Revue philosophique

La méthode structurale de Claude Lévi-Strauss

 

Claude Lévi-Strauss est connu pour être l’une des figures de proue du structuralisme, mais cet auteur a une position épistémologique originale. Pour lui, la structure manifeste un ordre dont il convient de rendre compte, mais cet ordre n’est pas auto-engendré, il est la marque de l’esprit humain.

Claude Lévi-Strauss is known to be one of the leading figures of structuralism, but this author has an original epistemological position. For him, structure manifests an order which must be accounted for, but this order is not self-generated, it is the mark of the mind.


Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. La méthode structurale de Claude Lévi-Strauss. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/la-methode-structurale-de-claude-levi-strauss

 

Plan de l'article :


  1. La genèse de la méthode
  2. Vers une anthropologie générale
  3. Les critiques épistémologiques possibles

 

Texte intégral :

1. La genèse de la méthode

L’auteur écrit en 1955 : « L’ensemble des coutumes d’un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité et que les sociétés humaines, comme les individus dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires, ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer » (Tristes tropiques, p. 183).

Le repérage dans la réalité de régularités, de différences, de discontinuités, de symétries donne à penser qu'elles sont causées par un ordre sous-jacent intelligible en termes de structure ou système. Les conduites humaines surtout collectives, les productions culturelles, les formes d’organisation sociale, les manifestations culturelles, derrière leur diversité et leur chatoiement esthétique, manifestent un ordre dont il convient de rendre compte. Pour Lévi-Strauss, cet ordre n’est pas auto-engendré, il est la marque de l’esprit humain.

Bien entendu, cette intuition complexe n’est pas apparue brusquement à Lévi-Strauss. Lévi-Strauss, quoique peu prolixe sur ce sujet, explicite parfois certaines étapes de son cheminement intellectuel. Citons, par ordre chronologique, ses rencontres avec la géologie, la psychanalyse, la botanique, l’ethnographie, la linguistique.

Au cours de ses promenades d’adolescent dans les Cévennes, il note que des effets de surface dans le paysage correspondent à une architectonique cachée. Par exemple, tel végétal côtoyant tel autre signe un changement de sol sur une ligne de faille. Une architecture profonde et invisible règle les manifestations visibles et, si on la connaît, les rend intelligibles. Au-delà de la description du paysage, une explication devient possible.

La psychanalyse, qu’il découvre par l’intermédiaire d’un ami psychiatre (le Dr Marcel Nathan) alors qu’il est en classe de philosophie, lui évoque la même chose. Même ce qui se présente sous des apparences irrationnelles peut dissimuler une rationalité secrète. Des aspects visibles, apparemment incompréhensibles ou absurdes, sont symptomatiques d’un fonctionnement caché qui est, lui, compréhensible.

La contemplation de fleurs des champs donne l’idée à Claude qu’il doit y avoir des lois d’organisation qui président à leur agencement compliqué ; cette idée lui vint alors qu'il lisait un ouvrage de Marcel Granet sur la parenté chinoise qui mettait en évidence une organisation, mais trop compliquée et confuse. Derrière le complexe, Lévi-Strauss a l’intuition qu’une architecture de base plus simple doit exister. Selon Lucien Scubla (Séminaire du CREA, mars 2007), Lévi-Strauss devrait plus à Granet qu’à la linguistique que nous allons aborder maintenant.

Le moment de synthèse se produit lors de la rencontre avec Roman Jakobson. Lévi-Strauss en parle dans la préface à L’introduction aux six leçons sur le son et le sens, du linguiste russe. Les conversations avec lui eurent un effet qui permit de « cristalliser en un corps d’idée cohérente » les intuitions nées en 1938. Derrière la diversité infinie des manifestations verbales, il y a une structure simple, en tout cas du point de vue phonologique, qui les détermine.

