Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Méthodes et paradigmes en sciences humaines

Critique des psychologies réductionnistes

 

Le réductionnisme veut ramener les niveaux d’existence complexes à des niveaux plus simples, considérant que ces derniers sont prépondérants et que le type de connaissance y afférent est plus valide (plus scientifique). Dans la psychologie, les effets du réductionnisme sont néfastes, car ils conduisent à un appauvrissement de la recherche. Le réductionnisme prend, selon la discipline concernée, des aspects assez différents que nous allons voir successivement.

 

Pour citer cet article :

Juignet Patrick. Critique des psychologies réductionnistes. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/psychologie-reductionnisme.

 

Plan de l'article :


  1. Unité et diversité des doctrines
  2. L’expérimentalisme
  3. Le comportementalisme
  4. Le biologisme
  5. Le computationnisme
  6. La critique du réductionnisme en psychologie

 

Texte intégral :

1. Unité et diversité des doctrines

Nous allons décrire les différentes tendances réductionnistes en psychologie, au travers de leurs principes ontologiques, gnoséologiques et méthodologiques. Pour ce faire, nous avons classé les tendances doctrinaires en quatre groupes, l’expérimentalisme, le comportementalisme, le biologisme, le computationnisme.

Pour éviter les malentendus, nous allons d'emblée nuancer nos propos. Toutes les tendances réductrices ne se rencontrent pas en même temps et un même auteur peut adopter certaines options et en récuser d’autres. Enfin, un réductionnisme modéré peut être utile. Donnons des exemples.

Le choix gnoséologique computationniste ne s’accompagne pas d’un expérimentalisme réducteur, car il est plutôt appuyé sur la théorie. Certains cognitivistes, comme John Haugeland, dénoncent le béhaviorisme. L’expérimentalisme en psychologie se lie volontiers avec le réductionnisme biologique dans la tendance neurocomportementale, mais pas toujours.

Henri Piéron, fervent partisan de l’expérimentalisme en psychologie, lutte contre le réductionnisme, car il défend l’autonomie du psychologique. Wilhem Wundt (Principes de psychologie physiologique, 1874) et William James (Principles of psychologie,  1890), fondateurs de la psychophysiologie, ne sont pas réductionnistes et défendent l’idée d’une « causalité psychique ».

Nous n’avons pas insisté sur les auteurs qui peuvent avoir individuellement une pensée nuancée, car notre but est de cerner des grandes tendances doctrinales.

2. L’expérimentalisme

Wilhelm Wundt est regardé par beaucoup comme le fondateur de la psychologie expérimentale. C’est lui qui a créé, en 1879, le premier laboratoire de psychologie à Leipzig avec l'intention de doter la psychologie d'une pratique expérimentale. Peu après, cette discipline se répand en Europe et le courant se diversifie immédiatement en fonction des inspirations des auteurs. Les laboratoires de psychologie expérimentale vont se multiplier dans les grandes villes. Dès la fin du siècle, un réseau universitaire de professeurs, chercheurs et techniciens est mis en place.

Gustav Theodor Fechner, médecin, professeur de physique, à un moment donné de sa carrière, se tourne vers l'enseignement de la philosophie et de la psychologie. Il se préoccupe des rapports de l'âme et du corps cherchant à introduire la notion de quantification et trouve, en 1860, la loi psychophysique fondamentale selon laquelle la sensation croît comme le logarithme de l'excitation. Certains de ses successeurs iront, comme le très connu Wilhelm Ostwald, dans le sens d’un réductionnisme psychophysique accentué. En France, c’est le philosophe Théodule Ribot qui déclenche le mouvement expérimentaliste. Il pense qu’avec la psychologie expérimentale, une nouvelle discipline scientifique est née.

Pour ses partisans, l’expérimentation présente de nombreux avantages, car, même modeste, elle « en apprend plus qu’un volume de spéculations ». Surtout, elle permet de laisser de côté la métaphysique et tous les problèmes insolubles. Cette orientation sera défendue par Alfred Binet et Henri Piéron. Le premier développera l’étude de l’intelligence, ce qui aboutira à la fameuse « échelle métrique d’intelligence » (1903) et le second organisera l’enseignement universitaire de la psychologie expérimentale. Nous reviendrons plus tard sur les autres développements, en particulier béhavioristes.

