathologie inscrite dans l’évolution des idées contemporaines. Le fond est celui d’une adéquation entre les faits et la théorie. Si la clinique permet d’établir des faits, la théorie cherche à en donner une explication rationnelle. Cette explication, dans le champ de la psychopathologie et de la psychanalyse, se synthétise en un modèle que l’on appelle la « structure psychique ». Ensuite, le schéma épistémologique suivi rapporte ce modèle explicatif à une entité constitutive de l’Homme. 

Le dernier point fait débat. Le modèle théorisé, correspond-il à quelque chose en l'Homme ? Il y a deux réponses possibles à cette question. Soit, on ne s'en préoccupe pas– et l’on prend alors une posture épistémologique dite « instrumentaliste ». Soit, on suppose qu'il y correspond quelque chose – et l’on prend une posture dite « réaliste ». Il n’est pas facile de choisir entre les deux réponses. Voyons pourquoi.

La première réponse, purement opératoire, est parfaitement acceptable sur le plan épistémologique et bien adaptée. Le modèle du psychisme vise uniquement à expliquer les faits cliniques.

C’est l’attitude la plus générale de Sigmund Freud vis-à-vis de ce qu'il considère comme l'objet de la psychanalyse. En réponse à une question, il écrit dans Psychanalyse et médecine en 1925 :

« Vous  verrez bientôt clairement ce qu'est l'appareil psychique. Mais ne demandez pas, je vous en prie, de quoi il est bâti ! Cela est sans intérêt psychologique, et reste à la psychologie aussi indifférent qu'à l'optique de savoir si les parois du télescope sont en métal ou en carton. Nous laisserons de côté « l'essence » des choses pour ne nous occuper que de leur situation dans « l'espace ». Nous nous représentons l'appareil inconnu qui sert à accomplir les opérations de l'âme en vérité comme un instrument, fait de l'ajustage de diverses parties - que nous dénommons « instances ». À chacune est attribuée une fonction particulière, elles ont entre elles un rapport spatial constant, c'est-à-dire le rapport spatial a en avant ou en arrière » - « superficiel ou profond » n'exprime pour nous d'abord que la régulière succession des fonctions » (Psychanalyse et médecine, p. 35).

Cette réponse de Freud laisse en suspens l’existence de ce qui génère les conduites et les symptômes, et il est difficile de soutenir que « rien » produise des faits constatables. Quant à la seconde réponse, réaliste, elle impose de définir la nature de l'entité supposée exister. Dans ce second cas, on tombe alors sur une difficulté majeure : elle est très difficile à définir. La solution intermédiaire est celle d’un réalisme prudent et modéré. On peut admettre que le psychisme ait une forme d’existence réelle, sans se prononcer plus avant sur ce qu’elle pourrait être.

Psychisme et métapsychologie

Freud est le premier à avoir donné un modèle du psychisme. Il ne l’a pas appelé modèle, mais « appareil psychique ». Le terme apparaît vers 1900 dans L’interprétation des rêves. Il s’agit de se « représenter l’instrument qui sert aux productions psychiques » (L’interprétation des rêves, p. 455) et il suppose une « structure de l’appareil psychique » (Ibid., p. 435). C’est un appareil fonctionnel qui explique les effets du psychisme constatés par la clinique.

Cette attitude se confirmera avec l'expression mieux formalisée de la « métapsychologie » à partir de 1915. Le terme métapsychologie signe une attitude épistémologique différente de celle de la psychologie traditionnelle. Elle consistant à ne pas se fixer sur le donné subjectif conscient, le mental. Freud affirme qu'il ne faut pas confondre la perception consciente avec les processus psychiques. La métapsychologie est une théorie du psychisme soigneusement distingué des phénomènes psychologiques conscient. La meilleure définition se trouve dans l’article « L’inconscient » de 1915 :

« Je propose de parler de présentation métapsychologique quand nous réussissons à décrire un processus psychique d’après ses relations dynamiques topiques et économiques (« L’inconscient » in Métapsychologie, p. 89).