Citons Philippe Descola qui résume ce moment : Lévi-Strauss « découvre dans la phonologie un modèle exemplaire pour mettre en œuvre son intuition. Ce modèle présente quatre caractéristiques remarquables : il abandonne le niveau des phénomènes conscients pour privilégier l’étude de leur infrastructure inconsciente ; il se donne pour objet d’analyse non pas des termes, mais les relations qui les unissent ; il s’attache à montrer que ces relations forment système ; enfin, il vise à découvrir des lois générales ».

« Dès cette époque, Lévi-Strauss fait l’hypothèse que ces quatre démarches combinées peuvent contribuer à élucider les problèmes de parenté en raison de l’analogie formelle qu’il décèle entre les phonèmes et les termes servants à désigner les parents. Les uns comme les autres sont des éléments dont la signification provient de ce qu’ils sont combinés en systèmes, eux-mêmes produits du fonctionnement inconscient de l’esprit, et dont la récurrence en maints endroits du monde suggère qu’ils répondent à des lois universelles. » (La lettre du Collège de France, hors série, 2008, p.3).

Ces principes ont été appliqués par Lévi-Strauss dans les domaines de la parenté, du totémisme, des religions, de la pensée et des mythes. Derrière la diversité chaotique des faits, il lui a semblé possible d’atteindre des principes simples et peu nombreux qui en explique l'existence. Un ordre simple serait repérable dans la diversité et la complexité des manifestations sociales et culturelles humaines.

2. Vers une anthropologie générale

Du côté des faits

Le champ factuel concerné

Le champ empirique concerné par la recherche de Lévi-Strauss est très vaste. Il concerne les activités sociales et culturelles, telles que les croyances et coutumes, les règles de parenté, les mythes, les modes de pensée, mais aussi (accessoirement) les manifestations architecturales, picturales, la musique. Les régularités trouvées sont schématisées et théorisées sous forme d’ensembles composés d’éléments articulés entre eux.

Les premiers travaux sur la parenté décrivent ses multiples formes ainsi que les coutumes correspondantes (les interdits et les prescriptions) avec en arrière-plan la fonction sociale effective : mettre en place l’échange et l’exogamie entre les communautés. À partir des années 1960, Lévi-Strauss se lance dans l’étude des mythes des Indiens d’Amérique. Cela donnera Les mythologiques, suite d’ouvrages dans lesquels plus de 800 mythes d’Amérique du Sud et d’Amérique du Nord sont décrits et analysés. Avec La pensée sauvage, l’auteur analyse la manière de penser des cultures qui utilisent principalement une logique du sensible. Lévi-Strauss montre ainsi comment sont utilisées, comme guides pour la pensée, les formes données par l’environnement naturel.

Du point de vue de la méthode, Lévi-Strauss propose une immersion de l’agent de la recherche dans les faits afin d’en avoir une compréhension profonde et intégrée. Il s’agit bien de compréhension, car il faut saisir le sens. À partir de là, le chercheur travaille pour aboutir à une description qui donnera le matériau de la recherche. Puis, vient une phase de transformation du matériau brut en lui faisant subir un premier degré d’abstraction, une schématisation, qui n’est pas propre à Lévi-Strauss, mais qu’il utilise. Le matériau brut est transformé en un certain nombre d’éléments thématiques pertinents.

Les structures sont généralement méconnues. Les inflexions subjectives données par les utilisateurs et les variations circonstancielles sont sans importance. La réciprocité et l’échange, par exemple, peuvent être vécus sur un mode antagoniste, ou en termes amicaux, ou de prestance sociale. Ces interprétations ne changent ni la structure organisatrice ni la fonction sociale. Pour les mythes, il convient de recueillir un ensemble de versions afin de saisir ce qui leur est commun. En recueillant un corpus accueillant toutes les variantes, on comprend les transformations qui ont lieu et c’est justement cela qui permet d’accéder au noyau commun.