Donnons un exemple de l’abord expérimental au sujet des perceptions visuelles et sensitives étudiées par Henri Piéron. Ce dernier écrit « On arrive à faire fonctionner, artificiellement, des processus élémentaires, non sans difficulté, car la solidarité organique vaut toujours… Mais grâce à un isolement relatif, on peut suivre la relation de deux variables, la stimulation et la réponse, et obtenir ainsi des lois, les lois de la sensation » il y faut un « effort scientifique d’analyse visant à isoler des fonctions élémentaires dans le complexus des réactions normales de l’organisme » (Psychologie expérimentale, Paris, Armand Colin, 1939).

Tout est dit du procédé : analyse conduisant à la recherche de l’élémentaire, ramené à des variables dans une situation artificielle, anormale. Est dit aussi ce qui est exclu : la complexité, la solidarité, les situations ordinaires. On voit se dessiner les limites assez étroites du champ d’investigation.

Dans son fondement, la psychologie expérimentale n’est pas nécessairement réductionniste, elle cherche avant tout à amener des critères de scientificité. Ce fondement est défini ainsi par Paul Guillaume (Manuel de psychologie, Paris, PUF, 1966) : il s’agit, « à l’exemple des sciences de la nature, de décrire des faits et de déterminer leurs conditions, c'est-à-dire d’autres faits dont l’observation montre le rapport constant avec les premières ; en d’autres termes on se propose d’établir des lois ».

En principe, les expérimentations sont irréprochables sur le plan de la scientificité. Mais, en pratique, elles sont réductionnistes, car les faits considérés, pour rentrer dans le cadre défini, sont réduits à leur minimum. Ce sont des faits directement observables, suffisamment simplifiés pour être quantifiés, ce qui élimine les faits qui ne s’y prêtent pas et réduit considérablement le champ d’investigation.

La psychologie expérimentale a une visée expansionniste en psychologie. Elle ne se contente pas d’asseoir la psychologie humaine sur des données expérimentales, mais a l’ambition de rendre la psychologie toute entière expérimentale. Elle tente d’éliminer l’approche clinique considérée comme non scientifique. Elle est actuellement en forte régression et il semble que l'expérimentation retrouve la place qui lui convient, celui d'un moyen d'étude.

3. Le comportementalisme

Le comportementalisme est apparu du début du XXe siècle en réaction au caractère subjectif de la psychologie introspective. Cette psychologie introspective avait été initiée par William James en 1890 avec son livre Les Principes de la psychologie. À l'opposé J B Watson en 1913 veut une psychologie expérimentale purement objective dont le principe serait « la prédiction et le contrôle des comportements (p. 21).

Ivan Pavlov peut être considéré comme le père du comportementalisme. Ses intentions étaient, au départ, physiologiques et non psychologiques. C’est tardivement qu’il élabore, avec son élève Shenger-Krestovnikova, sa théorie des névroses expérimentales. Il s’efforce alors de ramener l’explication des troubles qu’il nomme « névrotiques », de manière très floue et inappropriée, à un jeu de stimulus et de réponses incluant le langage comme deuxième système de signalisation. Son protocole expérimental en stimulus-réponse fut repris comme paradigme psychologique aussi bien en Russie qu’aux États-Unis ou en Europe.

Henri Piéron annonça en 1908, dans son discours inaugural à l’école pratique des hautes études, que « le comportement constitue l’objet de la psychologie ». Aux États-Unis, l’idée selon laquelle la psychologie scientifique devrait être l’étude expérimentale des comportements se répandit comme une traînée de poudre. En effet, il fallait montrer que la psychologie était sérieuse, afin de pouvoir la vendre à des institutions comme l’armée, l’école et l’industrie. La seule manière rapide de le faire était de se référer à un modèle de scientificité déjà établi : l’expérimentalisme. Il fallait aussi trouver une façon d’étendre la psychologie expérimentale, cantonnée à des faits minuscules (sensations, apprentissages), à d’autres plus vastes. Cela devenait possible grâce aux stimulus-réponses qui permettaient de situer des séquences objectives dites « comportements ».

