Modèle interne opérant, schèmes et psychisme
Nous présentons ici une très brève note pour comparer le modèle du psychisme proposé par Sigmund Freud, le modèle interne opérant proposé par John Bowlby et l'utilisation du concept de schème par Jean Piaget. La similitude d'approche sur un plan épistémologique et en contraste avec l'absence de tentative de synthèse ou de rapprochement.
Pour citer cet article :
Juignet Patrick. Modèle interne opérant et psychisme. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/506.
1. La théorie des systèmes motivationnels
John Bowlby
John Bowlby, psychiatre et psychanalyste britannique qui a vécu au XXe siècle, est resté célèbre pour ses travaux sur l'attachement et la relation entre la mère et l'enfant. Pour lui, les besoins fondamentaux du nouveau-né se situent au niveau des contacts physiques. Le bébé a un besoin inné du sein, du contact somatique et psychique avec l'être humain.
L'idée de système
C'est en reprenant l’héritage de l’éthologie et de la psychanalyse, que J. Bowlby a développé sa conception des systèmes motivationnels. En inspirant de la théorie cybernétique du contrôle, il a défini la conduite en termes de « buts fixés à atteindre, de processus conduisant à ces buts et de signaux activant ou inhibant ces processus». Il renonce ainsi à la théorie d'inspiration thermodynamique de Freud (tension et de réduction des tensions) pour adopter celle des systèmes a but homéostatique.
Le système d’attachement, considéré comme un système homéostatique, a pour but de maintenir une distance restreinte entre l’enfant et sa figure maternante. Pour ce faire, l’enfant utilise des procédés qui visent à maintenir ou augmenter la proximité, dans une optique de protection, de sécurité et de survie pour l’enfant. Ce système, initialement envisagé à la manière d’un thermostat, sera par la suite davantage considéré par Bowlby comme un système constamment activé comparable à une veilleuse.
Le système exploratoire est en relation étroite avec le système d’attachement qui fonctionne en antagonisme. Lorsque l’enfant est sécurisé, il peut explorer son environnement. En revanche, dès lors que le jeune enfant perd sa sécurité, celui-ci active d’autant plus son système d’attachement afin de trouver un état d’attachement. C’est donc à la manière des vases communiquant que ces deux systèmes vont fonctionner.
Le système affiliatif, appelé également système de sociabilité, participe selon Bowlby à la survie de l’individu. Quant au système peur-angoisse, il constitue un système de vigilance qui contribue au contrôle permanent de l’enfant de la qualité de sécurité environnementale. Il est donc en étroite collaboration avec le système d’attachement.
Les Modèles internes opérants
John Bowlby a développé le concept de modèles internes opérants (« Internal working models » en abrégé MIO) en s’inspirant du psychologue britannique K. Craik (1943) pour désigner les modèles mentaux que l’enfant se construit. L’enfant intègre des séquences interactives avec ses figures d’attachement dans sa mémoire procédurale. Les modèles internes opérants résultent ainsi des schèmes cognitifs construits à partir de l’intériorisation de ces séquences interactives et en particulier des réponses les plus saillantes et les plus fréquentes de la figure d’attachement. Les modalités de caregiving ont donc une place fondamentale dans la construction des modèles internes opérants.
Les modèles internes opérants donnent ensuite lieu à deux modèles : un modèle de soi comme représentation de soi plus ou moins digne d’être aimé et un modèle d’autrui représentant la confiance à l’égard des autres en particulier en situation d’alarme et de détresse. Ces MIO ont une fonction dynamique car ils opèrent dans la vie de l’enfant comme un filtre stable en colorant sa réalité d’une certaine manière. Ils guident l’enfant dans sa manière de se comporter et de comprendre le comportement d’autrui.
Ces représentations de soi et des autres, construites à partir de la relation entre l’enfant et sa figure d’attachement, accompagneront plus tard l’individu et influenceront ses pensées, ses sentiments et ses comportements dans ses relations à l’adolescence et à l’âge adulte. Bowlby (1978) précise à ce sujet que « pour la plupart des individus, le lien avec les parents persiste dans la vie d’adulte et affecte le comportement d’innombrables manières. »
2. Et le psychisme ?
Le psychisme comme modèle
Pourquoi Bowlby ne fait-il aucune référence au psychisme puisque l'intériorisation de séquences interactives (du domaine relationnel) constitue une grande part de ce qui est appelé psychisme depuis Signund Freud ? Les différences sont faibles.