La constitution des matériaux

Un élément veut dire quelque chose par différence, par démarcation des autres. Claude Lévi-Strauss applique le principe structuraliste selon lequel les différences (formelles et de contenu) génèrent les significations et non l’élément lui-même. Par exemple, le cru n’a pas de signification directe, c’est l’ensemble d’opposition cru/cuit, cuit/brûlé, cru/cuisiné, etc., qui donne une signification au cru. Dans la parenté, ce sont les relations mari-femme, père-fils, frère-sœur, oncle maternel-fils de la sœur, etc., qui forment un système et sont à prendre en compte. Il faut aussi identifier le pourquoi et le comment de telle opposition ou de telle homologie afin de s’assurer que son repérage n’est pas erroné, ni arbitraire.

Les éléments des mythes peuvent venir de circonstances particulières en rapport avec l’environnement naturel (particularités géographiques, zoologiques ou botaniques). Dans les mythes, Lévi-Strauss opère une répartition des éléments sur des plans homogènes. Dans le mythe tel qu'énoncé par les informateurs, tout est mélangé, car l’énoncé du mythe est pris dans un processus narratif. Le déploiement est linéaire dans le temps, il écrase et confond les différentes strates (comme un morceau de musique polyphonique pendant le temps d’exécution).

Il s’ensuit qu’un mythe doit être redéployé comme dans une partition orchestrale pour distinguer les divers plans qui le constituent. Donnons comme exemple le mythe d’Asdival propre à un groupe indien de la côte Nord-Ouest dont les divers mythèmes identifiables sont distribués sur quatre plans : géographique, technico-économique, sociologique et cosmologique. Ces plans, Lévi-Strauss les appelle les codes. Il s’agit de la nomenclature, du lexique, admis dans un domaine donné. Puis, concernant les éléments du mythe, il faut mettre en évidence leur organisation qui se fait selon les oppositions logiques de type spatial (haut/bas), de parenté (aîné/cadet), cosmologique (ciel/souterrain).

Une opposition logique haut/bas peut être exprimée dans le code géographique par sommet/vallée. Ce procédé peut donner un côté baroque, voire fantastique au mythe lorsqu’un code est utilisé dans un domaine différent de son origine. Par exemple, cuit/brûlé utilisé dans la géographie donne un paysage brûlé qui ne l’est pas concrètement, mais qui est appelé ainsi, car ennemi (il est mauvais, mais non sauvage puisque occupé par le clan adverse).

Lévi-Strauss parle de « démonter les mythes comme des mécanismes d’horlogerie », ou « comme dans une réussite au jeu de carte, les arranger jusqu’à trouver un ordre » (Interview Guy Marchand, 1972). C’est un « travail artisanal » dont nous dirons qu’il met en jeu la propre capacité logique du chercheur. Par la schématisation, la théorisation sous-jacente intervient vite, elle peut donc facilement pervertir le matériau de base (voir après).

La théorisation structurale

L'inspiration

L’auteur écrit, en 1955 : « L’ensemble des coutumes d’un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines, comme les individus dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer » (Tristes tropiques, p. 183).

Cette méthode structurale, qui concerne l’homme, est aussi un principe épistémologique. Repérant un ordre dans la réalité, (des régularités, des discontinuités, des symétries), il convient d’en chercher l’intelligibilité, d’en déduire l’organisation, la structure. Les conduites humaines surtout collectives, les productions culturelles, les formes d’organisation sociale, les manifestations culturelles, derrière leur diversité et leur chatoiement esthétique manifestent un ordre dont il convient de rendre compte.

La procédure

La procédure de théorisation structurale concerne tous les phénomènes sociaux et culturels. Après qu’ils aient été décomposés en unités pertinentes, il faut chercher comment ces unités s’articulent entre elles et selon quel ordre. L’effort théorique se trouve là. Le processus d’abstraction commencé avec la pragmatique et qui a permis de trouver les éléments pertinents et de les distribuer selon divers plans appelés « codes » se continue par la construction de la structure.