C’est ce qui a donné la vague comportementaliste. Répandue par John Broadus Watson, à partir de 1910, elle est encore forte de nos jours. Natif de la Caroline du Sud, Watson a une formation de chimiste. À partir de 1907, il enseigne la psychologie expérimentale à Baltimore. Le propos de départ indiqué par Watson dans son manifeste qui connaît immédiatement le succès aux États-Unis (Psychological review, 1913) n’était pas absurde. Il s’agissait « d’écarter toute référence à la conscience » et de faire de l’objet de la psychologie autre chose que « la production d’état mentaux ». Mais, dans ce mouvement, la psychologie devient l’observation du comportement saisi en termes de stimulus et de réponse. L’individu est considéré comme une « boite noire » à laquelle le psychologue ne cherche pas à avoir accès. Ainsi, l’objet de la psychologie est constitué par les « comportements » pour autant qu’on puisse les simplifier et les quantifier. D'où les innombrables études sur le rat.

Outre les rats, on a aussi essayé de conditionner les hommes avec un succès très relatif. C’est ce qu’a fait Burrhus Frederic Skinner, au milieu du siècle, avec l’utilisation du conditionnement dit « opérant ». Ce type de conditionnement considère que l’action de l’individu sur le milieu permet d’obtenir un renforcement positif. Skinner a mis au point une méthode de renforcement positif ou négatif des comportements à but prétendument thérapeutique, la Behavior Modification. De même, différentes applications concernant la sélection, l’apprentissage et l’adaptation aux conditions de travail dans l’armée et l’industrie ont été mises au point.

Le béhaviorisme non seulement introduit l’idée d’une « boite noire » psychique, dont on ne veut rien connaître, mais aussi simplifie l’observable de manière importante. Dans une préface de 1929 à une réédition de son ouvrage  Behaviorisme,  Watson s’étonne des critiques dont il fait l’objet, puisqu’il n’a fait qu’utiliser pour « l’étude expérimentale de l’homme le type de raisonnement et le vocabulaire que de nombreux chercheurs utilisent depuis longtemps pour les animaux inférieurs ». Avec ces propos, on voit se dessiner l’un des procédés habituels du réductionnisme : assimilation du complexe au simple et transfert sans interrogation de la méthode correspondante. Ceci aboutit à une réduction du champ phénoménal et, par voie de conséquence, à un rapetissement de l’objet d’étude.

Haugeland écrit : « avant l’avènement du cognitivisme, le béhaviorisme régnait sans partage dans les départements de psychologie des universités américaines. Il portait toutes les marques d’une science avancée et florissante » (L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989). À la fin des années 2000, beaucoup renoncèrent au principe de la boîte noire et est apparu le cognitivo-comportementaliste. On admit qu’il était possible de théoriser les processus psychologiques gouvernant les comportements. On se mit à construire « des modèles de processus invisibles dès lors qu’on peut prédire et constater leurs conséquences dans le comportement » (Beauvois L., Comportementalisme : pourquoi est-il si urgent de le caricaturer ? [en ligne]. 2006).

Selon Léon Beauvois (2006), il y aurait un accord selon lequel la psychologie comportementaliste devrait rendre compte de quatre types de comportements observables : des actes simples concrets (par exemple, s’asseoir à telle distance, prendre tel objet), des performances  mesurables (par exemple, réponse à des tests de mémoire d’intelligence), des jugements énoncés (tels qu'attribuer tel effet à telle cause), des émotions  dont on note la présence et l’intensité (comme la peur, la colère, la tristesse). Il faut des situations expérimentales dans lesquelles on arrive à trouver des « variables situationnelles » qui peuvent changer. Le cognitivo-comportementalisme est une tentative pour maintenir un béhaviorisme en voie d’extinction en réintroduisant ce qu’il a exclu : la capacité humaine à traiter de l’information.

4. Les thérapies comportementales

Actuellement, le béhaviorisme est en train de s’effondrer comme connaissance scientifique, mais par contre les « thérapies comportementales » se développent fortement, indice que c’est bien la demande sociale, et non la validité scientifique, qui soutient le béhaviorisme. En France, il existe un courant comportementaliste à visée pragmatique qui propose des « thérapies ». Le souci de scientificité allégué à ce sujet est des plus honorable. Citons Patrick Légeron (2004), un des promoteurs français des Thérapies Cognitives Comportementales :

« Dès leur origine les thérapies comportementales et cognitives se sont inscrites dans une démarche scientifique. Leur base conceptuelle s’est construite sur les travaux de la psychologie expérimentale et l’évaluation objective de leurs résultats thérapeutiques a été systématiquement réalisée ».