Si Freud affirme l’existence du psychisme, il est toujours resté évasif sur sa nature (sur ce sujet, voir : Juignet P., La psychanalyse une science de l'homme ?). On peut estimer que c’est par prudence épistémologique. Mais, c'est aussi la conséquence d’un obstacle qui tient à l’objet de recherche lui-même : il est rétif à se laisser définir. Le psychisme est une entité au sein de laquelle les influences biologiques, cognitives et socioculturelles viennent jouer ; il est donc difficile de lui donner un statut ontologique simple.

Le renouveau structuraliste

Avec le structuralisme la métapsychologie a pris un nouvel essor. Le modèle du psychisme est souvent nommé – héritage du structuralisme – la « structure psychique ». C'est justifié, car ce modèle forme un ensemble structuré, un tout organisé.

Jean Bergeret écrit en 1986 :

«  On ne peut raisonnablement définir un tableau clinique particulier sans se référer à une conception claire et précise de l’organisation économique profonde du patient sur le plan psychique et sans se référer ainsi à des repères structuraux connus pur leur stabilité » (« Notion de structure » in Psychologie pathologique, p. 132).

Pour Marcel Houser, il s’agit en psychopathologie de

« définir chez un individu donné, malade ou pas, une structure psychique, décompensée ou non, qui est comme le mode organisation global, formel et définitif de la personnalité » (« Aspect génétique » in Psychologie pathologique, p. 41).

La différence avec d’autres abords

La conception mise en avant différencie radicalement le psychisme de l'esprit (voir à ce sujet : L'idée d'esprit). Elle s'inscrit dans un tout autre paradigme. Le psychisme n’a rien à voir avec l’esprit, conçu comme substance non étendue, ou comme idéalité transcendant la matière. 

La situation est plus complexe avec les courants de « naturalisation de l’esprit ». Dans ces cas, il ne s’agit plus de l’esprit, mais de l’intellect humain vu sous l’angle psychologique (psychologie des facultés, psychologie empiriste, psychologie associationniste), ou vu sous l’angle d’une réduction au cerveau (physiologie cérébrale, neurobiologie). 

Lorsque le mental est assimilé à l’esprit, ce dernier a le statut ambigu de support-sujet du mental. La philosophie de l’esprit y place des qualia ou ressentis associés à des expériences perceptives, sensations corporelles (douleur, faim, plaisir, etc.) ainsi que des émotions, connaissables par intuition directe. Nous laisserons de côté ce type de considération. 

Précisons aussi que notre position se différencie de la psychopathologie phénoménologique. Selon Karl Jaspers, la psychopathologie phénoménologique repère et décrit « la manière dont les choses sont présentes à la conscience des malades […] la représentation des états- d’âme […] nous décrivons ce qui est réellement vécu ». « La phénoménologie nous offre une série de fragments de la vie psychique réellement vécue […] » (Psychopathologie générale, p. 40). Jaspers ajoute l’idée d’une profondeur : « La vie psychique directement abordable, réellement vécue, est semblable à l’écume qui flotte sur les profondeurs de l’océan » (Ibid, p.41).

Cette approche est trompeuse. En le confondant avec la conscience subjective, elle empêche de désigner correctement le psychisme pour en faire un objet d’étude scientifique. Elle provoque une démarche illusoire consistant à aller chercher « en profondeur », à partir de la perception phénoménale « jusqu’au fond l’essence des choses », ici l’essence du psychisme précise Eugène Minkowski (Minkowski E., Traité de psychopathologie, p. 60) 

L’erreur est double : il n’y a pas d’essence du psychisme et la subjectivité n’en est pas la superficie visible. La subjectivité vécue est l’un des effets du psychisme, un parmi d’autres, comme les attitudes, le caractère, les symptômes, syndromes et conduites de toutes sortes. Tous faits qui sont, dans une démarche scientifique, à objectiver par la clinique et à expliquer par une théorisation rationnelle.

C’est une autre voie qui est présentée et défendue ici. Elle pose le psychisme comme objet de recherche scientifique. Compte tenu des évolutions disciplinaires erratiques, c’est malheureusement un savoir éparpillé entre psychanalyse, psychologie dynamique et psychiatrie dynamique, psychopathologie, psychologie clinique, etc. 