Pour trouver cette structure, il faut jouer avec les unités simples en les disposant différemment jusqu'à trouver un ordre, celui qui est le plus économique possible. Là encore, les différences servent à distinguer. Selon une formule de Lévi-Strauss, « ce sont les différences qui se ressemblent » ou qui s’opposent (la différenciation constitue l’élément du système, elle s’oppose ou ressemble à une autre différenciation). Par comparaison, on trouve ainsi des formes identiques. Les configurations présentes dans les divers plans (les divers codes lexicaux) et dans les diverses versions constituent des invariants, des schèmes constants. Ces relations invariantes sont la structure cherchée.

Ensuite, il faut forger un modèle simple et intelligible, si possible formalisé de la structure trouvée. Pour ce faire, Lévi-Strauss essaye la logique élémentaire et l’algèbre moderne. Enfin, il convient de déchiffrer le sens et trouver la fonction d’ensemble. Par exemple, dans « La geste d’Asdival », ce mythe exprimerait la contradiction entre la forme de parenté de ce peuple et son organisation sociale.

Les résultats

Il résulte de cette recherche que la fonction symbolique peut être décrite selon des formes logiques qui sont des oppositions, des symétries, des inversions, des équivalences. À un niveau plus vaste, on trouve des conjonctions et des disjonctions avec des possibilités d’intersection, d’union et de complémentation. Ce sont les opérations de la logique élémentaire et de la théorie des ensembles. Ces formes logiques élémentaires sont à l’œuvre dans toutes les activités humaines.

Dans le livre sur la parenté, on trouve une formalisation et un essai d’énoncé mathématique (fait par André Weil) concernant le système de parenté très complexe de la tribu Murngin (Nord de l’Australie). André Weil révèle dans ses notes : « non sans mal, je finis par voir que tout se ramenait à étudier deux permutations et le groupe qu’elles engendraient ». De plus, « les deux permutations sont échangeables, donc le groupe qu’elles engendrent est abélien » (Œuvres scientifiques, Collected Works, t I, Springer-Verlag, New-York, 1979, p. 567). On ne peut guère mettre en doute ce résultat, il y donc bien une logique à l’arrière-plan de la parenté d’apparence inextricable des Murngin.

À la fin d’un article consacré à Wladimir Propp, Claude Lévi-Strauss propose un tableau à double entrée définissant et formalisant les différents types d’opérations supposées être à l’œuvre dans les mythes (Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 164,165). Hage et Harary, deux mathématiciens, montrent que cette matrice n’est pas incohérente du point de vue mathématique. Elle comporte des opérations qui « se rapprocherait d’une algèbre de Boole » sans y être strictement conforme. Ces opérations portent sur du concret (des actes, des choses, des situations) et non sur des abstraits. Par exemple, le mariage et son contraire le célibat, ou son inverse, le divorce.

Il semblerait que les groupes booléens s’appliquent aux mythes et rendent compte des oppositions cru, cuit, frit, bouilli qui président aux coutumes alimentaires de nombreuses cultures et que Lévi-Strauss avait proposé de formaliser sans son « triangle culinaire » associant cru-cuit-pourri.

Avec La Potière jalouse, une formule synthétique réapparaît, la « formule canonique » des mythes déjà proposée auparavant, mais peu explicitée. La formule canonique des mythes donne une formalisation non logique de certaines régularités. La formule décrit une régularité, c’est-à-dire que son agencement se reproduit dans la plupart des mythes. Même remarque que précédemment, il s’agit de situations concrètes. Par exemple, la séquence double faire le bien appliqué au héros et faire le mal appliqué au traître se complète de la séquence double faire le mal appliqué au héros et faire le bien appliqué au traître anéanti.