Malheureusement, le moyen d’arriver à la scientificité n’est pas le bon, car la méthode expérimentalo-comportementaliste est inadaptée à la pratique thérapeutique qui met en jeu des situations très complexes. Les innombrables paramètres du cas concret sont réduits par la grille de lecture à des données d’une très grande indigence. Il n'est nullement scientifique de réduire l'objet d'étude en le coupant de tous les paramètres pertinents. 

Appuyées sur les théories dépassées, ces psychothérapies sont des rééducations comportementales à visée symptomatiques dont l’efficacité à long terme est douteuse car elle dénie le déterminisme psychique qui persistera malgré tout et fera retour à un moment donné. 

D'autre part, une psychothérapie met en jeu des humains et il ne peut pas ne pas y avoir de relation entre eux. Cette relation, dans le cadre du comportementalisme est très particulière, car il s'agit de considérer le patient comme un être non pensant ayant des comportements qu'on va modifier. Ce type de relation chosifiante nous paraît inadéquat.

Pour un être humain, toute interaction avec les autres humains passe aussi par les niveaux supérieurs, en particulier le niveau cognitivo-représentationnel, où elle prend sens. Il est pas pensable de le négliger, si l'on a une visée thérapeutique.  Dans ce cas présent,  le sens pris par « avoir son comportement rééduqué » n'est pas être neutre. Il a une signification de passivité et de chosification qui va provoquer une réaction psychique.

Se rendant plus ou moins compte de l'impasse dans laquelle elles sont, les thérapies comportementales sont devenues « cognitivo comportementales » . Il s'agit malheureusement du mariage de la carpe et du lapin, car si on admet un niveau psycho-cognitivo-représentionnel en l'homme, on n'est plus dans l'optique comportementaliste qui le nie.

L’association entre béhaviorisme et cognitivisme est contradictoire. Curieusement cela aboutit  à quelque chose de mieux acceptable, puisque ce qui était exclu (la pensée) est ré-introduit par l'approche cognitiviste. Mais alors il vaudrait mieux appeler cela des techniques d'entraînements programmés comportant un aspect cognitif.

5. Le biologisme

Pour Auguste Comte (Cours de philosophie positive, 1930-42), qui pourtant n'est pas réductionniste, seule la part de l’homme qui dépend de la nature peut être étudiée. Le tableau des sciences de Comte nous indique ce qui est étudiable scientifiquement chez l’homme : c’est la biologie. Bien qu’il ne soit pas réductionniste de manière générale, Comte l’est pour la psychologie qui est entièrement absorbée dans la biologie et ramenée à une « théorie cérébrale ». La sociologie a une place autonome, mais a pour base « la biologie et l’invariabilité de l’organisme humain ».

On retrouve, 50 ans plus tard, la même idée.

« Il est possible de replacer l’esprit dans la nature. Il est possible de construire une science de l’esprit sur des bases biologiques » (Edelman G. M., Biologie de la conscience).

Edelman récuse l’idée que la psychologie puisse être décrite de manière satisfaisante en termes psychologiques, car il n’y a pas d’esprit ni de propriétés psychologiques. La seule connaissance valable est la neurobiologie. On doit « partir de l'hypothèse que la cognition et l’expérience consciente ne reposent que sur des processus et des types d’organisation qui existent dans le monde physique » (Ibid).

Meynert, professeur de psychiatrie à Vienne, avait inventé, au XIXe siècle, un système expliquant les conduites humaines par le fonctionnement cérébral resté célèbre. À un moment donné, Freud s’est essayé à ce genre d’exercice dans l’esquisse d’une psychologie scientifique jamais publiée de son vivant. Procédé qu’il a désavoué ensuite. Jean-Pierre Changeux, dans le même esprit, veut ramener l’esprit à son substrat biologique.