2. Une définition du psychisme

Une entité à préciser

Du point de vue méthodologique, il s’agit d’abord de construire un modèle à partir des comportements affectifs et relationnels des individus humains afin de les expliquer. Par modèle, on entend un système abstrait et simplifié qui permet des explications et des prévisions. En psychopathologie, la clinique permet d’établir des faits et la théorie cherche à en donner une explication rationnelle. Cette explication, peut se synthétiser en un modèle du psychisme souvent nommé - héritage du structuralisme- la « structure psychique ». C'est justifié, car ce modèle forme un ensemble structuré, un tout organisé.

On notera que pour expliquer les faits cliniques, il faut tenir compte à la fois de facteurs biologiques et du fonctionnement cognitif. C'est au sein du psychisme que l'énergie pulsionnelle d'origine biologique se transforme en processus qui généreront une partie de la pensée et des conduites humaines. De plus, par le biais des composants cognitifs, le psychisme intègre les influences sociales et culturelles (normes sociales, Loi commune, règles éducatives). On est amené à rassembler dans une même structure des influences diverses. Et, c'est précisément ce qui en fait tout l'intérêt du psychisme tel qu'il a été conçu par la psychanalyse : c'est une modélisation synthétique opérationnelle qui ne s'est pas « coincée » du côté de l'esprit ou du côté neurobiologique.  

Prenons l'exemple d’un individu ayant des conduites relationnelles identiques et répétitives. Ceci doit nécessairement être inscrit et mémorisé chez cet individu pour expliquer la constance des conduites objectivement constatées, car il n'y a pas de génération spontanée des conduites humaines. Cette inscription, à laquelle on rapporte la détermination des conduites, peut être nommée un « schème relationnel ». Cela étant, il faut préciser cette idée : comment ce schème persiste-t-il ?

Trois hypothèses s’offrent : c’est soit sous une forme neurofonctionnelle, soit sous une forme cognitive et représentationnelle, soit mixte.

À la suite de ce préambule, nous pouvons donner les principes méthodologiques qui vont guider notre définition du psychisme  :

- Il existe une entité complexe, repérable en chaque individu humain. Elle génère les conduites, traits de caractère, types de relations, sentiments, symptômes, etc., décrits par la clinique.

- Cette entité évolue au fil de la vie individuelle et acquiert des contenus qui dépendent de facteurs relationnels, éducatifs, sociaux, et de facteurs biologiques et neurophysiologiques.

- Il est possible de construire un modèle théorique, rationnel et cohérent, de cette entité à partir des faits cliniques. Ce modèle a d’abord une valeur opératoire, celle d’expliquer la clinique en intégrant les différentes influences qui agissent sur l’individu humain.

Une difficulté surgit. Si on se réfère aux caractéristiques du niveau cognitif et à celles du niveau neurobiologique, le psychisme ne répond ni aux unes, ni aux autres. Cependant, il est indispensable de l’identifier au titre de l’explication des conduites humaines. Une énigme apparait. On peut la résoudre en supposant que le psychisme soit mixte, c'est-à-dire qu’il comporte à la fois des aspects neurobiologiques et cognitivo-représentationnels que l'on ne peut pas toujours départager. Il intègre ausssi des influences relationnelles, culturelles et sociales. Ces facteurs sont pour certains communs, et pour d'autres singuliers, propres à chaque personne ou à certaines cultures.

À partir de là, on comprend que le terme de « réalité psychique » est inadéquat. La réalité empirique est factuelle et le psychisme, qui est une entité supposée à partir des faits cliniques, ne se confond pas avec eux. La réalité étudiée est celle des faits mentaux et des faits comportementaux, réalité décrite par la clinique et que l’on cherche à expliquer.

Le psychisme n'est pas le « mental »

Par le terme de mental, nous désignerons les représentations de tous types (images, sons, langage), le vécu (sentiments, états d’âme), des attitudes (croire, vouloir, espérer), et la pensée (rationnelle ou pas), en tant qu’ils sont conscients et perçus. Le mental a un caractère subjectif et phénoménal, il est perçu empiriquement par chacun, sous forme du pensé ou de l’éprouvé. Ce que nous évoquons dans cet article sous le terme de psychisme ne correspond pas à ce que décrit la phénoménologie de la conscience et du vécu, le mental subjectivé.