Sur ces différentes controverses que ces tentatives de formalisation ont engendrées, nous renvoyons à l’ouvrage de Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss (Paris, Odile Jacob, 1998). Notre interprétation de l’affaire est qu’il paraît préférable de ne pas considérer ce formalisme comme logico-mathématique, mais comme utilisant le langage formel pour mettre en évidence des régularités de manière concise. Lucien Scubla parle de résumé sténographique (ibid., p. 121). Selon nous, la question de la validité de la formalisation n’est pas pertinente du fait de la situation épistémologique particulière des sciences de l’homme.

Les inflexions dans la recherche

On peut noter deux inflexions dans l’orientation des recherches de Lévi-Strauss, d’abord la mise en avant du langage, puis du sensible.

Dans les années 1950, Lévi-Strauss espère trouver du côté du langage le fondement de la structuration symbolique spécifiquement humaine. La linguistique l’a influencé directement par son amitié avec le linguiste russe Roman Jakobson rencontré aux USA et par la lecture du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. De plus, il y a eu une domination de cette discipline que l’on a qualifiée de « science pilote » à cette époque.

Passé le moment d’influence inaugural, la référence à la linguistique restera, mais uniquement dans son aspect méthodique, à savoir le principe de recherche des différences. Les éléments à considérer se définissent par leurs différences et ce sont ces rapports différentiels qui font qu’un système s’organise et fonctionne. Ce point central de la méthode ne sera jamais abandonné par Lévi-Strauss.

Le modèle donné par la linguistique repose sur la distinction entre les termes et les relations. Les langues peuvent paraître compliquées, mais l’on s’applique à considérer que les phonèmes sont régis par des différences et que celles-ci distinguent des significations, dans cette mesure, on peut trouver une structure simple. Les petites variations n’ont pas d’importance et peuvent être négligées, puisque ce sont les relations qui ont une importance.

Lucien Scubla écrit à juste tire que « pour l’heure (1958/59), c’est avec les concepts que les linguistes ont empruntés à la théorie de l’information […] que Lévi-Strauss poursuit son travail et décrit les trois opérations successives que doit comprendre une étude structurale […] : distinguer les codes, analyser la structure du message, en déchiffrer le sens » (Scubla L., Lire Lévi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1998, p.48). Nous n’avons pas repris cette terminologie datée, car son emploi est source de confusion, puisque, précisément dans la théorie de l’information-signal, elle a un sens différent.

Il y a manifestement, avec et sans jeu de mot, un « excès de langage » à ce moment-là chez Lévi-Strauss : par un emploi et une extension abusive des termes de la théorie de l’information et de la linguistique et par l’extension abusive vers une explication ultime et universelle. On est à l’époque du tout langage. On peut effectivement parler comme le fait Lucien Scubla de « carcan linguistique » (Lire Lévi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 259).

En 1958, Lévi-Strauss suggère qu’une « nouvelle version de l’inconscient voit le jour, car cessant d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d’une histoire unique, […] il se réduit … à la fonction symbolique » (Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 224), commune à tous les hommes. La fonction structurante « impose des lois […] à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs » (Ibid., p. 232, 233).

À partir des années 1960, Lévi-Strauss met en avant ce que l’on pourrait appeler une logique du sensible. Logique du sensible veut dire que le filtre sensoriel (issu de notre biologie) et les formes vues dans l’environnement naturel donnent une configuration, une structure, qui ensuite peut jouer comme opérateur logique pour organiser la pensée. Ce développement est venu avec le livre sur La Pensée sauvage et il a déterminé le travail des Mythologiques. La logique du sensible permet des oppositions fines : compatibilité et incompatibilité, symétrie, contraste, elle permet des gradations continues, ou encore les ramifications multiples. Elle offre une richesse qui permet de saisir la complexité du monde concret.

La pensée sauvage (classificatrice et/ou magique) et la pensée rationnelle sont reliées par Lévi-Strauss. L’une porte sur la perception, le sensible et l’imagination, l’autre sur l’abstrait (les qualités premières), mais elles ont un noyau fonctionnel commun. Cependant, la recherche d’une logique commune conduit à minimiser les différences. Lors d'un débat, Jean Piaget fait remarquer avec humour à Lévi-Strauss qu'il néglige la différence entre sa pensée et celle d'un enfant (Piaget J., Les structuralismes, Paris, PUF, 1968, p. 100).