Le réductionnisme biologisant est popularisé, depuis les années 1980, aux États-Unis, par Paul et Patricia Churchland et par Stephen Stich en Angleterre. Ils défendent, au nom d’un matérialisme radical, une vision purement biologique de l’homme. C’est plus qu’un réductionnisme, car l’esprit, les faits mentaux, la pensée, sont déclarés sans réalité, ils n’existent pas (Matière et conscience, Seyssel, Champ Vallon, 1999). Il n’est pas question de les ignorer comme dans le béhaviorisme, ni de les ramener à autre chose, car ils n’existent pas du tout. On ne doit par conséquent considérer que ce qui existe, à savoir les aspects neurobiologiques et les comportements.

Pour le réductionnisme biologisant, la pensée et les conduites humaines sont causées directement par le fonctionnement des circuits neuronaux et leur seule explication valable est la théorisation de type neurobiologique.

Selon l'éliminativisme, une science future de l'homme expliquera causalement de manière neurophysiologique et ultimement physique l'ensemble de nos comportements définis objectivement. Par éliminativisme, ces auteurs entendent que les théories nouvelles et plus justes, éliminent les anciennes infondées. En l’espèce, la psychologique populaire (et celles apparentées) doit être remplacée par une théorie des états cérébraux. Les disciplines susceptibles d’expliquer ces activités spécifiques de l’homme sont considérées comme inutiles et à remplacer par la seule connaissance valide, la neurobiologie.

6. Le computationnisme

Courant éclectique, le cognitivisme a apporté des idées nouvelles et intéressantes et une bonne partie des recherches ne sont pas réductionnistes. Mais, certaines le sont. C'est le cas du computationnisme, courant de recherche fondé sur le postulat selon lequel la cognition est fondamentalement un calcul qui peut être effectué par un dispositif matériel. Cette démarche est fondée sur la déclaration d'Alan Turing de 1950, qui, en s'appuyant sur les travaux de Claude Shannon, affirma que ce que fait l’esprit humain pouvait être effectué par une machine.

Peu de temps après, H. H. Aiken élabora une théorie qui permettait de construire un circuit électronique réalisant une fonction logique. Les développements de l'informatique montrèrent que les formes syntaxiques peuvent être reproduites par des formes signalétiques électroniques en passant par l'intermédiaire d'une logique utilisant les variables (0 et 1) et des opérateurs (non, et, ou, ou exclusif, non-ou, non-et). Dans la mesure où des opérations sur les variables logiques correspondent point par point à des fonctionnements électriques, l’idée vint qu’un calcul logique du même type pourrait être effectué par l’activité nerveuse. C’est la « Nouvelle synthèse » proclamée dans les années 40 par Steven Pinker et Henry Plotkin.

Pour ces auteurs, le calcul est enraciné dans le substrat biologique du cerveau humain et, qui plus est, de manière innée. Alan Nexell et Herbert Simon lancent le dogme selon lequel l’intelligence, ou l’esprit, est un calcul symbolique de type informatique. Vient ensuite l' « information processing paradigm » prétendant que tous les aspects cognitifs (perception, apprentissage, intelligence, langage) sont des opérations de traitement de l’information (signal) similaires à celles que l’on peut implémenter dans un ordinateur. Il s’agissait de chercher

« comment les phénomènes mentaux peuvent être matériellement réalisés »,

écrit Dan Sperber.

En 1943, Warren McCulloch et Walter Pitts publient un article « Un calcul logique immanent dans l’activité nerveuse ». Ils soutiennent la possibilité d’un calcul logique dans le système nerveux en le comparant avec un réseau électronique calculateur. Il s’agit d’un point de vue osé, car les schémas proposés simplifient considérablement les neurones et rien n’indique que de tels réseaux existent vraiment dans le cerveau. Franck Rosenblatt proposa en 1962, une machine composée de deux couches de neurones électroniques liées entre elles par des connexions au hasard et qui pouvaient être modifiées pour apprendre.