Freud avait incité à éviter cette confusion, quoique de manière un peu marginale, en 1915, dans un article « L’inconscient » : « la psychanalyse nous engage à ne pas mettre la perception de conscience à la place du processus psychique qui est son objet » (« L’inconscient » in Métapsychologie, p. 74). Freud veut orienter la psychanalyse vers la science et lui donner un objet d’étude comme les autres sciences spécialisées. Cette confusion est revendiquée par la psychopathologie phénoménologique dont nous dirons un mot pour bien voir la différence.

Les aspects mentaux, qui sont assez souvent qualifiés de subjectifs, constitueraient le monde intérieur, l’âme, ou bien l’esprit. Les aspects mentaux ont une existence phénoménale. Certes, ce qui est mentalisé est transitoire et n'est assignable à aucun lieu, mais sa réalité empirique est indéniable. Les faits mentaux sont des faits d’un type particulier, mais ils n’ont aucun privilège par rapport à d’autres faits. Leur attribution à un esprit transcendant et une conception métaphysique erronée. 

Le mental, la conscience, la subjectivité, quel que soit le nom donné, résulte en grande partie de l’activité psychique, activité avec laquelle il ne doit pas être confondu. La mentalisation donne des indications limitées et assez peu fiables sur le fonctionnement psychique, ce qui, sans la réduire à néant, limite considérablement les possibilités de l’introspection. Le psychisme tel qu'il a été défini ci-dessus n'est pas le mental. Il explique les aspects mentaux, mais ne se confond pas avec eux.

Le psychisme est socialisé

L’habitus social fait partie de la personnalité et on peut considérer qu'il s’intègre au psychisme individuel. Plusieurs processus sont mis en jeu simultanément, dont  la formation d’un idéal comme modèle à atteindre  : à côté de l’idéal du moi individualisé-particularisé, il existe un « idéal du nous » (le terme est de Norbert Elias) formé de traits communs aux membres d’une communauté.

La répression pulsionnelle qui tient au jeu combiné du moi, du surmoi et de l’idéal, est en grande partie le fruit de l’intégration des normes sociales au psychisme individuel. Cette intégration produit une auto-contrainte et une sublimation qui permettent des rapports sociaux pacifiés et fluidifiés.

L’organisation sociale modèle la structure psychique individuelle dès le jeune âge et par ce biais l’individu se socialise et se civilise. Il s’ensuit que le psychisme humain n’a pas une forme fixe, intemporelle et définitive ; il varie selon les cultures et au cours de l'histoire.

Norbert Elias, en tant qu’anthropologue, met l’accent sur les relations de l’individu avec le social. La séparation des fonctions psychiques « se produit chez l’individu par le fait qu’il s’intègre dans son enfance à un groupe, à une société humaine » (La société des individus, p. 73). Cette différenciation des instances et fonction psychiques ne devient nette que très progressivement chez l’adulte.

Les relations y jouent un rôle majeur. « ce que nous qualifions de psychisme n’est en fait rien d’autre que la corrélation entre ces fonctions de relations » (La société des individus, p. 74). L’Homme entre en relation avec les autres et ce qui le différencie d'autres espèces animales, c’est sa variabilité, son adaptabilité sociale. Avec des limites individuelles. Le psychisme étant aussi influencé par la culture et les normes sociales, il change si elles évoluent fortement. Ce peut être une cause de pathologie si l’adaptation est difficile ou impossible.

Le psychisme est évolutif

Individuellement, le psychisme se construit au fil du temps, en fonction des évènements de la vie relationnelle, des changements biologiques et de sa dynamique propre. On peut considérer qu’il y a trois réorganisations principales qui produisent l’individuation de l’enfant, puis son autonomisation et enfin la résolution de l’attachement familial œdipien (voir : Les grandes phases structurantes du psychisme et L'évolution de l'enfant et la psychogenèse). 