Sigmund Freud a d'abord employé le terme « d'appareil psychique » (Freud S., L'interprétation des rêves, p. 455). II ne s'agit évidemment pas d'une affirmation réaliste supposant un appareil (mécanique ou optique), mais d'une comparaison destinée à donner l'idée d'une structure, d'un système organisé, remplissant une fonction. Dans l'œuvre freudienne, le terme de « modèle » est apparu tardivement, en 1938 (Freud S., Abrégé de psychanalyse, p.3).
La modélisation du psychisme est le cœur de la métapsychologie freudienne. En France, Jean Bergeret et ses collaborateurs en ont donné une synthèse dans l'ouvrage Psychologie pathologique (Paris, Masson, 1972) réédité de nombreuses fois.
L'entreprise métapsychologique de modélisation du psychisme est en rupture avec les psychologies du mental ou de l'esprit, qui supposent aux pensées et diverses représentations une existence substantielle, de telle sorte qu'elles auraient une vertu de vérité et seraient à elles-mêmes leur propre explication. On est dans un tout autre paradigme : ici, le mental est considéré comme purement factuel et l'explication est à construire sur un plan théorique, théorie qui se synthétise en un modèle hypothétique du psychisme. C'est, dit Heinz Kohut, « un modèle spécifique hautement abstrait distant de l'expérience » (Kohut H., Le soi, p. 6).
La modélisation offre un outil pratique qui permet de s'interroger sur les déterminations concernant telle attitude, telle conduite, tel discours, tel symptôme, etc... Avoir cet instrument théorique à disposition permet de se distancier de la situation clinique et simultanément d'avoir une intelligibilité de ce qui se passe.
Différence d'avec Bowlby
Il y a toutefois une différence. Certes l’intériorisation de séquences interactives (du domaine relationnel) constitue une grande part de ce qui est appelé psychisme. Mais, dans la mesure où ils sont remaniés et transformés on parle plutôt de structures fantasmatiques. Il s'agit de situations interactives intériorisées, mais comportant des remaniements d'origine interne, parfois importants.
Les structures fantasmatiques lient entre elles les imagos et intégrant à des degrés divers les défenses. Ces structures mettent dans des rapports variables l'objet et les imagos. Les structures fantasmatiques investies par les pulsions sont mobilisatrices et gouvernent les relations. Ces structures ou schèmes sont complexes, souvent constituées de couches superposées au fil de l'évolution individuelle.
Le fait qu'elles fassent l'objet de remaniement internes implique qu'elles ne sont pas le reflet direct des séquences interactives qui se sont produites réellement. C'est là où se tient la différence la plus notable entre les conceptions. On peut donner l'exemple des structures œdipiennes nées de l'interaction entre parents et enfants mais qui donnent lieu à des remaniements d'origine individuelle dus à la dynamique psychique.
3. Le concept piagétien de schème
Le concept de schème est très employée par Jean Piaget est au cœur de son argumentation, il sert à expliquer des manifestations identifiées cliniquement. Un schème est une structure ou une organisation. Le concept est utilisé aussi bien pour expliciter le sensori-moteur que l’affectif, le symbolique ou l’intelligence pure. Il constitue un ensemble, une totalité fermée ( La formation du symbole chez l’enfant, p. 28), une structure qui s’exécute en entier.
Pour autant la perspective n’est pas instrumentiste (théorie purement explicative) car le schème existe chez l’individu sous une forme ou une autre. Il est construit et élaboré au cours de l’enfance et de l’âge adulte par assimilation et accommodation. Le passage d’un stade à un autre suppose que les schèmes plus élaborés englobent les précédents.
Cependant, le schème est n’est pas conscient. "Le schème d'une action n'est ni perceptible (on perçoit une action particulière mais non pas son schème) ni directement introspectible et l'on ne prend conscience de ses implications qu'en répétant l'action et en comparant ses résultats successifs" (Etudes d’épistémologie génétique, volume 14, p. 251).
Il ne renvoie pas au mental, même s’il sert dans certains cas à constituer des images mentales par exemple dans l’activité perceptive (La formation du symbole chez l’enfant. 80). Le schème s’exécute et engendre une conduite observable. Quant on rassemble les différent schèmes évoqués dont le nombre est immense on a un modèle du fonctionnement psychologique d'une très grande complexité.
On peut lire dans le site de la Fondation Jean Piaget :
« Le schème est en effet non seulement une structure, mais aussi un organe réalisant des transformations matérielles et logico-mathématiques finalisées sur les objets de sa niche écologique. Pour prendre un exemple dans la classe des conduites sensori-motrices, le schème de la succion est la totalité psycho-biologique organisée qui permet à un enfant de s’alimenter physiquement au début de sa vie. Outre son incorporation biologique, ce schème, comme tout autre, comprend aussi bien des savoir-faire que des savoirs, une dimension motivationnelle et affective, qu’une dimension cognitive » (Présentation œuvre - schème).