Pour ce courant intellectuel, la pensée est un traitement syntaxique, un calcul traitant des représentations symboliques qui correspondent elles-mêmes à des traces matérielles. On retrouve, en 1989, le même projet exprimé par John Haugeland. « La pensée est une manipulation de symboles » et « la science cognitive repose sur l’hypothèse… que toute intelligence, humaine ou non, est concrètement une manipulation de symboles quasi linguistiques » (Haugeland J.,  L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989). Haugeland affirme que les questions qui tracassent les philosophes depuis plusieurs millénaires ont trouvé une réponse. L’esprit est un système formel, car 

« la pensée et le calcul sont identiques » ou encore « La pensée (l’intellect) est essentiellement une manipulation de symboles » (L’esprit dans la machine).

C’est le postulat calculateur fondateur du computationnisme.

Au computationnisme a suivi le connexionnisme, contestant qu’il y ait un programme symbolique. Dans ce cas, le cerveau est le seul et unique niveau à considérer. On n'a même plus besoin de symboles ni de représentations. La cognition ne serait pas une propriété abstraite qui pourrait être reproduite grâce à des manipulations de symboles, mais proviendrait de l'interaction des composants biologiques du cerveau. L'approche dynamique récuse la séparation entre la cognition et son incarnation. Elle considère la cognition comme inhérente au niveau  biologique, ce qui est nommé « embodied cognition », ou encore « enaction ». (Varela F., Invitation aux Sciences Cognitives, Paris, Seuil, 1988 et L'Inscription Corporelle de l'Esprit, Seuil, Paris, 1993). Le schéma paradigmatique est celui du stimuli-réponses supposant que, si la connectique est suffisamment complexe, elle aura réponse à tout.

Une des applications de cette manière de voir en robotique est celle de Rodney Brooks, directeur du Laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology, qui tente de faire des robots autonomes sans représentation du monde. Dit succinctement, il applique l’idée d’une boucle réflexe élargie à la perception-action pour construire une machine qui, au départ, ne sait rien de son environnement, mais qui est dotée des boucles sensori-motrices efficaces. Elle testera sa boucle de réaction/action jusqu'à la rendre efficace et pouvoir se débrouiller dans n'importe quel environnement.

C’est une manière de considérer en continu le cerveau, le corps, le monde, et de situer l'organisme dans un rapport adaptatif au monde. Que cela soit une conception juste concernant les organismes inférieurs est assez probable. Que l’on puisse tenter une analogie entre les robots et les cafards paraît jouable. Par contre, il paraît abusif de le faire pour les mammifères et surtout l’homme concernant les capacités supérieures. Que, sur cette base, puissent émerger des significations, des catégories universelles de type classes d'objets ou le langage est sans fondement.

Jean Piaget a montré depuis longtemps que l'acquisition de la capacité d'abstraction est inséparable de la mise en œuvre des schèmes sensori-moteur, mais qu’elle ne peut s’y réduire. Il y a un procédé de raisonnement fallacieux à l’œuvre consistant à identifier des schèmes pratiques à des catégories conceptuelles, comme si c’était pareil. Ou encore à supposer derrière des attitudes des significations. Si un cafard ou un robot fuit une situation cela ne veut pas dire qu’il la juge indésirable, cela veut seulement dire que s’est bouclé un circuit d’évitement. Il n’y a là aucune signification, aucune pensée.

Pour Varela, en tant que système neuronal, le fonctionnement du cerveau revient à la recherche de stabilité sensori-motrice. Chez l'animal, le système neuronal fait une boucle perception-action. Sur le plan évolutif, ce serait sur cette base que des choses plus abstraites ont commencé à se greffer. « Comment se produit ce saut ? Pourquoi des propriétés abstraites symboliques émergeraient-elles chez le robot COG que développe Brooks ? La réponse n'est pas encore claire » (Interview dans la revue ''La Recherche''), admet Varela. Ceci est à rapprocher de l’aveu de Jean-Pierre Changeux à Paul Ricœur

« L’implémentation de ce que l’on entend par signification pose problème » (Dialogue entre J.-P. Changeux et P. Ricoeur).

De notre point de vue, le computationnisme est erroné. Les circuits neuronaux du cerveau ne fonctionnent pas comme ceux des ordinateurs (ils sont bien plus complexes) et il paraît impossible qu’ils puissent être le support d’inscription (d’implémentation) d’un programme symbolique déterminant les actions humaines. Quant à l'élimination complète des représentations et de la signification, elle est contraire à l'évidence. Ces réductions simplificatrices sont erronées et n'ont aucune justification scientifique.