 Indépendamment de l’évolution personnelle, familiale et relationnelle, le psychisme étant aussi influencé par la culture et les normes sociales, il change si elles évoluent fortement. Ce peut être une cause de pathologie si l’adaptation est difficile ou impossible.

On peut citer pour finir, sur ce sujet du changement et de l’évolution psychique, la belle formulation de Marcel Houser. Cet auteur écrit, au sujet de la structure psychique de l’adulte :

« […] une telle structure n’est considérée comme fixée qu’au terme d’un long développement riche de tous les possibles aussi bien que gros de tous les risques et dangers » (« Aspect génétique » in Psychologie pathologique, p. 41).

Le psychisme évolue individuellement de l’enfance jusqu’à la vieillesse, mais aussi collectivement au fil des transformations civilisationnelles qui le modèlent. Ces divers préambules permettent de proposer une définition qui situe le psychisme comme un concept anthropologique au sens d’une conception de ce qui constitue l’Homme.

Le psychisme humain concept anthropologique

Dans une approche plurielle de l'homme, à la fois biologique, cognitive et sociale, le psychisme désigne le lieu de convergence et de synthèse individuelle de ces trois aspects, convergence dont on doit essayer de donner un modèle théorique rationnel, utilisable en pratique.

Affirmer l'existence du psychisme chez l’Homme c’est entrer dans une conception anthropologique. C’est dire que ce qui détermine l’Homme n’est ni exclusivement intellectuel, ni exclusivement biologique. C’est affirmer qu’il existe une vaste zone d’interaction entre les deux, constituée par des schèmes affectisés et un imaginaire investi pulsionnellement.

La particularité du psychisme est sa force déterminante ce qui a été théorisé plutôt mal que bien sous le terme d’énergie ou pulsion. Les pulsions sont distribuées entre le sexuel et l’agressif, entre l’objectal et le narcissique. En conséquence, les éléments ne sont pas neutres, interagissant librement, au mieux. Ils ont des puissances différentes et génèrent ensuite une énergie mobilise les conduites avec force. Il s’ensuit qu’une partie importante de ces conduites échappent au raisonnement intellectuel.

Cette conception de l’Homme est étrangère au clivage originel corps‒esprit, qui est remplacé par une continuité entre le cognitif et le biologique, continuité assurée par le psychisme qui associe le deux. Le psychisme intègre aussi des aspects de la culture et les norme sociales apprises dans l’enfance. Sa prise en compte, sur un plan anthropologique dément également le clivage individu‒société.

3. Présentation succincte d'un modèle du psychisme

Appareil ou structure psychique ?

La constitution d’un modèle, qui a été métaphoriquement appelé « appareil psychique » par Sigmund Freud, correspond à une branche de la psychanalyse appelée métapsychologie par Freud en 1915. La pensée structuraliste du XXe siècle a substitué le terme de structure à celui d’appareil et a plus ou moins évincé le terme de système.

L'appellation système serait pourtant parfaitement utilisable, car le modèle proposé est constitué par un ensemble d’éléments interdépendants et hiérarchisés qui forment un tout, ce qui définit un système. Une structure qualifie quelque chose de fixe, alors que le modèle est dynamique et évolutif (voir après). Toutefois, le terme « structure psychique » étant couramment employé, il est difficile de revenir en arrière.

Le modèle théorique d'inspiration psychanalytique est d'abord et avant tout construit pour expliquer la clinique. Il présente des avantages et des inconvénients.

- Conçu dans un mouvement inductivo-déductif, il constitue un guide utilisable en pratique à titre descriptif, explicatif et prédictif. C’est un énorme avantage, car la pratique n’est pas laissée à une pure empiricité sujette aux dérives de la psychologie populaire.

- L’inconvénient de ce modèle, c'est qu’il n’est pas susceptible d'une vérification expérimentale et qu’il n'est pas « falsifiable » (réfutable) au sens donné à ce terme par Karl Popper (1962), qui en fait un critère de scientificité. En effet, il ne permet pas des prédictions exactes, mais seulement des prévisions conjecturales un peu floues.