3. Les critiques épistémologiques possibles

Un écueil de méthode

Le problème épistémologique le plus aigu, dans le cas des sciences de l’homme, tient à l’identité entre explanans et explanandum. Le chercheur utilise la fonction symbolique dont il se sert pour étudier son objet, qui est la fonction symbolique. Lévi-Strauss le formule ainsi «  les sciences humaines travaillent sur des symboles de choses qui sont elles-mêmes des symboles » (L’Homme nu, p. 574). Dans cette situation, peut-on produire une connaissance ? Y a-t-il la possibilité d’une différenciation suffisante pour produire une explication qui ne soit pas une reproduction (qui ferait des sciences humaines un « théâtre d’ombre » n’offrant que des copies affaiblies) ? Lévi-Strauss fait confiance à l’abstraction structurale et à la formalisation pour sortir de ce piège, mais on peut se demander si c'est suffisant.

À la question de savoir s’il y a un réalisme possible de la structure, il répond « nous n’en savons rien ». « L’analyse structurale est une analyse efficace » […] « c’est une commodité scientifique ». Une structure ne correspond à ce qui existe que de manière approximative, elle « n’exprime pas le fond des choses, mais s’en rapproche » (Interview de Jean José Marchand, 1972). En même temps, Lévi-Strauss désigne explicitement un référent ontologique lointain. Les structures « rendent compte de » l’esprit humain et du social qui est leur référent ontologique.

Une structure unique introuvable

Claude Lévi-Strauss cherche une structure unique derrière toutes les manifestations humaines. Au début de son œuvre, il la cherche dans la parenté, le langage, puis les mythes. L’hypothèse s’étend encore, puisqu’elle finit par englober les mathématiques et la musique (Lévi-Strauss C., L’homme nu, Paris, Plon, 1975, p. 578). Lévi-Strauss met sur le même plan structural, et selon deux axes entrecroisés, mathématique et langue, musique et mythe.

Trouver une structure commune à l’ensemble des productions humaines donnerait une explication à la fois simple et complète. Les différents systèmes pourraient s’exprimer les uns dans les autres, si l’on pousse l’analyse assez loin. De cette manière, on  accéderait à un « code universel » (Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 30). La structure symbolisante de base serait le plus petit commun dénominateur de l’esprit, la forme élémentaire et commune à la pensée et aux divers langages. Mais […] l’hypothèse d’une structure identique réglant de la même manière la logique, le langage et l’inconscient n'a jamais été mise en évidence.

Une capacité proprement humaine

La manière structurale d'aborder l'humain et le social inventée par Claude Lévi-Strauss apporte une intelligibilité indéniable et elle a une originalité radicale par rapport aux autres courants  structuralistes : il n'y a pas d'hétéronomie de la structure qui ordonne les diverses productions humaines, elle appartient à l'homme, elle explicite ses capacités cognitives.  Claude Lévi-Strauss ne s'inscrit absolument pas dans une perspective idéaliste. L'esprit n'est pas considéré comme substance idéale, mais comme capacité structurante possédée par l'Homme. À ce titre, il participe au mouvement d'anthropologisation de l'esprit, présent au XXe siècle.

 

Bibliographie :

Claude Lévi-Strauss

Les structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton, 1949.

  « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.

  Tristes tropiques, Paris, Plon 1955.

  La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

  Interview par Jean José Marchand, Paris, Editions Montparnasse, 1972.

  Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973.

  L’homme nu, Paris, Plon, 1975.

  La Potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

Autres auteurs

Piaget J., Les structuralismes, Paris, PUF, 1968.

Scubla L., Lire Lévi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1998.

Weil A., Œuvres scientifiques, Collected Works, t I, Springer-Verlag, New-York, 1979.