Nous avons là une approche intéressante, précise et fortement appuyé sur l'observation clinique.
Jean Piaget cherche à comprendre comment les relations de l’enfant avec son entourage viennent s’inscrire en lui et constituer ce qu’il nomme des « schèmes » relationnels et affectifs. C’est exactement ce que recherche Sigmund Freud sous les termes de représentations et processus psychiques. Pour Piaget ces schèmes, qui sont inconscients, constituent des manières relativement stables de sentir et de réagir. (La formation du symbole chez l’enfant, p. 220 221). Ils forgent un ensemble, un système affectivo-relationnel, auquel il ne donne pas de nom précis. On peut faire l’hypothèse qu’il ne cherche pas à l’individualiser car ce système de schèmes est relié au symbolisme, au sensori-moteur et au conceptuel, dans une vision intégrative.
Piaget reprend à son compte une partie de la psychanalyse freudienne qu’il réinterprète dans sa propre théorisation des schèmes. Dans la formation du symbole chez l’enfant il réinterprète les notions freudiennes d’inconscient, de censure, de refoulement, de déplacement et condensation, d’imago, etc. La théorie des schèmes et l’interprétation constructiviste de la mémoire permet de modifier la manière de concevoir ces notions. Sans remettre en cause ce qu’elles désignent (leur référent).
Il note que Freud est resté trop tributaire de l’associationnisme (Ibid., p. 201) ce qui est exact mais doit être nuancé car il certes il a repris les idées de John Stuart Mill et Hippolyte Taine, mais les a assorti d’une dynamique des processus psychiques d’une ampleur telle qu’elle la modifie complètement.
Conclusion
Si on reconstitue les paradigmes (les modèles de connaissance) de ces trois approches, ils sont presque identiques. Le référent (ce à quoi elles s’adressent) est le même, il s’agit des aspect relationnels de l’enfant avec son entourage et de la manière dont ces relations ont un effet sur lui à titre individuel et ensuite restent présentes pour constituer sa personnalité. Les méthodes sont très proches . Il s’agit d’une approche clinique par observation directe des enfants qui chez Freud s’appuie plus fortement sur les données venues des cures analytiques chez les adultes. Mais ensuite les psychanalystes d’enfant ont eu à dispositions de nombreuses observations directes. Ce qui diffère c’est la manière de théoriser et le vocabulaire employé.
Nous voudrions attirer l’attention sur la similarité des trois démarches. Il s’agit pour les trois auteurs de construire à partir des conduites observées, un modèle théorique (selon des principes différents) de quelque chose qui existe chez l’individu, qui se construit progressivement au cours de l’enfance, puis persiste et se remanie ensuite.
Ce « quelque chose » est situé sur le plan ontologique (ce qu’il est) un peu différemment mais toujours prudemment. Il y une sorte de réticence à se prononcer sur sa nature. Nous dirons dans nos terme propres que pour pour les trois auteurs il s’étend du biologique au cognitif et de ce fait est bien difficile à situer et dans certains cas insituable. Les trois auteurs restent dans le flou à ce sujet. Jean Piaget parle de psycho-biologique, Sigmund Freud évoque le psychisme, et John Bowlby se situe du côté du mental.
Ce qui est intéressant c’est la ressemblance de méthode et l’heuristique qu’elle apporte dans la compréhension de l’humain. À partir de conduites observées cliniquement on en déduit un modèle explicatif dont on admet qu'il correspond à quelque chose chez l'individu qui existe et persiste.
Dans les trois cas il s'agit de théoriser les conduites intellectuelles, affectives et relationnelles humaines. Cette similitude d'approche sur un plan épistémologique n'a pas permis une coordination, alors que la proximité est évidente. Si on peut concevoir que les auteurs, pris dans leur démarche propre ont du mal en traçant leur sillon à regarder autour, on pourrait imaginer que leurs successeurs et en particulier l'enseignement académique puisse proposer des ponts et des synthèses. Ce n'est pas le cas.
Pour l'instant, et c'est un instant qui dure puisqu'il couvre le XXe et le début de XXIe siècle, le développement de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse, se fait de manière éparse, grevé par les ignorances réciproques, les divisions disciplinaires, et parfois des guerres d'écoles. La constitution d'un savoir intégré semble encore lointain.
Bibliographie :
Schème. Définition de la Fondation Jean Piaget. voir :
http://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/oeuvre/index_notions_nuage.php?NOTIONID=239
Juignet, Patrick. Le psychisme Humain. Philosophie, science et société. 2015.
Vrai, Morgane. L'attachement comme système motivationnel : J. Bowlby. Philosophie, science et société. 2018.
L'auteur :