- Le modèle fonctionne comme un « simulateur », il reproduit de manière abstraite un fonctionnement global individuel permettant certaines prévisions (par exemple : si telle condition de vie change, la personne aura probablement telle réaction).

Ce modèle est imparfait et les recherches à venir devront l'affiner, le complexifier, et s’efforcer d’augmenter sa cohérence et sa pertinence.

La forme générale du modèle

Le modèle théorique du psychisme met en jeu un ensemble de fonctions, d’instances, d’imagos et de mécanismes complexes. En pratique, l'élaboration de la structure est subordonnée à la clinique, car elle concerne un individu particulier. Il faut commencer par évaluer ses particularités avant de penser en termes généraux, ce qui signifie que l'induction doit toujours prévaloir sur la déduction. Si l'on procède à l'inverse, le risque d'erreur est évident. Considérant d'emblée, ou trop vite, le type d’organisation, on risque de forcer la clinique pour la faire rentrer dans le moule, ce qui conduit à des erreurs. La clinique est première et la théorisation ne doit venir qu'après une prudente élaboration théorique, respectant les nuances individuelles.

Cette synthèse constitue ce que Freud appelait la « boussole métapsychologique ». Cette boussole doit être suffisamment simple et légère pour pouvoir être sortie à tout moment, afin de se repérer utilement. Dans la pratique psychothérapeutique, c’est un instrument pour penser la situation. Il doit être mis en œuvre régulièrement, afin de ne pas se perdre dans les méandres existentiels, ce qui ferait retomber dans la psychologie populaire.

Compte tenu qu'il n'y a pas un nombre limité a priori de combinaisons possibles entre éléments, plusieurs types de structures sont envisageables. Dans l'état actuel des connaissances, on décrit deux ou trois grands types d’organisation de la structure psychique. Pour notre part, nous admettons au moins trois types de structures : structure névrotique, structure psychotique, structure intermédiaire. Pour chacune, les éléments constituants présentent des particularités (ils sont présents ou absents, plus ou moins investis, plus ou moins efficaces), leurs relations sont différentes (agonistes, antagonistes, tempérées ou pas). Ces types constituent des formes stables. Il se peut qu'on ait besoin d'en inventer d'autres à l'avenir.

Les divers composants et les processus

Le psychisme comporte des fonctions, qui sont des processus actifs donnant des capacités. Ce sont le contrôle émotionnel, la fonction de réalité (qui permet de distinguer réalité et imagination), les grandes fonctions cognitives et représentationnelles. En effet, le fonctionnement cognitif participe pleinement au psychisme. Il s’intègre aux « processus » que nous verrons après.

Les processus psychiques sont de trois types : les processus archaïque, primaire et secondaire. On peut dire que ce sont des modes de fonctionnement de l’appareil psychique comme l’écrivent Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis (Vocabulaire de psychanalyse, p. 341). Il s’agit du traitement des affects et des représentations concernant soi-même, l’environnement concret et social, et surtout la vie relationnelle, étroitement liés à l’investissement pulsionnel. Il y a donc une mixité des processus.

Quelle que soit la manière dont on le conceptualise, le psychisme se caractérise par la formation durant l'histoire individuelle de schèmes relationnels qui guident les conduites de manière durable et qui résistent au changement. Les constituants de base de ces schèmes présentent une unité et une stabilité. On distingue les imagos, les structures fantasmatiques et l'objet, qui est une imago investie liée à une structure fantasmatique dont la mise en jeu entraîne une satisfaction d’ordre libidinale ou narcissique.

Les instances sont des systèmes plus complexes. On distingue le « Ça » qui lie les pulsions à des schèmes relationnels. L’instance du « Moi » a une fonction de régulation et de contrôle. Son rôle principal est de gérer des exigences diverses et contradictoires : exigences pulsionnelles par rapport à celles de la réalité, rapports antagonistes des instances entre elles. On peut en distinguer le « Soi » qui permet l’unification et l’individuation, et finalement l'identité individuelle. Le « Surmoi » mémorise les interdits et les éléments identificatoires issus des parents et de la socioculture. Enfin, pour simplifier, on peut rassembler dans une même instance de l'« Idéal », le « moi idéal », le « soi idéal » et « l’idéal du moi » considérés comme des formes voisines évolutives. Son rôle est de proposer des idéaux aux divers stades de la vie.