Conclusion : le réductionnisme appauvrie la psychologie

L'intention de départ des auteurs n'est pas critiquable : il s'agit de rendre la psychologie scientifique. Mais on ne la retrouve pas à l'arrivée. Le réductionnisme débouche sur une anthropologie naturaliste qui a le grave inconvénient de gommer la spécificité humaine. Il n'est pas scientifique de mettre de côté l'objet principal de la recherche. Les doctrines psychologiques réductionnistes participent d’une idéologie qui suppose un monde matériel dans lequel se meut un homme biomécanique. Il réagirait à des stimuli par des réponses déterminées par son câblage nerveux, et, au mieux, par l’intermédiaire d’une cognition, elle-même mécanisée sous forme syntaxique. C’est une vision de l’Homme qui laisse de côté la culture, l’histoire et la pensée. Ce récit nous donne à voir un homme simplifié, réduit à son soubassement bio-comportemental, se mouvant dans un environnement concret. Or, l'Homme n'est pas que cela.

Le réductionnisme commet deux erreurs :

1/ Il prétend que les faits à prendre en compte dans le domaine psychologique sont simples et concrets et que les autres types de faits (conduites complexes, aspects symboliques, interactions relationnelles) n'existent pas ou doivent être laissés de côté. Or, les faits humains sont en général complexes et imprégnés de sens.

2/ Il prétend que tous les faits sont déterminés

- soit par la matière neuronale (réductionnisme neurobiologique),

- soit à une computation cérébrale (computationnisme)

- soit directement par eux-mêmes sans intermédiation entre eux (comportementalisme)

Dans tous les cas, il y a la négation d'une possible autonomie de la dimension cognitive symbolique et représentationnelle et de sa force déterminante.  Or, il semble bien qu'il soit impossible de négliger cette dimension chez l'Homme, même si l'on conteste (à juste titre) la notion d'esprit.

Le réductionnisme en psychologie mène la recherche vers des domaines restreints, La science se doit de respecter son objet d’étude et c’est à cette condition qu’elle peut le connaître. Remplacer l’étude de l'Homme par un objet restreint dont le domaine de validité est étroit, ce n'est pas étudier l'humain.

Le questionnement par rapport à ces pratiques est aussi éthique. Le comportementalisme est une tentative de réduction de l’humain. Il ramène les conduites humaines à des réponses comportementales  et néglige la majeure partie de la réalité de l’Homme. 

Les techniques comportementalistes ont un caractère manipulatoire et chosifiant qui interroge quant à l’éthique. Citons de nouveau Watson pour juger : « le béhavioriste veut contrôler les réactions humaines, tout comme les physiciens veulent contrôler et manipuler quelque autre phénomène naturel ».

Contrôler et manipuler, voilà le but explicitement affiché. Proposer une technologie du comportement, traiter l’Homme comme un instrument est une perspective qui, selon le bon mot de Georges Canguilhem (1956) correspond à une orientation possible des psychologues : en sortant de la Sorbonne ils peuvent aller vers l’observatoire, mais aussi « se diriger sûrement vers la Préfecture de police ». Certes le propos est polémique, mais il souligne la dimension normative de certaines de ces doctrines.

 

Sur ce sujet voir aussi : Le paradigme réductionniste appliqué aux sciences de l'Homme

 

Bibliographie :

Beauvois L., Comportementalisme : pourquoi est-il si urgent de le caricaturer ?. 2006.
Churchland P. et P., Matière et conscience, Seyssel, Champ Vallon, 1999.
Comte A., Cours de philosophie positive, 1930-42.
Edelman G. M., Biologie de la conscience, Odile Jacob, 2000.
Guillaume P., Manuel de psychologie, Paris, PUF, 1966.
Haugeland J., L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989.
James W, Principles of psychologie, 1890.
Pierron H., Psychologie expérimentale, Paris, Armand Colin, 1939.
Varela F., Invitation aux Sciences Cognitives, Paris, Seuil, 1988.
Varela F., L'Inscription Corporelle de l'Esprit, Seuil, Paris, 1993.
Watson J., Le behaviorisme (1924), CPEL, Paris, 1972.
Wundt W., Principes de psychologie physiologique, 1874.

 

L'auteur :

Juignet Patrick