La dynamique psychique répond au jeu des forces en présence et aux antagonismes des instances entre elles. La dynamique correspond aux interactions des éléments que nous avons définis ci-dessus. Opposition, conflit, compromis, sont les modalités de cette dynamique. L’économique correspond au flux et à la force des investissements. L’économique est indispensable, mais c’est une conceptualisation qui reste assez floue, car la notion « d’énergie psychique » demeure difficile à définir. C’est un concept quantitatif qui reste purement qualitatif, car aucune mesure n’en est possible. C’est une métaphore, utilisant un terme de la physique, pour nommer la force des mouvements affectifs et pulsionnels qui dynamisent le psychisme.  La conséquence est l’effet sur les conduites qui échappent au contrôle rationnel de l’instance régulatrice (le moi).

En associant tous ces aspects, il est possible de retracer des mouvements psychodynamiques typiques. Par exemple, on dira que le refoulement survient comme moyen de défense contre l’angoisse lorsque tel événement, significatif pour le sujet, provoque une poussée pulsionnelle. Sur le plan dynamique, une même organisation psychique peut, selon le moment, avoir des modes de fonctionnement différents. Les circonstances de la vie peuvent rendre une instance efficace ou déficiente, ce qui provoque un dysfonctionnement d’ensemble du psychisme. On a ainsi une explication des conduites.

Donnons un exemple du jeu des instances supposées rendre copte du psychisme. Si le moi est renforcé par un environnement cadrant, il peut endiguer les mouvements pulsionnels du ça, si bien que les conduites prendront, dans ce cas, une tournure mature et adaptée. Inversement, si les circonstances le fragilisent (perte de repères), le moi perd de son efficacité, et donc libère les autres instances. Autre exemple, si le soi subit un désinvestissement massif (lors d’un échec considéré comme grave), il peut déstabiliser le moi et provoquer une régression. Ces déstabilisations sont appelées des « décompensations », lorsqu’elles sont aiguës, mais elles peuvent se chroniciser et provoquer des fonctionnements régressifs durables.

Entre rigidité et souplesse

L'image du cristal employée par Freud (1932) est intéressante pour situer l'idée de structure. Elle donne l'idée d'une organisation géométrique stable. Cette analogie introduit cependant une idée critiquable : celle de formes rigides précises et bien distinctes. Cette seconde idée est intéressante dans son principe pour établir des distinctions, mais elle convient mal au psychisme humain qui peut prendre des formes diverses et atypiques, si bien qu'il est préférable d'introduire souplesse et flexibilité dans la modélisation.

Les arguments en faveur d'un modèle souple sont divers. En premier lieu, la clinique offre souvent des tableaux nuancés, de telle sorte que les structures que l'on construit à partir des cas cliniques ne correspondent pas toujours à une forme bien précise. Ensuite, le psychisme s'édifie progressivement, et donc le modèle qui prétend en rendre compte doit être évolutif. Lors de la psychogenèse, les éléments constitutifs du psychisme ne se développent pas à la même vitesse et de la même manière, ainsi au terme de l'évolution, on n'a pas un ensemble absolument homogène et cohérent. Enfin, la structure est composée de sous-structures articulées entre elles de façons diverses et il n'y a pas de raisons valables pour considérer que l’ensemble forme un bloc homogène.

4. La personnalité humaine

Psychisme et personnalité

Le modèle du psychisme est un système abstrait et simplifié qui a un effet heuristique considérable. Il permet d’expliquer très largement la clinique et de s’orienter dans la pratique thérapeutique. Le psychiatre et psychanalyste Jean Bergeret, à partir de 1970, a œuvré pour que l'on mette en avant la « personnalité », conçue comme la structure psychique prise dans son ensemble.

Dès les années 1950, aux USA Gérald Blum et d'autres ont affirmé que « les conceptions psychanalytiques semblent contenir la promesse d'aboutir à une théorie définitivement valable de la personnalité » (Les théories psychanalytiques de la personnalité, p. X).

Définir des formes stables de l'organisation psychique est une manière de concevoir la personnalité de l’individu, car les traits psychologiques produits par le psychisme sont des manières durables d’interagir avec l'environnement relationnel et social et ils diffèrent selon les individus. Cette appellation montre la volonté d'un abord globalisant, holistique, et non pas parcellaire, de l'homme.

L’idée de personnalité accolée au psychisme s’oppose à atomisation en fonctions isolées considérées isolément. Elle ne prétend cependant pas aller jusqu’à la personne dans son ensemble qui dépasse le psychisme. Elle comporte des dimensions culturelles sociales et elle renvoie à des considérations morales et politiques qui ne sont pas prises en compte par le psychisme tel qu'il a été défini ici. Le concept de personnalité dépasse l'abord métapsychologique.

La psychopathologie issue de la psychanalyse se distingue de la psychopathologie phénoménologique qui, pour Eugène Minkowski (Traité de psychopathologie, p. 59.), vise « la personne humaine, vue dans son ensemble et d’une façon globale comme une entité indivise ». Son ambition est plus limitée.

Une évaluation du type de personnalité

Les types de structurations psychiques constituent autant de formes de la personnalité qui seront catégorisés : normale, névrotique, psychotique et enfin intermédiaire (à dominante narcissique ou à dominante perverse). Ces types de personnalité sont repérés par la clinique.

Comment juger des caractéristiques du psychisme individuel ? En évaluant chaque fonction et système à partir de la clinique. Les fonctions sont-elles efficaces, évoluées et coordonnées entre elles ? Les instances sont-elles archaïques ou bien élaborées ? Quel est l’équilibre pulsionnel au sein du psychisme ? Il faut aussi juger de la capacité de l'instance régulatrice de l'ensemble, du caractère des structures fantasmatiques et de l’objet. La dynamique est-elle conflictuelle, y a-t-il un déséquilibre d’investissement, les mécanismes de défenses sont-ils simplistes ou adaptés ?

Ainsi, différents types peuvent être distingués. Les aspects nettement pathologiques du caractère sont dus soit à une forme peu élaborée (archaïque) du fonctionnement psychique, soit à un déséquilibre pulsionnel. Quant aux crises bruyantes avec recrudescence symptomatique, elles s’expliquent par une déstabilisation brutale de l’équilibre psychique. L’équilibre qui permettait une adaptation des conduites se rompt et des symptômes évidents et gênants apparaissent.

Conclusion : le psychisme concept opératoire et anthropologique

L’effort pour définir le psychisme sur un mode opératoire (instrumentaliste) vise à fournir un embryon de paradigme scientifique à la psychologie clinique, la psychanalyse, la psychiatrie, la psychopathologie. Sa prise en compte permettrait d’éviter leur éparpillement conflictuel.

La conception du psychisme défendue ici ne s'inscrit pas dans le courant de la philosophie substantialiste qui prétend à l'existence d'une substance propre à l'esprit. Le terme psychisme ne désigne pas non plus la subjectivité au sens phénoménologique (le mental).

La conception avancée peut être qualifiée de « métapsychologique », en reprenant le terme que Sigmund Freud a utilisé pour le distinguer sa théorie des psychologies appuyées sur le mental et la conscience subjective.

Le modèle du psychisme est une construction théorique. Il donne une intelligibilité aux conduites humaines et permet de différencier divers types de personnalité en tentant de concilier et de conjuguer la triple détermination, biologique, cognitive et sociale de l'Homme.

La posture réaliste, qui attribue au psychisme une existence en chaque Homme, a une conséquence anthropologique majeure. L’humain n’est alors plus définissable par son intellect et par sa constitution biologique. Il faut faire intervenir un troisième terme, psychique.

Si l'on étend l'application du concept de psychisme au-delà de l'aspect psychologique et que l'on entre dans des considérations philosophiques, on pourrait dire que, du mélange incertain entre le biologique, le social et le cognitif, naissent les motivations et passions contraires qui animent l’Homme.

 

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L'auteur :

Patrick Juignet 

 

Sur le même sujet voir : Un modèle du psychisme